Narcotrafic et corruption de « basse intensité » : un combat perdu d’avance ?

La commission d’enquête sénatoriale sur l’impact du narcotrafic en France a rendu ses conclusions. Le rapport pointe la hausse du trafic et de la corruption qui en découle, liée en partie au manque de moyens alloués aux administrations qui les combattent.

Éléna Roney  • 31 mai 2024 abonné·es
Narcotrafic et corruption de « basse intensité » : un combat perdu d’avance ?
Un policier de l'Unité stupéfiants économie souterraine (USES) tenant un sac de drogues, à Marseille, le 31 mars 2023.
© Christophe SIMON / AFP

« Submersion. » C’est à cela que l’Hexagone serait exposé – selon le premier mot du rapport de la commission d’enquête du Sénat sur le trafic de drogues, publié le 14 mai dernier – au vu de l’ampleur de la circulation de produits stupéfiants sur le territoire. Entre autres, la corruption dite de « basse intensité », qui s’étend majoritairement au sein de la police, alarme. « La corruption correspond à tout détournement du bien commun à des fins d’intérêts personnels », définit Clotilde Champeyrache, économiste au Conservatoire national des arts et métiers, spécialiste des mafias et des économies criminelles. La « basse intensité » désigne principalement des consultations illégales de fichiers de police, en échange d’une rétribution ou d’une rémunération.

Si un policier donne l’information d’un fichier à un gangster, c’est très grave.

F. Rizzoli

Mais ce terme est loin de faire l’unanimité. Fabrice Rizzoli, docteur en sciences politiques de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, spécialiste de la grande criminalité et président de Crim’Halt, une association visant à « contribuer à l’émancipation des citoyens face à toutes les formes de criminalité préjudiciables à la société, telles que le crime organisé, la corruption ou encore la délinquance économique et financière », le réfute : « Si un policier consulte simplement un fichier pour des raisons personnelles, ce n’est pas très grave. Par contre, s’il donne l’information d’un fichier à un gangster, c’est très grave, cela a d’importantes conséquences. »

Il est ainsi de plus en plus fréquent que des trafiquants échappent aux interpellations, ayant vraisemblablement été prévenus au préalable par des agents de police. À Rennes, l’IGPN a par exemple été saisie en janvier dernier, après que des malfaiteurs ont « manifestement été informés » d’une opération antidrogue les visant, d’après le procureur de Rennes.

Prouver le pacte

Une corruption très présente donc, qui permet à un trafic – qui a engrangé entre 3,5 et 6 milliards d’euros en 2023 – de prospérer. Un véritable fléau, extrêmement difficile à prouver : « Il faut démontrer qu’il y a un pacte entre le corrupteur et le corrompu, explique Fabrice Rizzoli. Or, il n’y a généralement rien d’écrit, et aucun des deux partis n’a intérêt à dénoncer l’autre. » Audrey Bailleul, vice-présidente de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Lille, l’une des huit du genre créées en 2004 pour juger le crime organisé et la délinquance financière, complète : « Même s’il y a un versement d’argent visible, il faut prouver qu’il est bien en lien avec un pacte de corruption. C’est très compliqué. » Quantifier la corruption est donc très complexe, ce qui empêche d’appréhender sa véritable ampleur.

La corruption de « basse intensité » trouve plusieurs origines. Tout d’abord, « il faut bien se rendre compte que la police nationale existe sur un territoire et est au contact de population. Les policiers et les trafiquants vivent généralement aux mêmes endroits et se fréquentent. Ils peuvent apprendre à se connaître lors des gardes à vue. Leurs enfants peuvent aller dans la même école », explique Fabrice Rizzoli.

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Clotilde Champeyrache ajoute : « Pour cibler la personne qu’ils peuvent corrompre, les trafiquants observent. Ils observent la personne qui a des difficultés financières, la personne qui est psychologiquement fragilisée, par un divorce ou par un enfant malade par exemple, quelqu’un qui a des dettes de jeu, un problème d’alcool. Il peut aussi y avoir des menaces et de l’intimidation. » En novembre 2023, un policier a ainsi été mis en examen, soupçonné d’avoir revendu pour plusieurs milliers d’euros des centaines de fichiers de police. La piste d’une addiction au jeu a été suivie pour expliquer son comportement.

