« Dans cette campagne, nous assumons de parler d’Europe »

Aurore Lalucq, eurodéputée en 4e position sur la liste PS-Place publique conduite par Raphaël Glucksmann, défend la pertinence de l’échelon européen face à la Russie et à la Chine. Et met en avant des propositions qui pourraient convaincre les classes populaires.

Lucas Sarafian  • 29 mai 2024
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« Dans cette campagne, nous assumons de parler d’Europe »
"Sur le terrain et dans les meetings, nous voyons beaucoup d’enthousiasme, une sorte de bouffée d’air dans une démocratie étouffée par le duel devenu duo qu’on a voulu nous imposer entre Renaissance et le Rassemblement national." À Paris, le 24 mai 2024.
© Maxime Sirvins

Aurore Lalucq est économiste de formation. La native de Longjumeau (Essonne) est spécialiste de la financiarisation de la nature et de la transition sociale-écologique. Depuis 2019, celle qui a publié plusieurs ouvrages sur l’écologie est très active au Parlement européen sur les affaires économiques et monétaires.

Il y a cinq ans, la liste PS - Place publique conduite par Raphaël Glucksmann arrivait en 6e position, récoltant 6,19 % des voix. Aujourd’hui, les enquêtes sondagières placent votre liste en troisième position, talonnant de très près celle du camp présidentiel menée par Valérie Hayer. Comment expliquez-vous vce retournement de situation ?

Aurore Lalucq : Rien n’est joué et la mobilisation le 9 juin sera déterminante pour réaliser le score le plus haut possible. Mais oui, notre liste est la surprise de cette élection. Sur le terrain et dans les meetings, nous voyons beaucoup d’enthousiasme, une sorte de bouffée d’air dans une démocratie étouffée par le duel devenu duo qu’on a voulu nous imposer entre Renaissance et le Rassemblement national. Je crois aussi que notre sincérité se ressent et notre offre politique pro-européenne est claire sur les questions écologiques, sociales, économiques, géopolitiques et démocratiques. Nous avons aussi un bilan sérieux.

Nous remettrons des digues face à l’extrême droite.

Raphaël Glucksmann s’est démarqué au Parlement européen en imposant la question des ingérences étrangères, notamment russes et chinoises, et a alerté l’opinion publique sur la situation des Ouïgours, jusqu’à obtenir une législation sur le bannissement des produits issus de l’esclavage. De mon côté, j’ai défendu le Green New Deal, la fiscalité juste pour remettre l’économie au service de la société et dans les limites de la biosphère. Enfin, dans cette campagne, nous assumons de parler d’Europe, alors que certains veulent faire de ce scrutin un enjeu national. C’est peut-être ce mélange qui crée cet enthousiasme.

ZOOM : Aurore Lalucq en quelques dates

2010 Elle cofonde et dirige l’Institut Veblen, think tank économique en faveur d’une transition écologique.

2015 Elle publie avec Jean Gadrey Faut-il donner un prix à la nature ? (Les Petits matins
et Institut Veblen).

2017 Elle travaille au sein de l’équipe de campagne de Benoît Hamon, avant de devenir porte-parole de Génération·s.

2019 Elle rejoint Place publique et est élue au Parlement européen.

2023 Elle lance l’initiative citoyenne européenne « Tax the rich » pour un impôt européen sur les ultrariches, avec Paul Magnette, Thomas Piketty et des millionnaires.

En France, la liste du Rassemblement national, avec à sa tête Jordan Bardella, est créditée, selon les sondages, de plus de 30 % des voix. Comment combattre cette situation ?

Nous ne pouvons pas, seuls, combattre le RN. C’est une responsabilité collective. La première étape est de ne pas reprendre leurs mots et leurs idées. Et sur ce point, j’alerte le gouvernement et Renaissance qui prétendent être un barrage face à l’extrême droite tout en défendant la loi immigration. La seconde étape est de refuser toute compromission. Les libéraux suédois, qui siègent au sein du groupe Renew [le groupe des partis libéraux au Parlement européen présidé par Valérie Hayer – N.D.L.R.], coopèrent avec les Démocrates de Suède, un parti d’extrême droite.

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Aux Pays-Bas, le Parti populaire pour la liberté et la démocratie, qui siège aussi au sein du groupe Renew, a trouvé un accord de gouvernement avec le Parti pour la liberté, du nationaliste Geert Wilders. Ces accords politiques sont honteux. Quant à la droite, elle doit cesser de courir après l’extrême droite en essayant de piquer ses idées pour garder des électeurs. Tous ces comportements et ces prises de position conduisent à banaliser l’extrême droite. Nous remettrons des digues face à l’extrême droite.

À gauche, tout le monde s’accorde plutôt sur la critique de l’Union européenne, à la fois sur sa construction et sur ses orientations politiques. Pourquoi, selon vous, est-il encore pertinent
de défendre l’Europe ?

