« Si la coalition des droites l’emporte, cela pourrait entraîner la plongée vers le chaos »
La tête de liste des Écologistes Marie Toussaint tente de défendre ses propositions proeuropéennes, comme le fonds de souveraineté écologique ou le droit de veto social. Et dénonce l’extrême droite de Jordan Bardella.
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« Dans cette campagne, nous assumons de parler d’Europe » « Jordan Bardella est le larbin des grands patrons »Marie Toussaint a grandi dans le quartier des Aubiers à Bordeaux. Ses parents étaient bénévoles au sein de l’association de lutte contre la pauvreté ATD Quart Monde. Diplômée de Sciences Po Paris, elle poursuit des études de droit international de l’environnement et rejoint le mouvement citoyen End Ecocide on Earth, aux côtés de Valérie Cabanes, pour faire avancer la justice climatique. En 2020, alors eurodéputée, elle fonde l’Alliance internationale de parlementaires pour la reconnaissance de l’écocide, et obtient l’inscription de ce crime dans le droit européen.
2010 Elle devient secrétaire fédérale chez les Jeunes Verts.
2015 Elle cofonde l’ONG Notre affaire à tous qui portera l’Affaire du siècle, le recours en justice contre l’État français pour inaction climatique.
2019 Élue eurodéputée.
2020 Elle signe Ensemble nous demandons justice, pour en finir avec les violences environnementales avec Priscillia Ludosky.
2023 Elle a été désignée tête de liste aux européennes par un vote interne des militants en recueillant 59,5 % des voix, devant David Cormand.
En 2019, le groupe des Verts parvenait à rassembler 75 eurodéputés de 16 pays, le plus haut niveau d’un groupe écologiste au Parlement européen, et les enjeux climatiques étaient au cœur des préoccupations. Que s’est-il passé en cinq ans pour que les écologistes peinent tant à convaincre ?
Marie Toussaint : En 2018-2019, il y a eu une immense mobilisation de la société civile pour le climat avec des manifestations dans de nombreux pays, l’appel de Greta Thunberg à la jeunesse, l’Affaire du siècle, et cela s’est traduit dans les urnes. Cette année, le défi est plus grand que jamais parce que les rapports de force se sont inversés. Nous avons également vécu une crise sanitaire qui a impacté en profondeur l’économie européenne et les conditions sociales des populations, tout comme la guerre menée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine.
Pendant ce temps-là, les lobbys de la finance, du pétrole et du gaz (BlackRock, Shell, Total…) se sont réorganisés, ont repris le pouvoir sur le débat politique, et tous les engagements pour le climat sont tombés. En parallèle, les partis d’extrême droite prennent petit à petit le pouvoir en Europe, et les droites courent derrière eux. Ces derniers mois au Parlement européen, nous avons vu des reculs sur la protection de l’environnement, parfois de dix ou vingt ans en arrière : la mise sur les routes des mégacamions, des atteintes à la démocratie environnementale, le détricotage du Green Deal (Pacte vert) par les droites et l’extrême droite…
Le mandat qui s’achève a réussi à faire avancer la transition écologique et sociale, mais au prix de longues batailles et de sacrifices dans les textes. Qu’en retenez-vous ?
Je retiens de belles victoires, notamment celle sur l’inscription dans le droit européen de l’écocide et de la condamnation des graves crimes contre l’environnement, parce que c’était inédit et surprenant d’y arriver si vite. Nous avons également obtenu la directive sur le salaire minimum en Europe, qui bénéficiera à des millions de travailleurs et de travailleuses. Il y a eu aussi des contradictions et des échecs : rien n’était prévu pour financer le Pacte vert, le texte de la PAC qui a été adopté ne comporte que très peu de mesures environnementales et ne sort pas du dogme du libre-échange.
Lorsqu’elle arrive au pouvoir, l’extrême droite agit en permanence pour les intérêts des lobbys et contre ceux de la nature.
La loi sur la restauration de la nature a été une rude bataille dans laquelle nous avons trouvé des alliés parmi des entreprises, car elles savent qu’il n’y a pas d’économie sur une planète morte. En revanche, l’agro-industrie, la droite et l’extrême droite se sont acharnées contre ce texte, donc nous l’avons voté même s’il a été vidé de sa substance. Il y a quelques semaines encore, les régimes illibéraux comme celui de Viktor Orbán y ont mis un coup d’arrêt ! C’est la preuve que lorsqu’elle arrive au pouvoir, l’extrême droite agit en permanence pour les intérêts des lobbys et contre ceux de la nature.
En France, la tête de liste du Rassemblement national, Jordan Bardella, est créditée à parfois plus de 30 % dans les sondages. Comment combattre cette situation ?
