Patrice Bessac : « Nous ne pouvons pas laisser la France à l’extrême droite »
Le maire communiste de Montreuil alerte sur la possible arrivée du Rassemblement national au pouvoir, qui créerait un « nouveau système politique » auquel « les maires seront les premiers confrontés ». L’édile en appelle à toutes les gauches en vue de la présidentielle.
L’été dernier, la mort de Nahel, cet adolescent de 17 ans tué par la police le 27 juin, a embrasé la Seine-Saint-Denis. En réponse, le gouvernement a présenté une feuille de route très sécuritaire. Plus d’un an après, quel point de vue avez-vous sur la situation ?
Patrice Bessac : La droite et le gouvernement, comme une grande partie des syndicalistes policiers, ont complètement bloqué le débat de fond sur la considération des populations périphériques et sur le rapport entre la police et la population. En Île-de-France, nombreuses sont les personnes qui, du fait de leur couleur de peau, font l’expérience très régulière de la discrimination dans les rapports à la police, avec des contrôles d’identité arbitraires récurrents. Par exemple, il n’a jamais été question de la résolution des comportements déviants au sein de la police. C’est pourtant nécessaire si l’on veut une police intégralement républicaine.
Le gouvernement a préféré apporter des mesures sécuritaires comme l’augmentation des amendes pour non-respect du couvre-feu ou la possibilité de condamner les parents à des travaux d’intérêt général quand leurs enfants commettent des faits de délinquance. Mais il n’a pas eu le courage de prendre les problèmes de front. Tout en entretenant ce mythe qui expliquerait que l’État engage un « pognon de dingue » pour les banlieues et territoires périphériques. Ce qui est totalement faux.
Les enfants de Seine-Saint-Denis doivent avoir les mêmes droits que les enfants de Paris.
Vous avez rendu public un rapport fin mars visant à dénoncer l’inaction de l’État en matière de services publics en Seine-Saint-Denis. Que révèle-t-il ?
Il ne révèle rien de nouveau. Il dit simplement, après de très nombreux rapports et notamment celui de Stéphane Peu en 2018, la persistance d’une inégalité structurelle en Seine-Saint-Denis dans l’intervention des grands services publics d’État. Si l’on regarde les données sur l’éducation, l’accès au droit, les politiques de l’emploi, le nombre de policiers par habitant ou le nombre de magistrats par habitant, ce département a moins que la plupart des autres départements français. La base du travail n’est pas assurée par l’État dans des conditions égalitaires. C’est une redistribution à l’envers : on prend aux plus pauvres pour donner aux départements les plus riches. Les enfants de Seine-Saint-Denis doivent avoir les mêmes droits que les enfants de Paris. Nous allons publier ce rapport actualisé chaque année.
Comment jugez-vous l’attitude de l’État ?
En octobre 2019, Édouard Philippe, alors Premier ministre, avait fait des déclarations justes lors de la présentation de son plan pour un État plus fort. Il reconnaissait la responsabilité de l’État sur l’exercice des droits fondamentaux devant le service public. Il affirmait que la Seine-Saint-Denis n’avait pas besoin de mots, mais d’actes. Force est de constater que près de cinq ans après ces déclarations, les fondamentaux de l’inégalité structurelle sont toujours là. Les populations les plus faibles, d’un point de vue économique notamment, et les populations périphériques par rapport aux principaux lieux de pouvoir en France sont maltraitées. Il y a un séparatisme politique latent de l’État vis-à-vis d’une partie de ses citoyens.
En mars, le corps enseignant et les élèves se sont mobilisés pendant plusieurs semaines en Seine-Saint-Denis. Le 2 avril, vous avez pris un arrêté commun, avec onze maires du département, pour obliger l’État à mettre en place un plan d’urgence pour les écoles, collèges et lycées. Le tribunal administratif a finalement suspendu cet arrêté le 26 avril. Pourquoi avoir pris cette initiative ?
