« Jordan Bardella est le larbin des grands patrons »
La tête de liste de La France insoumise Manon Aubry tente de marquer sa différence avec les autres forces de gauche. Tout en défendant la pertinence de ses propositions économiques et sociales en « rupture » avec les socialistes européens, les libéraux et la droite.
Dans le même dossier…
« Dans cette campagne, nous assumons de parler d’Europe » « Si la coalition des droites l’emporte, cela pourrait entraîner la plongée vers le chaos »Les partis qui siègent au sein du groupe La Gauche au Parlement européen (GUE/NGL) ont du mal à s’imposer comme une alternative à la gauche fédéraliste et sociale-démocrate. Selon les projections d’Europe Elects, votre groupe passerait de 37 sièges à 45 ou 50. Ce qui est une augmentation, mais pas un raz-de-marée. Comment expliquer cette situation ?
Manon Aubry : En vérité, la France fait figure d’exception si nous nous intéressons aux situations des gauches dans les pays européens : l’effondrement de la social-démocratie a permis l’émergence d’une gauche de rupture qui a réorganisé la gauche autour d’elle. La leçon tirée des expériences européennes est claire : partout où la gauche sociale-démocrate trahit, notamment sur les questions sociales comme en Italie ou en Suède, elle installe l’extrême droite au pouvoir.
En revanche, quand elle tient ses promesses, comme en Espagne où le gouvernement avec l’appui de nos alliés Sumar et Podemos a augmenté le salaire minimum de 50 %, alors la gauche peut gagner. Ces élections européennes permettent aussi à la gauche de se questionner : doit-on revenir à la gauche d’avant, celle des socialistes, qui va continuer de gouverner avec la droite au niveau européen ? Ou continuer de construire une gauche qui assume la rupture avec l’austérité budgétaire, les accords de libre-échange qui sacrifient nos industries et notre agriculture, et le marché de l’énergie qui fait flamber nos factures ?
En France, la tête de liste du Rassemblement national, Jordan Bardella, est créditée, selon les sondages, à plus de 30 % des voix. Comment combattre cette situation ?
Il faut lutter contre elle en restant ferme sur ses valeurs. Cette extrême droite, qui n’a jamais autant progressé depuis qu’Emmanuel Macron est président car il a braconné sur ses thèses, est une arnaque sociale. Jordan Bardella, c’est le larbin des grands patrons : il s’oppose systématiquement à la hausse du salaire minimum, à des écarts de salaires maximum au sein des entreprises, au blocage des prix des produits de première nécessité, à des prix planchers rémunérateurs pour les agriculteurs, ou à la taxation des superprofits. Au fond, il s’oppose à tout ce qui permet de redresser le pays. Le Rassemblement national ne sert pas les intérêts des Français, et en particulier des travailleurs et des classes populaires. Ils seront toujours du côté des grands patrons et des plus riches.
Emmanuel Macron est le destructeur en chef de l’écologie.
Selon vous, Emmanuel Macron mène une « politique de destruction » de l’écologie. Portez-vous une politique de « préservation » ?
Emmanuel Macron reste le président qui a été condamné pour inaction climatique. Il est le destructeur en chef de l’écologie. Il a d’ailleurs proposé une pause sur les normes environnementales au niveau européen. Face à ça, nous voulons tout changer. Notre modèle économique doit prendre à bras-le-corps la catastrophe climatique qui a commencé : il faut en finir avec les accords de libre-échange pour arrêter de faire venir les produits de l’autre bout de la planète. Notre modèle agricole doit devenir responsable en matière environnementale : les fonds de la Politique agricole commune (PAC) devraient être orientés de l’agro-industrie vers une agro-paysannerie, un modèle qui respecte des critères environnementaux.
Nous devons investir massivement dans la transition écologique pour viser le 100 % d’énergies renouvelables, pour développer la rénovation thermique des logements et le transport ferroviaire. Ce grand plan d’investissements sera financé grâce à la taxation des superprofits étendue à l’ensemble des secteurs d’activité, un impôt sur la fortune (ISF) européen, la mise à contribution des « superdividendes » de certains actionnaires et une taxation des plus gros pollueurs. Mais cela suppose d’en finir avec l’austérité budgétaire européenne.