Dans ses propositions, Jordan Bardella fait le choix de la simplicité, ce qui peut attirer des électeurs. Nous connaissons une crise sociale profonde avec une explosion de la précarité et une peur panique du déclassement chez les classes moyennes. La lutte contre les inégalités et la pauvreté est la grande oubliée depuis vingt ans. Mais il ne faut surtout pas se tromper de colère. On ne peut pas mettre sur le dos de l’étranger ou de l’écologie tous les maux du monde. Je dis aux électeurs qu’il existe un autre chemin : on peut faire la bifurcation écologique autrement que comme s’y prennent la majorité politique en Europe et le gouvernement en France ; on peut mettre la question des inégalités au cœur de l’agenda de l’Union européenne. C’est en agissant pour l’amélioration des conditions de vie des Européens qu’on répondra efficacement aux colères et aux peurs.
Selon vous, le gouvernement a-t-il sa part de responsabilité ?
Le gouvernement n’a eu de cesse de construire une défiance des citoyens envers les responsables politiques. Quand 94 % des actifs s’opposent à la réforme des retraites et voient ce texte passer en force grâce au 49.3, quand Emmanuel Macron met en place une Convention citoyenne sur le climat en promettant qu’il reprendra les propositions sans filtre pour, finalement, mettre à la poubelle la plupart des idées… Le gouvernement n’a rien fait pour recréer les conditions de la confiance. Il ne faut pas s’étonner, alors, que cette situation se transforme en vote de protestation qui bénéficie bien souvent au RN. Mais Emmanuel Macron n’est pas le seul. Un discours ambiant anti-écologiste, véhiculé par une grande partie de la classe politique, cherche à nous décrédibiliser à coups de mensonges. François-Xavier Bellamy m’a reproché d’être climatosceptique alors que j’ai été à l’origine de l’Affaire du siècle en 2019 !
Vous parlez notamment de lutte contre la « pauvrophobie d’État ». Comment l’Europe peut-elle la combattre ?
Le combat contre la pauvreté et la pauvrophobie, ce discours qui affirme que les plus pauvres sont responsables de leurs conditions de vie, doit être la colonne vertébrale de la construction de l’Union européenne. Il faut faire reconnaître au niveau européen cette discrimination socio-économique. La France l’a par ailleurs inscrite en 2016 dans son droit – mais Gabriel Attal mène la guerre aux chômeurs, aux pauvres, aux habitants des HLM. À l’échelle européenne, nous devons inverser la logique en place : la construction des politiques publiques doit se faire d’abord en fonction des plus modestes. Je propose donc un droit de veto social européen : celui-ci empêcherait la mise en place d’une politique adoptée qui serait nocive pour les 10 % les plus pauvres de l’UE. Avec cette proposition, la PAC aurait été plus juste, par exemple.
Comment comptez-vous convaincre les classes populaires qui pourraient s’abstenir de voter ?
Nous proposons, en plus d’un droit de veto social, un revenu minimum européen et la garantie d’un droit au logement opposable dans tous les États européens. Mais, surtout, il faut dire à ces classes populaires que l’UE n’est pas une question lointaine. L’Europe ne concerne pas seulement la paix ou l’international, mais aussi les problèmes quotidiens : les produits toxiques dans les vêtements, la qualité de l’eau potable, les services publics… Les classes populaires comme toutes les catégories de population sont concernées. Et notre liste ressemble à ce qu’est la France. Il y a un paysan, Benoît Biteau, un marin-pêcheur, Charles Braine, un jeune des quartiers nord de Marseille, Amine Kessaci, une ancienne gilet jaune, Priscillia Ludosky, une travailleuse sociale, Mélissa Camara…
Pourquoi souhaitez-vous faire de la santé environnementale la « nouvelle boussole des politiques publiques européennes » ?
Je suis convaincue que la prochaine révolution industrielle est celle de la réparation et de la dépollution du monde.
La prévention est vitale car nous savons que la pollution de l’air et les produits chimiques et toxiques portent atteinte à la santé des populations, que la qualité de l’alimentation et les modes de vie sont largement impliqués dans l’explosion des taux de diabète et d’obésité, notamment chez les plus modestes. Il faut agir sur l’environnement qui est le nôtre en légiférant, en interdisant un certain nombre de produits, comme toute la famille des polluants éternels, et enfin réviser le règlement Reach (1) sur les produits chimiques. Sur ce dernier point, Thierry Breton, le commissaire européen au marché intérieur, s’est battu pour ne pas le réviser, alors que cette révision figurait au programme dès le début de la mandature !
Entré en vigueur en 2007, ce règlement recense, évalue et contrôle les substances chimiques fabriquées, importées et mises sur le marché européen.
Nous devons également revoir toutes les législations sur la qualité de l’eau et de l’air : une directive sur la qualité de l’air vient d’être adoptée, mais elle n’exige même pas que l’UE se fixe des normes au niveau de celles recommandées par l’OMS ! Je suis convaincue que la prochaine révolution industrielle est celle de la réparation et de la dépollution du monde. Ce sera également une immense source d’emplois sur des décennies. Nous proposons un plan stratégique industriel territorial de sortie de la civilisation des toxiques afin d’accompagner les industries produisant des énergies fossiles ou des produits chimiques, ainsi que leurs salariés, dans leur bifurcation écologique.
