Puy-de-Dôme : derrière le projet des mégabassines, le mégalobby Limagrain
Plus de 6 500 personnes se sont rassemblées samedi 11 mai dans le Puy-de-Dôme contre le projet des deux plus grosses mégabassines de France. L’ombre du 4e semencier mondial plane sur ce projet faramineux.
“Et un, et deux, et trois coups de pelle ! » entonne une centaine de manifestants, regroupée autour d’un ruisseau équipé d’un système de drainage agricole. Encouragés par la foule, certains militants munis de bêches creusent vigoureusement le talus pour reboucher le drain. À l’aide de branchages et de la terre récupérée, un barrage de castor prend forme petit à petit. L’objectif ? Restaurer une zone humide pour permettre à l’eau de retrouver ses niveaux naturels, essentiels au bon équilibre de l’écosystème.
Cette action « coup de poing » sera la plus radicale de la mobilisation du samedi 11 mai 2024, qui, comme annoncé en amont, s’est déroulée sans heurts, dans une ambiance conviviale et festive. Plus de 6 500 personnes se sont réunies en ce week-end ensoleillé pour une randonnée entre les communes de Vertaizon et Billom, dans la plaine de la Limagne (Puy-de-Dôme). Le cortège multigénérationnel s’étend à perte de vue sur le chemin qui longe les parcelles agricoles.
Les drapeaux et les pancartes flottent au milieu des nombreuses méduses en papier qui se dressent à plusieurs mètres de hauteur au bout de perches. L’ambiance musicale oscille entre chants militants et classiques de la chanson française : des slogans tels que “Limagrain dégage, résistance et sabotage ! » ou “Des zones humides, contre des bassines ! » sont repris à l’unisson entre deux titres d’Aya Nakamura.
La capacité cumulée de stockage dépasserait les 2,3 millions de m3, soit 500 piscines olympiques.
A la mi-journée, les manifestants s’arrêtent sur le site du projet de la mégabassine de Bouzel. Ils encerclent l’immense parcelle en formant une chaîne humaine, et se munissent de graines fournies par les organisateurs. “Plantez des graines en bordure, on va créer de la végétation autour de la bassine ! » scande un organisateur dans son mégaphone. Cet emplacement doit accueillir l’une des deux « retenues de substitution » qui, si elles venaient à voir le jour, pourraient être les plus grosses mégabassines du pays. Avec une superficie supérieure à 32 hectares (l’équivalent de 45 terrains de football), leur capacité cumulée de stockage dépasserait les 2,3 millions de m3, soit le volume de 500 piscines olympiques. Dans leur cas, le mot de gigabassines est même utilisé.
Accaparement
À l’origine de cette manifestation familiale et pacifiste, on retrouve les antennes locales de Bassines Non Merci, des Soulèvements de la Terre, des Faucheurs volontaires, d’Extinction Rébellion et de la Confédération paysanne. Tous dénoncent un projet destructeur d’un point de vue socio-économique et écologique. Loin de se contenter de récupérer l’eau de pluie, les mégabassines pompent l’eau dans les nappes phréatiques ou dans les cours d’eau.
Celles de la Limagne prévoient de pomper les ressources hydriques dans l’Allier en période hivernale, entre novembre et mars, dans le but d’avoir des réserves pour irriguer les cultures l’été. La rivière Allier est un pilier vital pour la région. Elle alimente non seulement une part importante des besoins en eau agricole, mais elle est également essentielle pour l’approvisionnement en eau potable : environ 300 000 personnes sont concernées, notamment à Clermont-Ferrand et dans une partie du département de l’Allier.
Cependant, son débit diminue régulièrement en raison du changement climatique. Les prévisions pour 2050 sont alarmantes : une baisse d’environ 30 % lors d’une année normale et jusqu’à 50 % lors d’une année sèche par rapport à la situation actuelle. “Sur une année comme 2022-2023, la bassine n’aurait pas pu être remplie complètement si on respecte les dates et les niveaux prévus de pompage. Au vu des enjeux financiers, il semble très compliqué d’avoir des bassines qui vont rester vides. On risque d’avoir régulièrement des dérogations du préfet pour continuer à remplir”, s’alarme Nicolas Fortin, secrétaire national de la Confédération paysanne.