Vous défendez la sortie des accords de libre-échange et vous remettez en cause les deux critères des accords de Maastricht, c’est-à-dire la règle du respect par tous les États des 3 % de déficit public et des 60 % de la dette publique. En France, les autres forces de gauche sont plutôt alignées sur ces points. Qu’est-ce qui vous différencie ?
Nous sommes les seuls à ne pas tourner le dos aux ambitions du programme de la Nupes.
Je préside le seul groupe qui n’a jamais donné une seule voix aux accords de libre-échange. Nous sommes aussi les seuls à défendre la sortie du marché européen de l’énergie qui a fait exploser les factures d’énergie de plus de 45 % en deux ans. Le 23 avril, le Parlement européen a voté la réforme des règles budgétaires de l’Union européenne. Cette nouvelle cure d’austérité a été coécrite par les socialistes main dans la main avec la droite, avec l’appui des macronistes. Tous ces éléments sont fidèles au programme de la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes). Au fond, nous sommes les seuls à ne pas tourner le dos aux ambitions de ce programme qui a permis de faire élire 151 députés à l’Assemblée nationale et de retrouver un chemin d’espoir pour la gauche en France.
Le 3 mai sur X (ex-Twitter), vous avez estimé qu’un « quart des députés européens étaient payés par des lobbys, des entreprises ou des gouvernements en plus de leur indemnité d’élu ». Que proposez-vous pour stopper l’influence de ces lobbys au sein de l’Union européenne ?
Un député sur quatre reçoit des rémunérations annexes en plus de ses indemnités d’élus. Ce qui nous amène à une question fondamentale : à qui ces élus rendent-ils des comptes ? Aux citoyens qui les élisent ou aux entreprises qui les paient ? Pour faire le ménage au sein du Parlement européen, je propose d’interdire toutes les rémunérations annexes qui posent des conflits d’intérêt, d’imposer la transparence obligatoire sur l’origine des amendements et d’ordonner une période de carence à la fin du mandat pour éviter les allers-retours entre le privé et les fonctions électives. J’ai vu des élus défiler la main sur le cœur en affirmant que « plus rien ne serait jamais comme avant » après le Qatargate, le plus gros scandale de corruption de l’histoire européenne. Quelques mois après, il n’y avait plus personne pour mettre en œuvre ces promesses. Il est temps de faire primer l’éthique sur le fric.
Vous plaidez pour une démocratisation de l’Union européenne. Pouvez-vous vous expliquer ?
La Conférence sur l’avenir de l’Europe menée par Emmanuel Macron en 2022 n’a pas mis dans le débat la question des institutions. C’était une grande mascarade. Sans surprise : ça n’a donc débouché sur rien puisque personne ne voulait vraiment poser la question de la modification des traités, un point pourtant indispensable si nous voulons remettre en cause le dogme de la concurrence libre et non faussée. Dans un second temps, il faut aussi reconnaître que l’Union européenne est la seule zone géographique et démocratique au monde où nous n’avons pas de contrôle démocratique sur la politique monétaire.
Aujourd’hui, la Banque centrale européenne (BCE) décide toute seule de sa politique sans que les parlementaires européens aient quelque chose à y redire. Et les résultats sont clairs : la BCE a augmenté les taux d’intérêt ces dernières années, ce qui a notamment créé une crise du logement, sans réussir à juguler l’inflation. Il faut reprendre le contrôle démocratique sur cette politique monétaire pour qu’elle soit sous l’autorité des représentants du peuple.
Vous appartenez à un parti politique qui n’était pas europhile il y a 5 ans. Il était alors question d’un “plan A/plan B”. Diriez-vous que votre mouvement a évolué idéologiquement ?