« La corruption se nourrit de la faiblesse des institutions »

Une autre des raisons pour laquelle la corruption de « basse intensité » augmente, est la difficulté à recruter des officiers dans la police. Yann Bauzin, président de l’Association nationale de police judiciaire (ANPJ), confirme : « Il y a un manque flagrant de policiers. Pour les concours, en 2023, la moyenne du dernier admissible était à 7 pour des épreuves niveau bac. On est obligés de racler les fonds de tiroir. Et ça, on en paye les conséquences à plus ou moins long terme. »

Il y a un manque flagrant de policiers (…) On est obligés de racler les fonds de tiroir.

Y. Bauzin

Ce qui alarme également l’enquêteur, c’est la réforme de la police judiciaire (PJ) entrée en vigueur le 1er janvier 2024, qui a acté la fusion des 14 000 enquêteurs de la sécurité publique avec les 4 000 membres de la PJ. « Avant, les informations étaient compartimentées, et les logiciels séparés entre la PJ et les autres services, alors que maintenant, les informations vont, dans une certaine mesure, être accessibles à tous et circuler plus largement », indique-t-il.

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Par ailleurs, « la corruption se nourrit de la faiblesse des institutions » assène Judith Allenbach, secrétaire permanente du Syndicat de la magistrature. Le manque de moyens alloués à la police ou à la justice facilite l’avènement de la corruption. D’autant plus qu’« il y a une véritable souffrance au travail », selon la magistrate. Un magistrat de la JIRS de Lille, interpelle : « On reste, mais pour combien de temps ? Les collègues sont à bout ! »

La matière financière, « le vilain petit canard de la police »

Mais comment cette corruption de « basse intensité », liée notamment au narcotrafic, a-t-elle pu connaître un tel essor ces dernières années ? Tout d’abord, en raison d’une ignorance autour de l’économie du narcotrafic et plus généralement du crime organisé : « Il y a une méconnaissance du sujet et les quelques économistes qu’on appelle économistes du crime sont souvent d’inspiration libérale, et analysent le crime en termes de coûts-bénéfices. L’inspiration libérale a des biais dans la façon de comprendre les problèmes. D’autant plus qu’ils ne font aucun terrain », révèle Clotilde Champeyrache. « Il y a un manque cruel d’études universitaires sur le sujet, ce qui complique grandement la lutte », abonde Fabrice Rizzoli.

La manière la plus efficace de lutter contre le narcotrafic et la corruption, c’est de cibler les flux financiers et les filières de blanchiment.

A. Bailleul

Cette hausse de la corruption s’explique aussi par le peu de moyens humains et matériels alloués à la lutte contre les flux financiers liés au trafic de stupéfiants. Pourtant, Audrey Bailleul affirme : « La manière la plus efficace de lutter contre le narcotrafic et la corruption, c’est de cibler les flux financiers et les filières de blanchiment. » Clotilde Champeyrache souligne : « Les enquêtes financières ne sont pas valorisées. Leur sont préférées des opérations médiatiques comme l’opération place nette XXL d’avril dernier. »

Résultat ? Ce sont les personnes en bas du spectre qui sont arrêtées – à savoir principalement des dealers – qui ont très peu, voire pas, d’informations sur le « haut du spectre » et les personnes à la tête du réseau. « On sous-estime les moyens nécessaires pour lutter contre le haut du spectre et on vise le plus simple et le plus visible. Il y a la stigmatisation d’une population et de quartiers donnés », énonce Judith Allenbach. Arrêter des personnes repérables dans l’espace public permet de faire du chiffre, et vite. On préfère donc ça, à attendre trois ans pour démanteler un réseau de blanchiment et par conséquent un réseau de trafiquants de stupéfiants. Plus rapide donc, mais beaucoup moins efficace.

Représenter de manière intelligible des flux (…) est quasi impossible sans des logiciels de modélisation graphique. Il en existe un seul déployé, surtout dans la gendarmerie.

