Cannes 2024 : le sacre du cinéma américain indépendant
En attribuant la Palme d’or non à l’Iranien en exil Mohammad Rasoulof, mais à Sean Baker pour Anora, le jury présidé par Greta Gerwig rate un grand geste mais a tout de même établi un palmarès de bon aloi.
dans l’hebdo N° 1812 Acheter ce numéro
Le jury de la soixante-dix-septième édition du Festival de Cannes, présidé par l’actrice et réalisatrice Greta Gerwig, aurait pu faire de la Palme d’or, décernée le 25 mai, l’un des plus grands événements politiques et esthétiques de l’année en l’attribuant au nouveau film de Mohammad Rasoulof. Les Graines du figuier sauvage met en scène une famille déchirée par un conflit, à l’image de celui qui secoue la société iranienne. Le père, bientôt juge au tribunal révolutionnaire, fait régner une terreur de plus en plus grande sur ses deux filles qui soutiennent le mouvement de protestation populaire « Femme ! Vie ! Liberté ! », sur lequel s’abat une brutale répression. Tandis que la mère, d’abord soumise à son mari et aspirant à une vie bourgeoise, va peu à peu évoluer.
C’est une œuvre d’une grande intensité, mise en scène avec la maîtrise de celui qui sait que tout acte est chargé d’une responsabilité et d’une signification. Car Mohammad Rasoulof n’a cessé d’être en butte aux accusations et aux méthodes d’intimidation du régime, qui l’a incarcéré une première fois pendant sept mois alors qu’il remportait l’Ours d’or à Berlin en 2020 pour Le diable n’existe pas. Cette fois condamné à huit ans de prison dont cinq applicables pour « collusion contre la sécurité nationale », il s’est décidé à prendre le chemin de l’exil, toujours douloureux. Mohammad Rasoulof était ainsi présent à Cannes pour présenter son film.
« Anora », ou l’inconséquence des riches
Lui décerner la Palme d’or aurait donc été un geste éclatant. Les Graines du figuier sauvage a finalement reçu le prix spécial du jury, la récompense suprême allant à Anora, de Sean Baker, compatriote de Greta Gerwig. Une belle œuvre, comme la plupart de celles qui figurent au palmarès, les jurés ayant su discerner au sein d’une compétition de niveau moyen les films sortant du lot. Anora est une tragi-comédie enlevée développant un point de vue critique sur l’arrogance et l’inconséquence des riches s’exerçant aux dépens d’une femme, Ani, diminutif d’Anora, remarquablement interprétée par Mikey Madison. Strip-teaseuse dans une boîte de Brooklyn, elle se révèle être une jeune personne de caractère, tenant tête malgré l’humiliation dont elle est l’objet.
Cette Palme est aussi un formidable coup de projecteur sur le cinéma indépendant américain, très présent dans la compétition en raison de l’absence des studios due aux grèves des acteurs et des scénaristes en 2023. Ce cinéma indépendant est de plus en plus pauvre, explique, dans le numéro de mai des Cahiers du cinéma, Graham Swon (producteur, en particulier, du récent La Vie selon Ann), qui précise notamment que même Sean Baker, malgré sa notoriété – désormais appelée à grandir considérablement –, était jusqu’ici sous-financé. Quant à Megalopolis, réalisé et autofinancé par Francis Ford Coppola, une petite place au palmarès aurait pu lui être réservée en réponse à l’hallali dont il a été injustement la cible.
Le grand prix va à un autre film au féminin, signé par une réalisatrice indienne, Payal Kapadia, All We Imagine as Light, dont les héroïnes sont trois femmes du peuple qui envisagent leur émancipation sur le mode d’une promesse plus que d’une illusion. Cette œuvre pleine de beautés et de délicatesses a une portée politique, également comprise dans les propos tenus par la cinéaste lors de la remise de son prix : elle a en effet salué tous les travailleurs et travailleuses qui contribuent à la bonne tenue du festival.
Un clin d’œil aux précaires qui sont parvenus à se faire entendre au cours des deux semaines venant de s’achever, même si les positions des ministères de la Culture et du Travail restent pour l’heure inflexibles. Rappelons que Sous les écrans la dèche, le collectif des précaires des festivals de cinéma, a pour principale revendication la réintégration de ces professionnels (agents d’accueil, attachés de presse, chargés des accréditations, régisseurs, projectionnistes…) dans le régime des intermittents dont ils ont été exclus en 2003. Après la réforme de l’assurance-chômage de 2019, celle qui se profile risque d’avoir sur eux un impact encore plus destructeur.