Nous assumons d’être pragmatiques. À chaque fois qu’il y a des victoires à aller chercher, nous le faisons comme sur la directive sur les travailleurs des plateformes, une immense victoire pour les travailleurs ubérisés qui auront enfin droit à une protection sociale. Mais de l’autre côté, nous assumons de dire qu’un certain nombre de règles européennes posent des obstacles à notre ambition en matière écologique et sociale. Par exemple, les règles de concurrence européennes imposent la privatisation de fret SNCF alors que seulement 10 % des marchandises sont transportées en train, le marché européen de l’énergie fait flamber les factures ou encore les règles budgétaires imposent l’austérité et le sacrifice de nos services publics. Sur toutes ces règles, il nous faudra créer du rapport de force pour les modifier ou désobéir. Faute de quoi, nous devrions renoncer à l’action contre les inégalités ou le changement climatique.
Estimez-vous sérieusement que cette pensée pourrait convaincre une majorité de Français aujourd’hui ?
Nous avons gagné la bataille des mots. Quand nous parlions de protectionnisme, de la sortie de l’austérité budgétaire ou de planification écologique, nous étions minoritaires il y a 15 ou 20 ans. Depuis, Emmanuel Macron a repris lui-même nos termes, notamment celui de planification. C’est le signe que nous avons gagné une bataille culturelle. Les Français sont pour protéger notre industrie et notre agriculture contre les accords de libre-échange, pour taxer les plus riches et les superprofits, pour défendre la retraite à 60 ans et un meilleur partage des richesses. Sur ces sujets, nous sommes majoritaires dans ce pays. Il faut que la gauche se relève et réponde à cette question : comment transformer ces victoires culturelles en victoires politiques.
Il faut que la gauche se relève et réponde à cette question : comment transformer ces victoires culturelles en victoires politiques.
Comment comptez-vous convaincre les classes populaires qui pourraient s’abstenir de voter le 9 juin ?
En leur disant que ce serait le meilleur cadeau fait à Emmanuel Macron et Marine le Pen ! Les urnes sont le seul endroit où chaque personne a autant de pouvoir que Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France, donc il faut s’en saisir ! J’ai aussi voulu placer la question du pouvoir d’achat au cœur de ma campagne pour y apporter des réponses : sortie du marché européen de l’électricité pour faire baisser les factures d’énergie, blocage des prix des produits de première nécessité et blocage des marges des multinationales de l’agro-alimentaire qui se gavent. Nous défendons également une allocation d’autonomie de 1 155 € par mois (le seuil de pauvreté) pour tous les jeunes de moins de 25 ans n’aient pas à travailler en plus de leurs études. Mais ce scrutin, c’est aussi l’occasion de dessiner l’après-Macron. Qui va prendre sa succession ? Est-ce l’extrême droite raciste, sexiste et xénophobe ou est-ce la gauche de rupture ?
Comment réagissez-vous aux récentes réquisitions du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) demandant des mandats d’arrêt Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense, Yoav Gallant, et contre trois hauts dirigeants du Hamas ?
Cela fait des mois qu’on appelle à la justice à l’égard des dirigeants du Hamas, et de Benyamin Netanyahou et de son ministre de la Défense. C’est la démonstration que la justice internationale doit avoir toute sa place dans ce conflit. Le gouvernement français et l’Union européenne doivent en tirer les conséquences et décider de sanctions contre le gouvernement israélien. Nous ne pouvons plus livrer des armes à un criminel de guerre, nous devons suspendre l’accord d’association entre la France et Israël et reconnaître l’État de Palestine comme le font nos voisins espagnols et irlandais. Je suis aussi choquée par certains qui, à droite et en macronie, remettent en cause la compétence de la CPI dont le statut a été adopté par Jacques Chirac et dont la France est signataire depuis 1998.
Pensez-vous que les gauches sont toujours réconciliables tant elles sont en train d’exposer leurs désaccords durant cette campagne ?
Certains socialistes veulent revenir à la gauche d’avant, qui remet en cause la retraite à 60 ans, la sortie du nucléaire, la sortie du marché de l’électricité, ou la nécessité de rupture avec notre système économique et capitaliste. Le programme de la Nupes nous a permis de nous relever de la gauche de François Hollande qui, au pouvoir, a proposé la déchéance de nationalité, le crédit d’impôt sur la compétitivité et l’emploi (CICE), ou encore la loi Travail. C’était l’acquis du programme de la Nupes que je continuerai à défendre avec force pour rassembler le plus largement possible dans cette clarté.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don