L’Union européenne, c’est ce que l’on en fait. Cela n’a aucun sens de rester dans la critique et l’euroscepticisme. Quand on est en désaccord avec le gouvernement français, on ne quitte pas la France, on tente de changer sa politique ! Même chose avec l’Europe : si nous sommes en désaccord avec le fonctionnement de l’UE, alors nous devons nous mobiliser, nous battre pour essayer de prendre le pouvoir et modifier les politiques menées. L’enjeu de ces élections est de déterminer quelle Europe nous souhaitons. De notre côté, nous voulons une Europe forte parce que nous sommes en train de franchir un point de bascule géopolitique. D’un côté, la Chine de Xi Jinping, qui a déclaré son « amitié sans limites » avec la Russie de Vladimir Poutine, a théorisé l’éradication de l’industrie européenne pour pouvoir nous mettre sous domination politique.

Poutine a déclaré mener la guerre à l’Occident global. Cette guerre est loin d’être abstraite. Elle est déjà sur notre continent.

De l’autre, Poutine a déclaré mener la guerre à l’Occident global. Cette guerre est loin d’être abstraite. Elle est déjà sur notre continent en Ukraine bien sûr, mais aussi en France, en Allemagne, en Pologne via une guerre hybride. Les hackeurs russes ont attaqué, en 2022, l’hôpital de Corbeil-Essonnes (Essonne) : les médecins n’ont plus eu accès aux dossiers médicaux de leurs patients pendant des mois. Ils ont attaqué les systèmes de train en Pologne. À chaque fois ce sont des vies en jeu. C’est pourquoi il nous faut une doctrine forte en matière de défense. Nous prônons la mise en place d’un fonds européen de 100 milliards d’euros pour investir dans nos industries de défense.

Dans votre campagne, vous avez accordé une grande importance au sujet ukrainien. Que peut faire l’Europe pour soutenir l’Ukraine ?

Des armes, des armes, des armes. Il faut faire pression sur les États membres pour qu’ils en produisent et en fournissent bien plus. En France, Emmanuel Macron a beau dire qu’il assume être en « économie de guerre », il ne s’en donne pas les moyens. Pour donner un ordre de comparaison, il pleut 20 000 obus tous les jours sur l’Ukraine, et la France en envoie 5 000 par mois à l’Ukraine. La France, qui est le deuxième exportateur d’armes dans le monde, ne priorise pas ses envois. Elle préfère envoyer ses armes au Qatar qu’à l’Ukraine.

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Nous devons aussi saisir les 206 milliards d’avoirs publics russes gelés dans les banques européennes pour les réaffecter au soutien aux Ukrainiens et imposer des sanctions contre le régime russe en imposant un embargo. Les Ukrainiens se battent pour eux, mais ils se battent aussi pour nous. Si le front ukrainien tombe, l’Europe sera directement ciblée. Vladimir Poutine ne s’est jamais arrêté. Il ne comprend qu’une seule chose : le rapport de force. Il doit être mis en échec. Et nous devons soutenir la résistance ukrainienne.

« Avons-nous refusé de faire l’Union européenne avec l’Espagne et le Portugal à l’époque où les salaires dans ces deux pays étaient bien inférieurs à ceux en France ? Non. On a mis les moyens. » (Photo : Maxime Sirvins.)

L’élargissement de l’UE à l’Ukraine est-il nécessaire ?

Être de gauche, c’est être internationaliste. Je suis solidaire envers les Ukrainiens, et je le serai jusqu’au bout. L’élargissement, qui ne se fera pas en un claquement de doigts, n’aura pas de conséquences sociales si nous décidons de mettre les moyens nécessaires. Notre continent est l’un des plus riches du monde, nous pouvons parfaitement aider les Ukrainiens et les agriculteurs ! Avons-nous refusé de faire l’Union européenne avec l’Espagne et le Portugal à l’époque où les salaires dans ces deux pays étaient bien inférieurs à ceux en France ? Non. On a mis les moyens.

Nous pouvons parfaitement aider les Ukrainiens et les agriculteurs !

En outre, cet élargissement sera l’occasion de remettre à plat notre politique agricole commune (PAC) et de créer une politique agricole et alimentaire commune plus juste et plus qualitative, avec des subventions accordées non plus en fonction du nombre d’hectares mais de l’utilité écologique et sociale, et d’instituer des prix planchers pour les agriculteurs. En clair, il faut arrêter d’opposer les misères.

Que répondez-vous à l’accusation, venant notamment de La France insoumise, selon laquelle vous exprimez un deux poids, deux mesures sur l’Ukraine et sur Gaza ?

Notre ligne a toujours été la même : libération des otages, cessez-le-feu immédiat à Gaza, suspension de l’accord d’association entre l’UE et Israël, reconnaissance de l’État palestinien, solution à deux États. Les Palestiniens ont le droit à leur État.

Dans votre programme, vous souhaitez une « révolution écologique européenne ». Concrètement, qu’est-ce que cet objectif veut dire ?

