Narcotrafic : « La réponse très sécuritaire du gouvernement ne résout rien à long terme »
Jérôme Durain, sénateur PS de Saône-et-Loire et président de la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic, revient sur les conclusions du rapport sénatorial et pointe l’écart entre la menace que représente le trafic et la réponse de la puissance publique.
Dans le même dossier…
Narcotrafic et corruption de « basse intensité » : un combat perdu d’avance ? L’unité d’investigation sur les stupéfiants, nouveau coup de com’ de DarmaninJérôme Durain, sénateur PS de Saône-et-Loire est le président de la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France qui vient de rendre un rapport sur le sujet. Il revient pour Politis sur la menace globale du trafic de stupéfiants et la corruption liée et dénonce l’inefficacité de la réponse publique, qui se contente d’opérations visibles en négligeant les enquêtes financières et patrimoniales.
Comment est né le projet de cette commission d’enquête ?
Jérôme Durain : Il est né des « narchomicides », des crimes très importants qui ont eu lieu en 2022 et 2023 à Marseille à cause de la guerre entre deux clans : Yoda et DZ Mafia.
Lorsque les auditions ont commencé, vous attendiez-vous à découvrir un trafic d’une telle ampleur ?
Non. Ce qu’on révèle avec ce rapport était connu, mais de façon parcellaire et fragmentée. Ici, on montre le côté très systémique du narcotrafic ainsi que le caractère global de sa menace. On pointe la nécessité d’une réponse publique à la hauteur. Ce qu’on mesure bien avec ce rapport, c’est l’écart entre cette menace et la réponse de la puissance publique.
Dans quelle mesure la corruption de « basse intensité » vous inquiète-t-elle ?
La quantification et la qualification de ce phénomène représentent une vraie difficulté. Et d’ailleurs les ministres nous le disent : « Vous nous dites qu’il y a de la corruption un peu partout, dans des proportions qui sont inquiétantes. Mais il n’y a pas tant d’instructions que ça. » C’est précisément parce qu’on sait que ça existe et qu’il y a peu d’instructions que ça nous inquiète. On est mal outillés pour répondre à ce phénomène et pour apporter des réponses concrètes à cette corruption. Et d’ailleurs, dans le rapport, c’est très bien dit par Isabelle Jegouzo [directrice de l’Agence française anticorruption, N.D.L.R.], qui explique qu’on n’est pas suffisamment équipés, et qu’on n’est pas à la hauteur de la menace.
Comment expliquez-vous le fait que le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, ait nié la menace que représentait la corruption liée au narcotrafic lors de son audition par le Sénat ?
C’est dommage qu’il nie cette corruption. Ce n’est pas ce que nous disent les inspections générales des services que nous avons auditionnées et ce n’est pas nous qui écrivons les papiers dans la presse. On ne dit pas non plus que le pays est gangrené. On dit que la corruption existe à tous les étages, et que c’est un phénomène qu’il faut traiter si on veut lutter efficacement contre le narcotrafic. Quand le ministre dit ça, il fait fausse route. Le gros problème avec ses déclarations, c’est qu’elles vont retarder l’adoption de mesures.
Si on attaque les points de deal, ça se voit. C’est un message politique qui est incontestablement envoyé.
De plus, ce n’est pas parce qu’on dit que ce phénomène existe qu’on met en doute la probité de la très grande majorité des fonctionnaires de ce pays. On sait faire la part des choses. Mais il faut savoir constater qu’il y a des fragilités. Et il ne faut pas oublier que ces fragilités ne sont pas liées qu’à des gens avides d’argent et qui sont dans une volonté de s’enrichir à tout prix et appâtés par l’argent. Il y a aussi des menaces corrélées à ces manœuvres corruptrices. Il y a des phénomènes qui sont compliqués à endiguer, comme cette corruption liée au narcotrafic. Reconnaître un phénomène, c’est s’engager à y apporter une réponse. Plus on en diffère le constat, plus on se donne du temps pour ne pas y répondre.
Le gouvernement préfère-t-il mettre de l’argent dans des opérations de communication du type opérations « place nette », plutôt que dans des choses moins visibles par le public mais plus efficaces pour démanteler les réseaux, comme les enquêtes sur les flux financiers ou le blanchiment d’argent ?
