Palestine : face à la barbarie
Benyamin Netanyahou a lancé, le 7 mai, l’offensive contre Rafah et ses centaines de milliers de réfugiés. Un nouveau seuil franchi dans la dévastation et les crimes de guerre à Gaza. Jusqu’à quand perdurera l’impunité ?
dans l’hebdo N° 1811 Acheter ce numéro
Des nuages de cendres occultent le ciel. Les flammes ravagent les bâtiments d’où les sauveteurs de la défense civile tentent d’extraire les vivants et les morts. Un déluge de bombes dévore les nuits, anéantit les jours. Plus de 1,3 million de Palestiniens, sur les 2,3 millions de Gazaouis, s’entassaient depuis octobre à Rafah, la ville frontalière avec l’Égypte, cherchant un refuge inexistant après la désagrégation de leurs quartiers au nord et au centre de la bande de Gaza. En une dizaine de jours, après que les forces d’occupation israéliennes ont ordonné aux Palestiniens d’évacuer Rafah, le 6 mai, quelque 800 000 d’entre eux sont partis à nouveau.
À pied, ou avec des charrettes, parfois une voiture ou un camion, empilant des couvertures et de rares souvenirs sauvés de la destruction et d’une succession d’exodes intérieurs forcés. Certains se sont dirigés vers Al-Mawasi à quelques kilomètres. Tout y manque, la nourriture, l’eau potable, l’électricité… D’autres sont revenus dans les ruines de ce qui fut leur vie. Beaucoup, alertent les agences des Nations unies, sont trop faibles pour marcher. La famine à grande échelle qui sévit au nord s’est propagée au sud. Le 18, les réfugiés à Jabaliya recevaient à leur tour l’ordre d’évacuer tandis que la ville-camp de Nusseirat, au centre de l’enclave, ou la ville de Gaza, au nord, subissaient aussi le feu des bombes.
Plus de 35 000 morts
En avril déjà, l’ONU comptait 19 000 enfants orphelins. Mi-mai, elle comptabilisait plus de 35 000 morts dans la bande de Gaza en un peu plus de sept mois. 25 000 corps avaient été identifiés. À 40 % des hommes, à 20 % des femmes, à 32 % des enfants, et à 8 % des personnes âgées hommes et femmes. Parmi les plus de 11 000 disparus, les sauveteurs estiment qu’une majorité sont des enfants et des femmes piégés chez eux par les bombes. Le 17 mai, l’ONU déplorait aussi près de 80 000 blessés. Plus d’un tiers des enfants du nord de l’enclave souffrent de malnutrition aiguë.
Les rares hôpitaux fonctionnant encore, partiellement, manquent de tout, médicaments, respirateurs…
Les maladies respiratoires ou digestives se répandent faute de systèmes d’évacuation des eaux usées en état de marche, d’évacuation des déchets, de conditions d’hygiène décentes, d’eau salubre, d’accès aux soins. La malnutrition accélère l’effondrement des systèmes immunitaires. Les malades chroniques ne disposent plus de soins. Les rares hôpitaux fonctionnant encore, partiellement, manquent de tout, médicaments, respirateurs… et reçoivent des cortèges de blessés et de tués.
L’aide humanitaire indispensable à la survie de toute une population ne passe plus au sud, où les forces israéliennes se sont emparées du côté palestinien de la frontière avec l’Égypte. L’armée a rouvert le point de passage de Kerem Shalom mais ne laisse passer que trop peu de camions. Certains sont bloqués par des colons ; d’autres, côté gazaoui, ne peuvent circuler du fait des pénuries d’essence, d’autres encore sont la cible de tirs, au prix de la vie des personnels humanitaires.
Quels mots diront jamais les larmes d’un tout petit enfant appelant sa mère, ignorant que sa dépouille demeure sous les ruines ? La détresse d’adolescents portant les corps des leurs, déterrés d’une fosse commune aux abords d’un hôpital ? Les cris d’un autre bégayant entre deux spasmes qu’il voudrait être mort ? Les pleurs d’une fillette réclamant qu’on lui rende ses jambes dont elle est amputée ? Le silence d’autres enfants espérant une gamelle de quelque aliment chaud ? L’acharnement d’un père grattant le sol de ses mains nues pour retrouver les corps de ses fils ? Le tremblement incessant de bambins sortis des décombres gris de poussière, de boue, de sang ? Les rires éphémères de tout-petits jouant sur une balançoire de fortune, avant qu’un bruit de moteur venu du ciel les fasse fuir ?
Dès janvier, la Cour internationale de justice, à la requête de l’Afrique du Sud, avait ordonné la protection de la population palestinienne contre un risque réel et imminent de génocide. Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, estimait, dans un rapport présenté le 26 mars au Conseil de sécurité, que « la nature et l’ampleur écrasante de l’assaut israélien sur Gaza et les conditions de vie destructrices qu’il a causées révèlent une intention de détruire physiquement les Palestiniens en tant que groupe ».
