« Je redoute un grand recul du projet européen »

Alliances, Pacte vert, ambitions : pour l’eurodéputée Karima Delli, la poussée de l’extrême droite aux élections européennes du 9 juin pourrait affecter en profondeur la politique européenne.

Patrick Piro  • 29 mai 2024 abonné·es
« Je redoute un grand recul du projet européen »
© SYLVAIN LEFEVRE / Hans Lucas / AFP

Présidente de la commission du transport et du tourisme au Parlement européen (PE), l’écologiste Karima Delli y achève son troisième et dernier mandat. Particulièrement sensible à la progression de l’extrême droite sur l’ensemble du continent, elle en appelle à une coalition des forces citoyennes pour s’y opposer.

Les sondages annoncent une forte progression du nombre d’élu·es d’extrême droite dans la prochaine mandature du Parlement européen. Une menace réelle ou fantasmée ?

Karima Delli : Selon les intentions de vote actuelles, l’extrême droite serait en tête dans neuf des pays de l’Union européenne (UE), et en deuxième position dans neuf autres – c’est énorme ! Mais ce n’est pas une vraie surprise : cette dynamique est à l’œuvre depuis de nombreux mois déjà. Si l’Italie, les Pays-Bas et la Belgique vont élire de nombreux eurodéputé·es d’extrême droite, le 9 juin, on oublie souvent de relever que la France, où la liste du Rassemblement national culmine à 32 % dans les sondages, devrait en fournir le premier contingent (1) ! Alors que notre pays a toujours ambitionné d’exercer une forme de monopole sur le projet européen, cela a de quoi interroger et brouiller l’image de la France dans les autres États membres.

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Des projections prévoient jusqu’à 28 élu·es pour le RN et 6 pour Reconquête.

Et puis, nouveauté totale, l’est de l’UE enregistre aussi l’émergence de l’extrême droite. Même dans des pays où la droite ultra-conservatrice est très puissante, comme en Pologne ou en Hongrie. Les lobbyistes de l’extrême droite ont réussi un coup de maître en réussissant à convaincre les opinions nationales que leurs partis étaient proches du peuple tout en n’effectuant aucun travail au Parlement européen ! Au sein des Vingt-Sept, seuls le Luxembourg, l’Irlande, Chypre et Malte échappent à cette vague.

Quel impact pour la prochaine mandature ?

L’échiquier politique de l’Union européenne pourrait en être profondément affecté. Le groupe des Conservateurs et réformistes européens [CRE, ECR en anglais, auquel adhère Reconquête] pourrait gonfler de 69 à plus de 80 élu·es. Les antieuropéens d’Identité et démocratie [ID, auquel adhère le RN], qui passeraient de 59 à près de 90 élu·es, raviraient la place de troisième groupe à Renew [centre, auquel adhère Renaissance] – l’un des plus europhiles du PE. Le symbole est fort !

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Avec cette poussée, l’extrême droite est encore bien éloignée de la majorité des 353 sièges, mais elle pourrait peser notablement. Si l’alliance entre ses deux groupes n’est pas d’actualité à ce jour, le risque, c’est la pression que mettra ECR sur le pôle de la droite conservatrice (le Parti populaire européen, PPE), ce qui pourrait conduire à des rapprochements ponctuels sur certains projets.

En quoi la politique européenne pourrait-elle en être influencée ?

Déjà bien attaqué, le Pacte vert (Green Deal) – la feuille de route climatique dont notre continent est le seul à s’être doté – pourrait carrément être mis en péril ! La politique migratoire va se retrouver au cœur de l’agenda de l’UE. Également, le soutien de l’Union à l’Ukraine pourrait s’affaiblir sous la pression d’ID, pôle pro-Russie. Certes, l’extrême droite ne dispose aujourd’hui d’aucune vice-présidence du Parlement européen, ni de présidences de commission. Mais après le 9 juin, combien obtiendra-t-elle de postes clés ? Dans quel secteur, et dans quelle mesure ses élu·es vont-ils dicter la politique européenne ? Je redoute un grand recul de l’ambition européenne.

Je crois qu’on n’a pas compris que le scrutin du 9 juin est le plus important des vingt dernières années.

Dans le même temps, je déplore que la campagne électorale française ne parle pas d’Europe. Le débat télévisé entre le Premier ministre, Gabriel Attal, et la tête de liste RN, Jordan Bardella, rejoue une fois de plus la présidentielle française, et donne à ce dernier un statut de « premier ministrable ». Je crois qu’on n’a pas compris que le scrutin du 9 juin est le plus important des vingt dernières années.

Dans le domaine des transports, que vous connaissez bien, quel impact peut-on redouter d’un tel renforcement du pôle conservateur ?

En ligne de mire, il y a la remise en cause de l’abandon de la commercialisation des véhicules thermiques neufs en 2035, à laquelle pousse l’extrême droite. Ce serait catastrophique ! La neutralité carbone en 2050 deviendrait hors d’atteinte – le transport est le premier secteur émetteur de CO2. L’élan industriel européen pour le véhicule électrique serait coupé, le marché irait s’approvisionner en voitures chinoises. Le secteur de l’industrie automobile, sa galaxie de sous-traitants, ses salariés, etc., en seraient fortement touchés.

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La composition de la Commission européenne risque-t-elle d’être affectée ?

Le populisme ne s’arrêtera pas aux portes du Parlement européen ! On ne s’y projette pas encore, hélas, mais en septembre prochain, l’assemblée nouvellement élue va devoir se prononcer sur le nom des futurs commissaires de Bruxelles. Le Parlement va-t-il rejeter les candidatures d’extrême droite ? Alors que la plupart des États membres semblent tétanisés devant la poussée d’ID et d’ECR, l’Union européenne risque la paralysie !

Il n’y avait pas d’autre choix que de s’unir pour faire front commun face à l’extrême droite.

Et à l’extérieur, que faut-il redouter ?

L’Union européenne passerait d’un discours cosmopolite à la promotion d’une « remigration » et verrait un très fort retour des nationalismes ainsi que des États-nations. L’UE donnerait au monde le signal d’un repli favorable aux populismes de tout poil. On pense bien sûr aux États-Unis, avec la menace du retour de Trump à l’occasion de la présidentielle de l’automne prochain.

Quelle responsabilité attribuez-vous à la désunion de la gauche et des écologistes en France face à ces périls ?

Il n’y avait pas d’autre choix que de s’unir pour faire front commun face à l’extrême droite, dont on ne peut pas accepter qu’elle s’enracine dans notre pays. Alors qu’un de nos grands atouts est notre capacité à travailler ensemble, débattre et trouver des compromis, Raphaël Glucksmann (PS), Manon Aubry (LFI), Marie Toussaint (Écologistes), chacun·e tour à tour, portent la responsabilité de cette désunion dans cette campagne européenne. Alors qu’unis, la gauche et les écologistes ont de quoi devenir le premier parti de France.

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Au lieu de se taper les uns sur les autres, il va falloir très vite, dans les semaines à venir, prendre en charge les enjeux européens. Une énorme tâche, qui va nécessiter d’y engager toutes nos forces. Il va falloir tout reconstruire, et faire émerger de nouveaux leaders. Aussi, j’en appelle à la constitution d’un large mouvement de rassemblement, une forme de lobby citoyen capable de changer la donne face à cette incapacité politique.

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