La réponse du gouvernement au narcotrafic tient à une vision très sécuritaire et très répressive. La tendance naturelle est de proposer les réponses les plus simples et les plus évidentes possible. Si on attaque les points de deal, ça se voit. C’est un message politique qui est incontestablement envoyé. Cela montre qu’on s’en occupe, ça permet d’avoir des chiffres – d’ailleurs assez relatifs, ils ne sont pas forcément flatteurs quand on voit combien y a été investi. C’est plus facile de faire ça – sans dire qu’il ne faut pas le faire – que s’attaquer à des phénomènes beaucoup plus complexes que sont la saisie des avoirs, les enquêtes patrimoniales. Et ce parce qu’il faut aussi des coopérations internationales, ce sont des processus qui prennent beaucoup de temps, qui mobilisent des moyens et qui ont peu de visibilité. Ça ne paye pas en termes de communication politique, c’est évident. Il y a cette tentation-là parce que c’est plus flatteur. Mais ça ne résout rien à long terme.
« Articuler une réponse publique qui s’intéresse à l’ensemble de la chaîne »
Pourquoi y a-t-il si peu de moyens déployés pour lutter contre les flux financiers et le blanchiment d’argent, alors que ce sont les principales cibles pour démanteler efficacement les réseaux de trafiquants ?
Je pense que les sujets arrivent à maturité dans le débat public, dans la prise de conscience collective, en raison de certains événements, comme les narchomicides. On se rend compte de l’impact du narcotrafic sur la société française. Les moyens liés aux enquêtes financières, patrimoniales, on les a aussi peut-être négligés parce qu’on n’avait pas pris la mesure de la menace. En revanche, aujourd’hui, on ne peut plus dire qu’on ne sait pas.
Comment expliquer l’échec de la lutte contre le narcotrafic ?
Il faut que l’on mesure à la fois par le haut pour avoir une approche globale de la menace, et par le bas, via le désarroi de ceux qui sont en première ligne, c’est-à-dire les policiers, les magistrats, les douaniers… Leur désarroi, leur cri d’alarme, montrent qu’on n’est pas au niveau. On manque singulièrement d’organisation. On est en ordre dispersé sur le narcotrafic. Il faut que les uns parlent aux autres et que cela fasse l’objet d’un plan global. Sinon on va continuer de traiter des bouts de la chaîne. Il faut vraiment articuler une réponse publique qui s’intéresse à l’ensemble de la chaîne et qui soit systémique.
Le narcotrafic représente une menace pour les intérêts fondamentaux de la nation.
Pourquoi avoir proposé de créer un parquet national antistupéfiants, et pas un parquet national anticrime organisé, sachant que les différents trafics – êtres humains, armes, environnemental – sont souvent imbriqués ?
Ce qui nous est apparu avec les membres de la commission et le rapporteur, c’est que les stupéfiants demandaient une spécialisation. Le narcotrafic représente une menace pour les intérêts fondamentaux de la nation. Il faut se spécialiser, et pas élargir sur d’autres sujets et confondre des phénomènes, bien que parfois voisins et liés. C’est un phénomène en tant que tel, qui est d’une particulière gravité et dont on considère qu’il est attentatoire aux intérêts de la nation. Il faut donc des gens spécialisés sur ce phénomène-là.
Pensez-vous que les conclusions du rapport d’enquête vont faire bouger les choses ? Que des lois vont être votées en conformité avec les propositions qui ont été faites ?
Je l’espère ardemment. J’ai peur qu’on n’ait pas de réponse, ou alors qu’on ait une réponse parcellaire, à la découpe. Par exemple, avec un ministère qui s’occupe de quelques aspects, un autre qui s’occupe de quelques autres dans le meilleur des cas. Si la réponse n’est pas coordonnée, on fera fausse route et on n’atteindra pas la cible. Sinon on va passer à côté de cette chance qui nous est donnée de prendre la mesure du phénomène et d’apporter des réponses justes. S’il le faut, on ira vers une proposition de loi pour continuer à alimenter le débat politique et la réponse législative sur ce sujet.