Y. Bauzin

Yann Bauzin soupire : « On n’a ni le temps ni les moyens techniques de démonter les réseaux de blanchiment. Tracer les flux financiers devient très rapidement complexe, eu égard à la multiplicité des opérations, des comptes et des entités […]. Représenter de manière intelligible des flux, ou pire encore leur chronologie, est quasi impossible sans des logiciels de modélisation graphique. Il en existe un seul déployé, surtout dans la gendarmerie. Dans la police, il y a très peu de fonctionnaires formés pour pouvoir l’utiliser, et qui y ont accès. À l’heure de l’intelligence artificielle on en est encore réduit à bricoler avec des logiciels de mind mapping gratuits glanés sur internet. »

Il renchérit : « Il faut aussi entrer des données à la main, ce qui peut impliquer des erreurs et prend du temps. Par ailleurs, la police ne peut pas traiter des affaires liées à la blockchain (3), où sont présents de nombreux réseaux de blanchiment car elle n’a pas le bon logiciel. » L’enquêteur en délinquance financière conclut : « La matière financière est le vilain petit canard de la police. »

Justice démunie

Au niveau de la justice, les ressources matérielles sont également une denrée rare. Un magistrat de la JIRS de Lille s’insurge : « Notre matériel, c’est une catastrophe. Mon ordinateur, par exemple, n’est pas assez puissant pour charger les dossiers, car il n’a pas assez de mémoire. Je dois surélever mes écrans avec des papiers, il n’y a pas de photocopieurs couleur alors qu’on en a besoin pour les enquêtes. Et là, on vient d’apprendre qu’on allait nous supprimer nos imprimantes individuelles ! »

Un manque flagrant d’effectif est aussi à déplorer. Si le ministre de l’Intérieur ne nie pas cette problématique et a indiqué lors de son audition au Sénat qu’il fallait recruter 5 000 policiers en plus, ce chiffre est bien éloigné de celui qu’avance Yann Bauzin : « Il faudrait recruter 20 000 officiers de police judiciaire en plus pour être à parité avec les gendarmes au vu du nombre d’affaires traitées. »

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La justice se trouve quant à elle démunie face au nombre faramineux de dossiers à traiter et à la complexité de certaines affaires financières. « Les juges ne sont pas en capacité de juger tous les dossiers, car il n’y a pas assez de personnes, explique ainsi Audrey Bailleul, il faudrait quadrupler le nombre de juges d’instruction. » Un chiffre qu’approuve Judith Allenbach, qui demande également la multiplication par quatre ou cinq du nombre de parquetier·es et de juges.

Un rapport indiquait qu’il fallait embaucher plus de 20 000 personnes dans le domaine de la justice. Éric Dupond-Moretti n’a pas voulu le rendre public.

Un magistrat de la JIRS de Lille s’indigne : « L’année dernière, toute la chaîne des JIRS a été évaluée à la suite d’une demande de la Cour des comptes en 2018. Le rapport indiquait qu’il fallait embaucher plus de 20 000 personnes dans le domaine de la justice. Éric Dupond-Moretti n’a pas voulu le rendre public en raison de l’énormité de ce chiffre, alors même qu’il avait été validé par la chancellerie. »

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À cela vient s’ajouter l’inquiétude face au manque de recrutements, indique ce magistrat : « Il n’y a plus de candidats pour présider les JIRS, notamment car la délinquance financière est ultra complexe à comprendre et qu’en face il y a des avocats très capés. »

Un parquet national antistupéfiants ?

Plusieurs propositions ont été élaborées pour lutter contre le narcotrafic et la corruption liée à celui-ci, à la fois formulées dans les conclusions de la commission d’enquête sénatoriale, et par des chercheur·euses et militant·es. Le Sénat préconise, par exemple, d’« assurer la traçabilité des accès aux fichiers de la police et de la gendarmerie », de « développer des mesures de protection ad hoc pour les personnes approchées et menacées par les organisations criminelles » ou encore « une modification de l’organisation du travail visant à rendre matériellement impossible la corruption des agents publics. »