Nous n’avons plus le temps : il faut sortir de notre dépendance aux énergies fossiles en investissant massivement dans les énergies renouvelables. Notre programme tient sur trois piliers écologiques. Tout d’abord, lancer une révolution industrielle verte. La réindustrialisation du continent devra être orientée pour répondre à la transition écologique : il nous faudra des panneaux solaires, des voitures électriques et des pompes à chaleur. Ensuite, lancer une politique de sobriété énergétique en investissant notamment dans l’isolation thermique des bâtiments afin de réduire notre consommation et de nous libérer de notre dépendance à certaines puissances étrangères. Enfin, penser notre métabolisme social via la réorganisation du travail, la réduction de la publicité.

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L’enjeu social posé derrière la question écologique est central. Les plus riches polluent le plus et les plus pauvres pâtissent le plus – les sols les plus pollués de France se trouvent dans le département le plus pauvre de l’Hexagone, la Seine-Saint-Denis. Pour répondre à ces défis, il faut une planification écologique, pour penser sur le long terme hors du temps politique, pour que notre économie respecte les limites de la biosphère et pour mieux répartir les richesses. Nous proposons une agence de planification écologique européenne, sur le modèle de dialogue social, pour remplir les objectifs du Pacte vert, atteindre la neutralité carbone en 2050 et mettre fin aux subventions aux énergies fossiles.

Comment comptez-vous convaincre les classes populaires, plus enclines à s’abstenir pour ce scrutin européen ?

Durant le mandat qui se termine, nous avons fait adopter la directive donnant plus de droits aux travailleurs des plateformes grâce au commissaire européen Nicolas Schmit et à la rapporteuse, Elisabetta Gualmini, mais aussi la directive pour faire converger la hausse des Smic européens dans l’UE et la taxation sur les superprofits des géants de l’énergie. Pendant cinq ans, nous avons agi concrètement. Nous allons continuer. Tout d’abord, en proposant un mécanisme permanent et automatique de taxation des superprofits des multinationales et des profiteurs de guerre.

« Aujourd’hui l’enjeu est uniquement européen. Le défi est trop grand pour l’ignorer. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Ensuite, en défendant une directive sur un revenu minimum, en augmentant le fonds sur une garantie européenne pour l’emploi que nous avons obtenu sous ce mandat. Et surtout, en réindustrialisant le continent. L’industrie, ce sont des CDI à plein temps et des évolutions de carrière. C’est ce qui protégera le plus et le mieux de la pauvreté, contrairement aux emplois précaires de service.

Que proposez-vous pour restaurer la justice fiscale en Europe ?

Alors que la question fiscale est l’un des grands échecs de la construction européenne, l’UE a été hyperactive dans ce domaine ces dernières années. La Commission et le Parlement ont notamment essayé de travailler sur la réforme de la liste des paradis fiscaux. Ce qui a empêché d’avoir une liste robuste, c’est le Conseil européen, c’est-à-dire les États membres. Pendant tout un mandat, la Commission et le Parlement ont été alignés sur la lutte contre les sociétés écrans ou sur la taxation minimale des multinationales.

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Il faut donc continuer de faire pression : il faut s’attaquer à la fiscalité sur le capital et les individus. Nous avons d’ailleurs lancé une initiative citoyenne européenne « Tax the rich » avec Paul Magnette et des économistes et millionnaires pour défendre un impôt européen sur les grandes fortunes afin de financer la transition climatique et sociale. Nous voulons aussi revenir sur la taxation des dividendes et des rachats d’actions. Nous défendons une imposition minimale de 2 % sur le patrimoine des centi-millionnaires et des milliardaires, et nous ferons passer la taxation des multinationales de 15 % à 25 %.

Comment lutter contre l’influence des lobbys au Parlement européen ?

Si la priorité reste la lutte contre les ingérences étrangères, il faut en effet combattre aussi les conflits d’intérêts. On ne peut pas faire partie d’un conseil d’administration et légiférer dans un domaine. Il faut interdire aux commissaires, aux députés et aux hauts fonctionnaires européens toute activité de lobbying auprès des institutions européennes pendant cinq ans après la fin de leurs fonctions. Mais, au fond, je pense qu’il faudrait réfléchir à créer au niveau européen l’équivalent d’une Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.

Ce scrutin n’est ni une élection nationale, ni une élection intermédiaire, ni une primaire de la gauche.

Comment réagissez-vous à ceux qui nationalisent ce scrutin ou qui affirment que les résultats du 9 juin dessineront une nouvelle recomposition des gauches pour les années à venir ?

Ce scrutin n’est ni une élection nationale, ni une élection intermédiaire, ni une primaire de la gauche. C’est une élection européenne. En France, nous avons tendance à vouloir faire de chaque vote une élection présidentielle. Si nous voulons faire du bien à la démocratie, respecter les électeurs et rendre le débat public de meilleure qualité, ce serait bien de répondre aux questions qui nous sont vraiment posées lors d’une élection. Et aujourd’hui l’enjeu est uniquement européen. Le défi est trop grand pour l’ignorer.

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