« Limonov. La Ballade », de Kirill Serebrennikov (Compétition)

Le cinéaste russe signe un film plein de fascination pour son héros douteux.

Christophe Kantcheff  • 20 mai 2024
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« Limonov. La Ballade », de Kirill Serebrennikov (Compétition)
Limonov est ce qu’on appelle un « personnage sulfureux ». Kirill Serebrennikov a été pris au piège de sa fascination pour lui.
© DR

Limonov. La Ballade / Kirill Serebrennikov / 2 h 17.

Emmanuel Carrère fait une apparition dans Limonov. La Ballade, de Kirill Serebrennikov, présenté en compétition. Hommage du cinéaste envers l’écrivain, dont il a adapté à l’écran le roman, Limonov (paru en 2011 aux éditions POL) ? Sans doute. Mais plus encore : une bonne occasion de montrer que leur héros commun ne respecte vraiment rien ni personne. En effet, aux propos que Serebrennikov fait tenir à Carrère – il est vrai d’une bêtise avérée sur « l’âme russe », mais que celui-ci a accepté de prononcer – Edouard Limonov (Ben Whishaw) répond par une grossière injure.

Imagerie

Voilà ce qui a fasciné Serebrennikov, après Carrère, dans le personnage de Limonov : son anticonformisme agressif et rebelle, son côté bad guy assumé, sa tête brûlée. Ce à quoi s’ajoutent la figure du poète maudit, l’amant fragile et machiste et le vagabond céleste. Toute une mythologie, façonnée par l’écrivain russe dans ses propres livres (et non vérifiée par Carrère qui, rappelons-le, n’avait pas mené d’enquête et s’en était tenu aux écrits de Limonov). Le réalisateur de Leto exploite cette imagerie avec la maestria qu’on lui connaît.

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Virtuosité de la mise en scène, utilisation inspirée du graphisme, trépidation rock n’roll de la BO – avec une prédilection pour le Velvet Underground. Serebrennikov déroule ainsi son biopic échevelé, passant de Kharkiv (la ville où Limonov est né, est devenu poète et a été expulsé sans pour autant qu’il se considère comme dissident), New York, Paris, puis retour en URSS au moment de la Perestroïka.

Comme Emmanuel Carrère, Serebrennikov n’émet pas de jugement explicite sur son protagoniste. Il montre ses faits et gestes (pas tous avérés, donc) et n’en cache pas la part sombre : sa violence, au premier chef, qui se déchaîne contre les autres et parfois envers lui-même. Mais il serait naïf de penser que le processus d’héroïsation opéré par le film n’a aucune incidence sur la perception que l’on peut avoir de Limonov. Or, cette héroïsation est trop peu contrebalancée par ce que le cinéaste offre à voir de la dimension la plus abjecte du personnage : son parcours politique.

Pris au piège

Certes, il est précisé au générique de fin qu’en 2014, Limonov a combattu dans le Donbass aux côtés des séparatistes russes. Il est aussi montré comme leader du parti qu’il a créé, L’Autre Russie, d’obédience nationale-bolchévique, où il est entouré d’une horde de skinheads. Mais la séquence est brève par rapport au long récit de ses tribulations sexuelles dans ses années de jeunesse.

La séquence politique est brève par rapport au long récit de ses tribulations sexuelles dans ses années de jeunesse.

Au moment de la parution du roman d’Emmanuel Carrère, qui survolait également l’aspect politique, Galia Ackerman, spécialiste du monde russe et ex-soviétique, citait dans un article de la revue Esprit des textes accablants de Limonov. Ainsi ces lignes publiées dans les années 1990 dans son journal Limonka : « […] en vérité, les citoyens russes ont envie que les fascistes arrivent au pouvoir – eux, terrifiants, soignés, jeunes – et règlent tous les problèmes… Le patriote a envie que les fascistes égorgent sans pitié les Tchétchènes trop impudents et il saluera la volonté vaillante et ferme du chef des fascistes, impitoyable comme un Assyrien. Celui-ci larguera des bombes sur toute la Tchétchénie criminelle, il mettra en cage les Caucasiens et leur apprendra à respecter les Russes… » Un exemple parmi d’autres.

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Limonov est ce qu’on appelle un « personnage sulfureux ». Kirill Serebrennikov a été pris au piège de sa fascination pour lui.

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