Le moment Pivot
Décédé le 6 mai à 89 ans, Bernard Pivot a ouvert une ère nouvelle avec son émission devenue historique, Apostrophes… où l’œuvre littéraire n’avait droit qu’à une place annexe.
Ce n’est pas rien d’incarner un mythe, même si celui-ci est télévisuel. Bernard Pivot, mort le 6 mai à 89 ans, bien qu’ayant animé deux autres émissions, Ouvrez les guillemets (1973-1974) et Bouillon de culture (1991-2001), été professeur en chef d’une dictée nationale et présidé le jury Goncourt, est surtout associé à une émission historique, quasi légendaire : Apostrophes – qu’il a créée et présentée de 1975 à 1990. Une émission qui a réuni – « fédéré », dit-on dans le langage du PAF – jusqu’à 5 millions de téléspectatrices et téléspectateurs les meilleurs vendredis soirs, à une époque, il est vrai, où n’existaient que quelques chaînes. Et sur quel sujet ? La littérature.
La littérature, vraiment ? Pas tout à fait. Bernard Pivot ne l’a jamais revendiqué comme tel. Il concevait son émission comme « un magazine d’idées à partir des livres » (dixit dans Télérama en 1976). Une émission de débat. Autrement dit, un « talkshow ».
Mélanger carottes et poireaux
Dans l’histoire de la télévision, Apostrophes se situe en effet à une époque charnière : celle où la culture va y devenir objet de spectacle. Suivra la spectacularisation de l’information. Comme le disait en avril 2023 Léa Salamé au média en ligne Konbini : « Peu importe la question, peu importe la réponse, mon obsession ce n’est pas de chercher, déceler la vérité, c’est qu’il y ait un moment, et que l’auditeur soit surpris ». Même si on n’était qu’au début de cette période, Pivot aussi mettait déjà tout en œuvre pour obtenir ce « moment ». Que les réseaux sociaux ne pouvaient encore transformer en buzz.
L’idéal était qu’en amont des antagonismes existent entre tel ou tel. Pivot n’avait plus qu’à concocter un thème.
Bien entendu, en matière de spectacle à la télévision, il existe différents degrés de qualité. Aujourd’hui, où TPMP fabrique du débat à partir de la bêtise humaine, Apostrophes le fondait sur les livres. Non que ceux-ci ne constituaient qu’un prétexte. Bernard Pivot avait comme objectif sincère de faire lire – et l’on sait à quel point il pouvait faire vendre (mais « faire vendre » n’est pas forcément « faire lire »). L’une de ses techniques était de mélanger les carottes et les poireaux, ou si l’on préfère les torchons et les serviettes. Ainsi, sur un même plateau, on pouvait retrouver Marie Cardinale, Pierre Mertens, Hortense Dufour, Guy Hocquenghem, Jean-Jacques Brochier et Jacques Testart (invités de l’émission du 4 septembre 1987). Aucun point commun, sinon d’être dans l’actualité éditoriale. L’idéal était qu’en amont des antagonismes existent entre tel ou tel. Pivot n’avait plus qu’à concocter un thème, et hop, c’était parti !
On se souvient notamment du « moment » où Bukowski, totalement ivre, dut quitter l’émission en direct ; celui où Gainsbourg traita Guy Béart de « blaireau », ou lorsque le jeune Marc-Édouard Nabe multiplia les provocations « céliniennes » face à Jean-Marc Roberts et Morgane Sportès. Ou encore de la charge de Denise Bombardier contre les répugnants récits pédocriminels (un terme non utilisé à l’époque) de Gabriel Matzneff, Pivot le laissant sans réagir remettre à sa place son accusatrice : « moment » qui lui est revenu en pleine figure trente ans plus tard sous le coup de #MeToo.
La parole plutôt que les écrits
Nulle trace de préoccupation pour la littérature là-dedans. Si celle-ci survenait, c’était par effet détourné : combien sommes-nous allés voir de quoi il retournait dans les livres de Modiano parce que cet écrivain au visage de perpétuel jeune homme balbutiait son propos avec tant de difficulté et de sincérité ? Soyons juste : il en était davantage question dans les émissions que Bernard Pivot réalisait en tête-à-tête avec des auteurs qu’il estimait en dehors du lot – c’est-à-dire déjà très légitimés (grands prix littéraires, Académie française, réputation internationale, etc.) : Marguerite Duras, Claude Lévi-Strauss, Marguerite Yourcenar, Vladimir Nabokov (et son célèbre whisky dans sa tasse de thé). Encore ne fallait-il pas être trop irrité par le roulement des questions du journaliste, appelant certes la sympathie par son aspect débonnaire, qui psychologisait les textes à outrance et voyait de l’autobiographique un peu partout…
L’ère de ‘l’auteur sans œuvre du moment qu’il a publié un livre’ était née.
Jusqu’en 1975, à la télévision, les écrivains pouvaient bien sûr apparaître – on pense notamment à Lecture pour tous (1953-1968) de Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet. Mais l’immense succès d’Apostrophes a ouvert une ère nouvelle. Non seulement la littérature n’y était pas explicitement conviée, mais l’œuvre elle-même s’est trouvée remisée à une place annexe, oblitérée par la personne l’ayant conçue. Désormais, l’Auteur.e allait crever l’écran. Sa parole deviendrait primordiale, bien davantage que ses écrits : on le questionnerait sur ses livres (ce qui économise d’en penser soi-même quelque chose), mais aussi sur l’actualité, la politique, les faits de société, etc. L’ère de « l’auteur sans œuvre du moment qu’il a publié un livre » était née. On n’en est toujours pas sorti.