Une autre des propositions est de créer un parquet national antistupéfiants. Si, selon Clotilde Champeyrache, ce n’est pas une mauvaise idée sur le fond, l’économiste tempère : « Il faut faire un parquet anticrime organisé. À l’image du parquet antiterroriste qui fait tous les terrorismes. Il faut être le plus large possible, car le trafic de stupéfiants et le crime organisé, comme le trafic d’armes, d’êtres humains, le trafic environnemental peuvent être liés, notamment au niveau des flux financiers. »

Un magistrat de la JIRS de Lille précise : « Jean-François Ricard, le conseiller anticriminalité du ministre de la Justice est venu nous voir, notamment pour nous parler de la création de ce parquet antistupéfiants. Il nous a indiqué qu’il se créerait à effectif constant par rapport à aujourd’hui, alors même que nous lui avons fait part du manque criant de personnel, que nous avons publié une tribune signée par 456 collègues et que la chancellerie a validé le fait qu’il fallait embaucher 20 000 personnes. Il nous a répondu qu’il suivait la lettre de mission que lui avait remise Éric Dupond-Moretti. »

Confisquer les biens mal acquis

Par ailleurs, le 30 avril dernier, est entrée en application la loi sur la « confiscation des biens mal acquis », qui avait été proposée par Crim’Halt et le collectif antimafia Massimu Susini, rendant obligatoire la confiscation des avoirs liés aux infractions punies de plus de quatre ans de prison. Fabrice Rizzoli s’en réjouit : « Il faut que la focalisation ne se fasse pas uniquement sur la production de stupéfiants mais aussi sur le patrimoine, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. En confisquant les biens mal acquis, on va pouvoir détruire la force corruptive. »

Il faut que la focalisation ne se fasse pas uniquement sur la production de stupéfiants mais aussi sur le patrimoine.

F. Rizzoli

L’objectif de Crim’Halt à terme est de faire un usage social des lieux confisqués, en les transformant par exemple en des lieux d’accueil pour des associations, comme cela est expérimenté à Marseille. En 2023, la maison d’un couple de trafiquants avait été saisie, placée sous la double tutelle des ministères de la Justice et du Budget, l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), et confiée à l’Association d’aide aux victimes d’actes de délinquance (Avad). Quant à l’association Anticor, elle propose de créer un délit d’association mafieuse, et de prendre exemple sur le droit italien – ce dernier est beaucoup plus avancé sur la question que le droit français, selon de nombreuses personnes, dont Clotilde Champeyrache et Fabrice Rizzoli.

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L’association plaide pour l’entrée en application des points suivants : « 1. Quiconque fait partie d’une association de type mafieux formée de trois personnes ou plus est puni d’un emprisonnement de dix à quinze ans. 2. Ceux qui promeuvent, dirigent ou organisent l’association sont punis, pour ce seul fait, d’un emprisonnement de douze à dix-huit ans. 3. L’association est considérée comme de type mafieux quand ceux qui en font partie se prévalent de la force d’intimidation du lien associatif et de la condition d’assujettissement et d’omerta qui en découle, pour commettre des délits. »

Lutte paradoxale

Des pistes existent donc pour lutter contre le narcotrafic et la corruption qui en découle. Cependant, le déni politique de certains inquiète, comme le précise Judith Allenbach : « Aucune annonce n’a été faite par le gouvernement sur la corruption malgré ce qui a été pointé du doigt par le rapport. Il est très inquiétant de voir le ministre de la Justice Dupond-Moretti refuser, lors de son audition au Sénat, de reconnaître qu’il y a un problème avec la corruption. Il est dénué de sens de se cacher derrière l’absence de chiffres quand on sait que la corruption repose souvent sur des procédés occultes et est donc difficile à identifier. »

La lutte contre le narcotrafic et la corruption apparaît aujourd’hui très paradoxale, au vu du décalage entre la volonté affichée et la réalité. D’un côté, les autorités politiques la présentent comme primordiale, mettant en scène des campagnes de communication à l’image des « opérations place nette XXL ». De l’autre, aucun des moyens matériels ou humains nécessaires n’est alloué au combat contre le narcotrafic et les administrations sont en souffrance. Se débarrasser du trafic de stupéfiants et de ce qui en découle n’est pas pour demain, en France.

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