« Emilia Perez », tranchant d’originalité
Revenons au palmarès. Emilia Perez, de Jacques Audiard, y est deux fois représenté, ce qui n’est pas de trop pour ce film enthousiasmant. Il obtient le prix du jury et celui d’interprétation féminine décerné collectivement à Karla Sofía Gascón, Zoe Saldaña, Selena Gomez et Adriana Paz – Karla Sofía Gascón étant la première comédienne trans à se voir distinguée à Cannes. Inutile de préciser que l’extrême droite se déchaîne depuis lors contre cette récompense, selon elle « contre-nature ». Emilia Perez est un film tranchant d’originalité où se perdront ceux qui chercheront du réalisme là où il y a un conte. Il mêle le thriller et la comédie musicale pour raconter la transition de genre et par là même le changement radical d’existence d’un caïd du narcotrafic au Mexique.
Le prix d’interprétation masculine relève d’un aussi bon choix en la personne de Jesse Plemons, déjà vu chez Paul Thomas Anderson, Steven Spielberg, Martin Scorsese ou Jane Campion. Même si Kinds of Kindness, de Yórgos Lánthimos, est trop théorique et formaliste, l’acteur de 36 ans y est exemplaire, investissant à merveille les trois rôles successifs qu’il y endosse.
Enfin, le choix des prix de la mise en scène et du scénario ne nous paraît pas aussi judicieux. Le Portugais Miguel Gomes fait pourtant partie des cinéastes dont l’œuvre s’impose comme des plus singulières, où l’on compte par exemple Journal de Tûoa (2021) et Les Mille et Une Nuits (2015). Son nouveau film, Grand Tour, prix de la mise en scène, se déroule en 1918. Un fonctionnaire de l’Empire britannique fuit sa fiancée à travers le continent asiatique. Celle-ci, décidée à se marier avec lui, se lance à sa poursuite. Le cinéaste met en écho des images documentaires qu’il a prises lui-même avec son équipe lors d’un voyage en Asie, des épisodes fictionnels tournés ostensiblement en studio et un récit en off, qui ne correspond pas forcément à ce qui est montré. Mais l’effet poétique et politique n’est pas toujours au rendez-vous, ce qui entraîne parfois vers un esthétisme affecté.
Cannes a joué son rôle en faveur d’un cinéma qui ne sera jamais mieux montré qu’en salles, sur un grand écran.
Enfin, The Substance, de Coralie Fargeat, qui se caractérise surtout par ses effets visuels, a été récompensé par le prix du scénario, ce qui a tout l’air d’un oxymore. Ce film gore ne fonctionne que sur une idée : une vedette vieillissante de la télévision (Demi Moore), violemment mise au rebut, conclut un pacte faustien en s’injectant une mystérieuse substance pour produire un avatar d’elle-même beaucoup plus jeune (Margaret Qualley), expérience plus que risquée.
Curieuse ambiance
Ouverte dans une curieuse ambiance due à une rumeur, cette soixante-dix-septième édition a finalement suivi son cours sans être secouée par une de ces polémiques dont les responsables de Cannes, sa présidente, Iris Knobloch, et son délégué général, Thierry Frémaux, ont horreur. Elle n’a pas été non plus renversante du point de vue des films proposés. Parmi les sélections voisines de la compétition, Un certain regard poursuit cependant sa mission de révélation de nouvelles générations de cinéastes, avec notamment le Norvégien Halfdan Ullmann Tøndel, qui a décroché avec Armand la Caméra d’or (récompensant un premier long-métrage).
En séance spéciale ou à Cannes Première, La Belle de Gaza, de Yolande Zauberman, ou le réjouissant Miséricorde, d’Alain Guiraudie, ont tiré leur épingle du jeu. Ailleurs, la Quinzaine des cinéastes a rendu hommage à Sophie Fillières, disparue en 2023 à 58 ans, en projetant son ultime film, Ma vie ma gueule, avec une formidable Agnès Jaoui. L’Acid, sur un mode mineur, a présenté quelques œuvres notables. Bref, peu ou prou, Cannes a joué son rôle en faveur d’un cinéma qui ne sera jamais mieux montré qu’en salles, sur un grand écran, devant lequel se tiennent, dans l’obscurité, des spectatrices et des spectateurs.