C’était un acte juridique militant. Il fallait contribuer à faire avancer un combat et des idées en utilisant le droit. Au nom de la dignité humaine, nous voulions défendre l’égalité de chacun. Si j’étais à la place de la ministre de l’Éducation nationale, Nicole Belloubet, je ne prendrais pas la mobilisation et notre initiative comme un mouvement d’opposition, mais plutôt comme un cri d’urgence envoyé par ceux qui sont attachés à l’école publique dans le département le plus pauvre de France. Nous avons besoin d’un peu plus que des déclarations martiales.
En pleine campagne pour les européennes du 9 juin, les gauches ne se sont pas réunies pour défendre une liste commune car beaucoup sont convaincus que cette stratégie est la plus efficace pour faire élire le plus d’eurodéputés. Est-ce le bon choix pour tenter de combattre l’extrême droite ?
Je ne comprends pas comment le déni de réalité peut diriger des choix politiques. Le point de départ de ma réflexion est simple : je constate que la victoire de l’extrême droite à la présidentielle est une possibilité. J’ai examiné le sondage commandé par les Républicains et effectué par Ipsos (révélé par Le Nouvel Obs en mars, N.D.L.R.) qui affirme que la majorité absolue de l’Assemblée nationale irait au Rassemblement national. Je regarde également les projections pour les élections européennes et présidentielle. Toutes ces données nous disent qu’il est donc possible que Marine Le Pen soit présidente, que Jordan Bardella devienne Premier ministre et qu’ainsi, les préfets, les ambassadeurs, les directeurs de nos administrations soient nommés et sous les ordres d’un tel gouvernement.
Les maires seront les premiers confrontés à ce nouveau système politique car nous administrons les services publics locaux, nous demandons des subventions, nous faisons face aux habitants, nous sommes au contact des préfets et des forces de l’ordre. Je ne veux pas m’y plier. Si certains estiment qu’il ne nous reste qu’à penser uniquement les conditions de résistance après que le RN aura acquis le pouvoir, qu’ils le disent. Nous ne devons pas faire le choix de la défaite.
Je vais organiser un festival « pour un futur moins con » afin de chercher à construire un espace de création, de travail, de partage, de fête et de réflexion en commun.
Appelez-vous clairement à l’union des gauches ?
Oui, une union la plus large possible. 2017 a été un grand moment pour la gauche. Jean-Luc Mélenchon a été l’un de ses initiateurs en créant les conditions d’un dynamisme dans la rencontre entre les questions écologiques, le combat contre le libéralisme et la défense d’un nouveau projet de société. Après la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes) née en 2022, chacun est entré dans une phase d’isolement et de régression, chacun s’est replié sur son pré carré. Le corps enseignant qui s’est mobilisé cette année comme ceux qui ont protesté contre la réforme des retraites en 2023 n’ont plus de perspective. L’unité serait un début de réponse.
Nous ne pouvons pas laisser la France à l’extrême droite. De nombreux chefs d’entreprise s’interrogent, des maires de droite basculent, le RN s’est banalisé partout. Et nous, la gauche, sommes comme des crustacés qui, en train de se faire cuire, se préoccupent de la température de l’eau plutôt que du cuisinier. Il faut se mettre face à nos responsabilités. De mon côté, je vais constituer un groupe d’élus locaux partout en France pour analyser les conséquences possibles d’une victoire de l’extrême droite sur les politiques locales, et je vais organiser un festival « pour un futur moins con » afin de chercher à construire un espace de création, de travail, de partage, de fête et de réflexion en commun. Tous les chefs de partis de gauche sont invités.
Estimez-vous que tous les dirigeants de gauche partagent cet objectif de l’unité, y compris l’actuel secrétaire national du PCF, Fabien Roussel ?
Tout le monde dit : « Je veux être unitaire. » Personne n’affiche officiellement sa volonté de diviser la gauche. Mais plus que sur leurs paroles, les responsables politiques doivent être jugés sur leurs résultats. Et le résultat dans notre camp, c’est-à-dire une situation de division, conduit à tout sauf à l’accession au pouvoir de la gauche. Est-ce que nous prenons assez au sérieux la menace de l’extrême droite ? Pensons-nous les conditions d’une victoire de la gauche avec une majorité à l’Assemblée nationale ? Si nous voulons rester minoritaires, il faut le dire. Mais si nous voulons être majoritaires, il faut urgemment changer la situation dans laquelle nous nous trouvons.