Comment l’extrême droite veut remporter la bataille idéologique grâce aux think tanks

Depuis sa création en 1981, l’Atlas Network cherche à imposer des idées politiques conservatrices et économiques libertariennes. Un réseau auquel la France est aujourd’hui loin d’être imperméable.

Tristan Dereuddre  et  Maxime Sirvins  • 30 mai 2024 abonnés
Comment l’extrême droite veut remporter la bataille idéologique grâce aux think tanks
© Maxime Sirvins

Quel est le point commun entre Javier Milei, Donald Trump et Margaret Thatcher ? Des visions conservatrices sur le plan des mœurs, des politiques ultralibérales sur le plan économique, mais surtout des idées qui trouvent leurs origines dans des groupes d’influence qui appartiennent au même réseau : l’Atlas Network. Fondé en 1981 par le Britannique Antony Fisher, le réseau revendique 589 partenaires dans 103 pays. Un organisme de coordination mondial dont le programme s’inspire des principes du libre-marché. L’objectif : mener des campagnes par l’intermédiaire de « think tanks », des groupes de réflexions, visibles dans le champ médiatique, afin d’obtenir des victoires idéologiques conservatrices

Gagner la guerre des idées par l’influence de l’opinion publique, le réseau Atlas a déjà montré qu’il en était capable. En 1955, Antony Fisher crée l’Institut des affaires économiques (Institute for Economic Affairs, IEA) dans le but de diffuser l’idéologie libertarienne dans la société britannique. Margaret Thatcher, élue en 1979, reconnaîtra explicitement le rôle du think tank dans sa victoire. Dans les années 2010, une vaste campagne climatosceptique avait contribué à faire baisser significativement la confiance des Américains dans les travaux du Giec.

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Plus récemment, des liens économiques et idéologiques ont été établis entre le libertarien Javier Milei et le réseau Atlas. Et il semblerait que la France ne soit pas perméable à ces mécanismes : un rapport publié par l’Observatoire des multinationales alerte sur la présence d’Atlas dans le débat politico-médiatique. Le rapport craint que les think tanks français partenaires d’Atlas obtiennent un poids capable d’influer sur les politiques. 

Comment ces think tanks investissent le champ médiatique

En France, plusieurs think tanks affiliés à l’Atlas Network se démarquent par leur influence croissante. Parmi eux, l’Ifrap (Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques), est particulièrement visible dans les médias. Présentée souvent comme une institution de recherche objective, l’Ifrap promeut des idées néolibérales et ultraconservatrices, en mettant l’accent sur la réduction de la dépense publique et la dérégulation du marché du travail. L’institution est incarnée par sa directrice, Agnès Verdier-Molinié, que l’on retrouve très régulièrement dans les médias audiovisuels et la presse écrite.

Comme le soulève le rapport publié par l’Observatoire des multinationales, l’Ifrap annonce « 800 passages médias en 2022, contre 100 en 2009 ». Une porte ouverte qui ne se contente pas des médias « étiquetés à droite » (Le Figaro, CNews, Le JDD, Europe 1), puisque, toujours selon le rapport, la fondation « multiplie » ses apparitions sur des groupes comme France Télévisions (C dans l’air, C l’hebdo, C ce soir).

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Contribuables Associés, un autre membre du réseau Atlas, se présente comme le défenseur des intérêts des contribuables français. Le discours de ce think tank est axé sur la réduction des impôts, la critique des dépenses publiques, mais aussi du climatoscepticisme. Leur stratégie repose sur la diffusion de rapports et de statistiques alarmistes pour influencer l’opinion publique et les décisions politiques. Contribuables Associés est apparu ces dernières années dans une multitude de médias classées comme d’extrême droite tels que Boulevard Voltaire, Livre Noir, Causeur ou Valeurs Actuelles. Dernièrement, son directeur, Benoît Perrin, a pu s’exprimer sur Sud Radio, Le Figaro et sur France Info. 

Ces think tanks ne se contentent pas de diffuser leurs idées dans les médias. Ils participent également à des événements publics, publient des livres et des articles, et utilisent les réseaux sociaux pour amplifier leur influence. Leur présence dans les débats télévisés, les émissions de radio et les tribunes des journaux leur permettent de toucher un large public et de normaliser des idées autrefois marginales. Organisés comme une toile d’araignée, tous ces think tanks se retrouvent souvent liés entre eux par leurs directeurs, fondateurs et financeurs. Les connexions sortent aussi du réseau Atlas.