L’autre volet sur la santé concerne l’accès aux soins…
Nous proposons de créer un service public du médicament pour produire les médicaments génériques et essentiels car, aujourd’hui, 60 à 80 % de nos substances et principes actifs viennent de Chine et d’Inde. Nous avons constaté l’absence de masques et de Doliprane pendant la crise sanitaire, ou l’absence d’Amoxicilline pédiatrique en ce moment. Nous devons assurer le minimum nécessaire aux citoyens et citoyennes. L’Europe doit également investir dans les infrastructures de santé, tant dans les hôpitaux affectés par le dérèglement climatique – l’été dernier, il faisait 44 °C au CHU de Bordeaux ! – que dans des espaces de proximité, notamment pour les femmes, qui sont les grandes oubliées des politiques de santé.
C’est en agissant pour l’amélioration des conditions de vie des Européens qu’on répond efficacement aux colères et aux peurs .
Vous souhaitez mettre en place un fonds de souveraineté écologique visant à acquérir 51 % du capital des entreprises pétrogazières pour réorienter leurs activités. Pourquoi cette mesure est-elle importante ?
Nous proposons de reprendre le contrôle de ces entreprises via ce fonds de souveraineté écologique européenne qui serait porté par la Banque européenne d’investissement (BEI). Selon nos estimations fondées sur les six plus grosses entreprises pétrogazières européennes, il faudrait 100 milliards d’euros pour devenir actionnaire majoritaire de ces entreprises et ainsi retirer tous les investissements des énergies fossiles pour les réorienter vers les renouvelables. En 2022, l’Union européenne a accordé 109 milliards d’euros de subventions aux entreprises pétrogazières, donc il ne faudrait qu’une seule année pour réunir les 100 milliards ! Ainsi, on agit pour sortir de l’économie qui détruit et passer à l’économie qui répare, afin de sauver le climat, de créer de l’emploi et de nous libérer de notre dépendance à des régimes pétrogaziers de l’étranger.
Vous assumez d’être proeuropéenne mais vous critiquez en même temps le pacte de stabilité, vous défendez la sortie des accords de libre-échange et vous remettez en cause les critères de Maastricht, c’est-à-dire la règle du respect par tous les États des 3 % de déficit public et des 60 % de la dette publique. Au fond, qu’est-ce qui vous différencie de La France insoumise ?
Nous voulons simplement plus d’Europe. Le projet européen est un projet pour la paix et pour une prospérité partagée, même si l’UE, dans un certain nombre de politiques adoptées, a plutôt pensé aux bénéfices qui iraient entre les mains d’une poignée d’actionnaires. Donc, oui, il faut repenser les règles économiques et revenir, en premier lieu, sur ce pacte de stabilité budgétaire, puisqu’il impose aux États qui veulent investir dans la transition écologique de couper dans leurs dépenses sociales.
L’Europe, c’est la bonne échelle pour lutter contre les défis environnementaux planétaires .
Mais l’Europe, c’est surtout la bonne échelle pour lutter contre les défis environnementaux planétaires et pour protéger les citoyens d’une économie financiarisée à outrance. Nous voulons que l’UE soit en capacité d’emprunter, d’investir en commun et de mener collectivement des politiques pour les droits humains. Nous voulons aller plus loin, faire un saut fédéraliste et que l’Europe que nous voulons soit dessinée par les peuples eux-mêmes. D’où notre demande d’une assemblée constituante européenne.
C’est-à-dire ?
Emmanuel Macron a lancé une Conférence sur l’avenir de l’Europe en 2022 qui n’a mené à rien. Pourtant, il y avait des propositions proeuropéennes et pour la justice sociale. Nous voulons qu’une assemblée constituante de citoyens soit élue par les citoyens pour dessiner les contours et le fonctionnement de notre future Europe. Il faut faire confiance aux citoyens et pas aux bureaucrates de Bruxelles. Le texte qui serait adopté dans l’assemblée serait ensuite soumis au vote des Européens.
Le 4 mai, vous avez critiqué les socialistes européens, dont fait partie Raphaël Glucksmann, en disant que le vote socialiste est « un vote qui parle d’écologie, qui emprunte les mots de l’écologie, mais qui dans le fond, au moment de choisir, continue de défendre un modèle qui nous amène dans le mur […]. C’est du Canada Dry. » Quelle boisson pourrait représenter Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron ?
Jean-Luc Mélenchon, c’est comme le vin rouge : on peut tomber sur le meilleur et le pire. Emmanuel Macron, c’est du Xérès : ça saoule vite.
Certains à gauche, surtout une partie des socialistes, affirment que le scrutin du 9 juin est la première étape de la recomposition des gauches pour 2027. Que leur répondez-vous ?
Il ne faut pas se tromper de scrutin. Ces élections de juin sont surtout capitales pour l’avenir de l’Europe et de la planète. Si la coalition des droites l’emportait, cela pourrait entraîner le recul des droits humains, la régression sociale, démocratique et environnementale, la plongée vers le chaos. Et peut-être même la fin du projet européen. Les électeurs ont un choix : le « Pacte vert », pour la justice écologique et sociale, ou le « Pacte brun », fait d’extrême droite et de climatoscepticisme. Il faut que les écologistes soient puissants pour contrer la pression des droites.
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