La guerre a tué plus d’enfants à Gaza en quatre mois qu’en quatre ans dans le monde.
UNWRA
« La guerre a tué plus d’enfants à Gaza en quatre mois qu’en quatre ans dans le monde », dénonçait déjà l’Office des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). Depuis, la dévastation ne cesse de s’étendre. L’Union européenne et les États-Unis eux-mêmes ont mis en garde contre la catastrophe humanitaire que générerait l’assaut contre Rafah. Le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, n’en a cure.
Achever la Nakba
Au lendemain du 7 octobre et de l’attaque sans précédent du Hamas et du Jihad islamique sur le sol israélien, tuant plus de 1 170 personnes, en majorité des civils dont des enfants, et prenant en otages 252 personnes dont 125 toujours détenues, Benyamin Netanyahou avait annoncé une guerre « contre le Hamas », pour éradiquer l’organisation palestinienne et libérer les otages. Depuis, seule une négociation a permis un échange de prisonniers. Les bataillons du Hamas sont toujours actifs. La guerre, d’une violence et d’une ampleur inédites contre les civils palestiniens, n’aura généré que destruction, chagrin infini, ressentiment durable pour des générations.
Car l’enjeu, pour le Premier ministre israélien, est ailleurs. Il est personnel d’abord, alors que la fin de la guerre pourrait signifier, outre son procès pour corruption, abus de confiance et fraude, une mise en cause directe dans les défaillances sécuritaires du 7 octobre. À quoi pourrait s’ajouter un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale – ainsi que contre Yoav Gallant, ministre de la Défense, et trois dirigeants du Hamas, Ismail Haniyeh, Mohammed Deif et Yahya Sinouar. Il répond à l’objectif colonial, ensuite, d’installer Israël de la mer au Jourdain sur une terre débarrassée de ses habitants et de son histoire palestiniens.
L’hécatombe de Gaza, qui succède à des années de blocus, à plusieurs guerres, à l’assassinat des manifestants pacifiques des « marches du retour » de 2018, s’accompagne de la destruction des universités, lieux de culte, archives, monuments d’une histoire plurielle et multiséculaire, mais aussi d’une intensification de la colonisation à Jérusalem-Est et dans le reste de la Cisjordanie. Plus de 220 Palestiniens de Cisjordanie ont été assassinés entre janvier et fin septembre 2023 par les colons et l’armée d’occupation, plus du double depuis. Des communautés entières sont déplacées au profit des colonies. Pour le gouvernement suprémaciste israélien, il s’agit d’« achever ce qui ne l’a pas été en 1948 », la Nakba, ou dépossession et exode des Palestiniens, en fait commencée dès 1947.
Responsabilités internationales
L’impunité pérenne dont jouit Tel-Aviv, l’inaction des puissances pour imposer le droit international notamment humanitaire et mettre en œuvre les ordonnances de la Cour internationale de justice signent-elles leur consentement face à la barbarie ? Il a fallu attendre le mois de mars pour que les États-Unis ne mettent pas leur veto à une résolution du Conseil de sécurité exigeant un cessez-le-feu. Sans suite.
Le 5 avril, le Conseil des droits humains de l’ONU a réclamé l’arrêt de toute vente d’armes à Israël. Vingt-huit États ont voté pour, six contre, dont les États-Unis et l’Allemagne, treize se sont abstenus dont la France. Joe Biden, critiquant l’invasion de Rafah, s’est contenté de menacer Israël de réduire ses livraisons. La France se targue de convoyer de l’aide humanitaire à Gaza mais invite les industries militaires israéliennes à Eurosatory. D’autres ont décidé un embargo : l’Espagne, la Wallonie en Belgique, ou les Pays-Bas, à la suite d’actions en justice d’associations de défense des droits humains.
La France se targue de convoyer de l’aide humanitaire à Gaza mais invite les industries militaires israéliennes à Eurosatory.
L’immense majorité des États vote en faveur de la reconnaissance par les Nations unies de l’État de Palestine, Washington s’y oppose. Dans l’Union européenne, seules l’Espagne, l’Irlande et la Slovénie envisagent aujourd’hui de reconnaître un État palestinien (1). L’Union européenne « exhorte » Israël à mettre un terme à son offensive à Rafah mais continue à n’user d’aucun des moyens de pression dont elle dispose, comme la suspension de l’accord d’association avec Tel-Aviv et des autres accords commerciaux, sécuritaires ou militaires.
(Outre Malte, Chypre, la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et la Pologne, qui l’ont déjà fait en 1988, et la Suède, en 2014.
« Il n’y a rien d’anormal puisque l’anormal est devenu habituel », disait un personnage de Ionesco dans Le roi se meurt. Partout dans le monde les sociétés refusent massivement l’inhumanité et se mobilisent pour le cessez-le-feu et la fin de l’occupation de la Palestine. Les étudiantes et les étudiants de nombreux pays sont en première ligne de ce combat pour Gaza. Pour le droit. Et pour notre avenir commun.