« Emilia Perez », de Jacques Audiard (Compétition)

Le cinéaste signe un magnifique film de femmes avec une comédie musicale mettant en scène une trans, ex-caïd du narcotrafic.

Christophe Kantcheff  • 19 mai 2024
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« Emilia Perez », de Jacques Audiard (Compétition)
Les danses décalent le réalisme de l’action tout en s’y inscrivant, alliant sobriété et puissance.
© Why Not Productions / Shanna Besson.

Emilia Perez / Jacques Audiard / 2 h 10.

Si l’on exclut le hors norme Megalopolis, la compétition semblait faire du surplace depuis le début du festival, avec plusieurs films intéressants mais laissant une impression mitigée. En émerge tout de même Bird, d’Andrea Arnold (dont je n’ai pas encore parlé ici).

Et Emilia Perez vint ! Ou vainc, on ne sait pas encore, il est beaucoup trop tôt pour le dire. En tout cas, il serait incompréhensible que le dixième long métrage de Jacques Audiard soit absent du palmarès.

Projet audacieux

Sur le papier, le projet devait paraître plus qu’audacieux : tourner une comédie musicale dont l’action se déroule au Mexique dans le milieu des narco-traficants, et dont l’héroïne est une femme trans, Emilia Perez (interprétée par Karla Sofía Gascón, elle-même actrice trans). D’autant que celle-ci, avant sa transition, est le chef tout-puissant d’un cartel dominant le marché de la drogue avec les méthodes les plus sanguinaires. Seulement voilà : depuis quelques films, Jacques Audiard transforme en or les différents genres cinématographiques auxquels il touche : le western avec Les Frères Sisters (2018), la comédie de mœurs contemporaine avec Les Olympiades (2021) et, donc, la comédie musicale avec Emilia Perez.

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Le cinéaste a eu l’excellente idée de solliciter Camille pour en réaliser les musiques et les chansons, qu’elle a composées avec le musicien Clément Ducol. Ce qui assurait une qualité ainsi qu’une originalité d’écriture musicale dont le film est auréolé. C’est flagrant d’emblée. Quand Rita (Zoe Saldaña), avocate gâchant son talent comme collaboratrice dans un cabinet corrompu, se met à commenter une plaidoirie qu’elle réprouve ; ou, peu après, quand le chef du cartel, qui l’a kidnappée, lui explique qu’il veut à la fois changer de sexe et d’existence et a besoin de ses services.

Ces deux moments musicaux, à l’instar de tous ceux qui suivront, surprennent puis enchantent jusqu’au ravissement. Les danses, dont la chorégraphie a été assurée par Damien Jalet, sont au diapason : elles décalent le réalisme de l’action tout en s’y inscrivant (le ballet des femmes de ménage, celui des commensaux d’un gala de soutien, etc.), alliant sobriété et puissance.

Jeu avec la vraisemblance

Qui dit comédie musicale dit jeu avec la vraisemblance. Qu’importe si la réalité d’un caïd du cartel désirant plus que tout devenir une femme semble hypothétique ; ou qu’on trouve exagéré qu’une fois devenue Emilia Perez, elle fonde une ONG pour retrouver le corps de dizaines de milliers de disparus assassinés par le narcotrafic, c’est-à-dire par elle-même et ses sbires quand elle était un homme. La comédie musicale repose sur des conventions de cinéma et crée ainsi, par le plaisir des sens mêlés à l’intrigue déployée, une forme de légende.

Les accusations de « masculinisme » que certains critiques ont pu adresser à Jacques Audiard par le passé sont bien éventées.

Celle d’Emilia Perez atteint au sublime. Splendide de sororité avec Rita, les deux femmes menant tous leurs combats en commun ; de sensualité avec Epífania (Adriana Paz), son amoureuse (leur duo chanté bouleverse autant que celui des Parapluies, foi de fan invétéré de Demy) ; de fragilité avec ses enfants, qu’elle dispute à son ex-épouse (Selena Gomez). Emilia Perez agite aussi des questions essentielles, moins sur la transidentité, assumée dans le bonheur par l’héroïne, que sur l’identité et la possibilité d’une vie nouvelle après un sombre passé (le film tissant ici des correspondances avec Une Histoire de violence, de David Cronenberg).

Les accusations de « masculinisme » que certains critiques ont pu adresser à Jacques Audiard par le passé sont bien éventées. Le cinéaste signe aujourd’hui un magnifique film de femmes, où brillent les éblouissantes Karla Sofía Gascón et Zoe Saldaña.

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Cinéma
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