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Le 24 mai, Radio France publie un communiqué dénonçant « un dossier du Figaro Magazine à charge contre l’audiovisuel public » en se basant sur « une étude à la méthodologie hautement questionnable » de l’Institut Thomas More. Il a été fondé par Charles Millon, cofondateur du magazine conservateur L’Incorrect, soutien de Génération Identitaire et d’Éric Zemmour. Dans son conseil d’administration, on retrouve le beau-frère du président de l’Institut de recherches économiques et fiscales (IREF), lié au réseau Atlas. À la demande de Contribuables Associés, Sébastien Laye, directeur de recherche à l’Institut Thomas More, a aussi publié un rapport en avril 2024. 

Benoît Perrin, de Contribuables Associés, est aussi l’ancien directeur opérationnel de l’Institut de formation politique (IFP). Plus discret dans la presse, l’IFP joue pourtant un rôle crucial dans la diffusion des idées conservatrices en France. Calqué sur le modèle du Leadership Institute aux États-Unis, l’IFP forme chaque année des centaines de jeunes conservateurs, qui intègrent ensuite les domaines politique, associatif et médiatique. D’après l’Observatoire des multinationales, Alexandre Pesey, son fondateur et proche des conservateurs américains, véhicule un discours de guerre des civilisations et milite pour un rapprochement des droites afin de « défendre la France »

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Depuis 20 ans, l’IFP forme une génération de cadres et militants ayant tissé des liens solides entre eux. Parmi les personnalités notoires issues de l’IFP, on compte Charlotte d’Ornellas, journaliste du groupe Bolloré (JDD, CNews et Europe 1) et ancienne de Valeurs actuelles. Thaïs d’Escuffon (militante d’extrême-droite, ex porte-parole de Génération identitaire), Samuel Lafont (porte-parole de Reconquête) et Alice Cordier (fondatrice du collectif Némésis), qui apparaissent très régulièrement sur les plateaux de télévision, sont aussi passés par l’IFP. Preuve des accointances de ces thinks tanks avec l’extrême droite. 

Quels liens (financiers, influences, intérêts) ont ces think tanks avec le RN et reconquête ?

Au-delà de leur présence sur la scène médiatique, certains partenaires français d’Atlas entretiennent des liens plus ou moins directs les deux principales forces de l’extrême droite du pays, le Rassemblement National et Reconquête. C’est le cas de l’Ifrap, de l’institut Thomas More et de l’Institut des libertés. 

Ces collaborations dessinent les contours d’une droite dure en France, bien ancrée dans le champ médiatique.

Dès sa création, l’Ifrap est liée à des entrepreneurs très à droite. Son fondateur Bernard Zimmern – après avoir travaillé chez Renault puis Cegos –, a fait fortune aux États-Unis grâce à des centaines de brevets sur des compresseurs rotatifs. Il est aussi membre du club de l’Horloge, qui milite pour un rapprochement entre la droite et l’extrême-droite, où il a fréquenté Philippe Baccou, conseiller de Marine Le Pen sur son programme économique en 2017, ou encore Jean-Yves Le Gallou, ex cadre du Front national. Ce dernier a soutenu la candidature d’Éric Zemmour à l’élection présidentielle de 2022. 

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Le président de Reconquête est le bénéficiaire d’autres soutiens directs de la part de membres des partenaires d’Atlas. Charles Millon, ancien ministre de Jacques Chirac et directeur général de l’institut Thomas More, avait rejoint la campagne d’Éric Zemmour pour la présidentielle de 2022. Ce dernier est également le beau-frère de Jean-Philippe Delsol, président de l’Iref (autre partenaire d’Atlas). De son côté, l’Institut des libertés entretient plusieurs connivences entre Reconquête et le réseau Atlas. Son fondateur, Jean-Claude Gruffat, est membre du conseil d’administration d’Atlas, tandis que le président de l’institut, Charles Gave, est un ancien financier du parti d’Éric Zemmour, à qui il avait prêté la somme de 300 000 euros pour lancer sa campagne. 

Ces liens tissés entre les think tanks français et les figures de l’extrême droite soulignent donc une connivence idéologique, économique mais aussi stratégique : ces collaborations dessinent les contours d’une droite dure en France, bien ancrée dans le champ médiatique et prête à peser de manière significative sur l’opinion publique.

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