Nous devons revoir les modèles agricoles et revoir les priorités d’usage de l’eau.
N. Fortin
“Dévastateur”, “ahurissant”, les qualificatifs ne manquent pas parmi les détracteurs du projet. Tous dénoncent une mainmise sur l’eau de la part d’une minorité d’agriculteurs acquis au modèle de l’agro-industrie. Dans le Puy-de-Dôme, la multinationale Limagrain qui symbolise la pratique dominante de l’agriculture industrielle, crispe les membres de la Confédération paysanne.
“Ici comme ailleurs, le problème des bassines pour les paysans est un accaparement de l’eau”, dénonce Nicolas Fortin. “Lors des périodes de restrictions d’usage, des agriculteurs aux cultures prioritaires qui n’auront pas accès aux bassines vont se retrouver sans eau. Nous devons revoir les modèles agricoles et revoir les priorités d’usage de l’eau : les cultures vivrières, le maraîchage, l’arboriculture, qui sont directement destinées à l’alimentation humaine”, poursuit-il.
Fuite en avant
Outre l’accaparement d’un bien commun, c’est l’assèchement des écosystèmes naturels et la dégradation des sols qui font bondir les militants. Le pompage massif d’eau dans les nappes phréatiques et les cours d’eau pour remplir les bassines entraîne un assèchement des zones humides et des sols. Par ailleurs, ce même pompage aggrave la dégradation des sols en modifiant leur structure et leur composition, ayant des répercussions sur la fertilité des terres agricoles à long terme. “Ce type de projet ne favorise pas du tout les modèles d’agriculture doux et responsables qu’il faudrait mettre en place pour continuer de se nourrir à long terme”, glisse Lola, étudiante en école d’agronomie.
Car si les mégabassines sont tant décriées, c’est aussi parce qu’elles représentent une approche court-termiste de la gestion de l’eau : en asséchant les sols et en détournant les ressources hydriques des écosystèmes naturels, le projet contribue à réduire encore davantage la disponibilité en eau à long terme. Cette approche court-termiste aux allures de fuite en avant est pleinement assumée par la coopérative Limagrain. Trente-six agriculteurs du bassin de Billom, regroupés au sein de l’Association syndicale libre (ASL) des Turlurons, sont à l’origine du projet des mégabassines de la Limagne. La majorité d’entre eux sont adhérents de la coopérative, 4e semencier mondial. Les porteurs de projet bénéficient d’un financement de 70 % de la part de l’État.
Notre argent public va au profit d’intérêts privés, d’une multinationale.
M. Panot
“Vous donnez un passe-droit aux intérêts privés pour continuer à assécher les nappes phréatiques et les cours d’eau”, indiquait Marianne Maximi, députée LFI du Puy-de-Dôme, au ministre de l’agriculture mardi 7 mai dernier en séance de questions au gouvernement. “Notre argent public va au profit d’intérêts privés, d’une multinationale. L’eau est un enjeu n° 1 du XXIe siècle, les sécheresses vont se multiplier. Mettre de l’argent public pour une solution décrite par Limagrain lui-même comme une solution de court terme, c’est complètement irresponsable”, s’insurge lors de la mobilisation de ce 11 mai Mathilde Panot, présidente du groupe insoumis à l’Assemblée.
Le jackpot des semences
Limagrain se défend d’être à l’origine du projet, qu’il soutient néanmoins. Et on comprend pourquoi : l’une des activités phares du géant de l’agro-industrie est la production de semence de maïs. Le maïs semence repose sur la technique d’hybridation, qui implique la fertilisation croisée entre deux plantes de la même espèce. Environ 15 % des terres agricoles de la Limagne sont consacrées à cette pratique, particulièrement gourmande en eau. Le maïs semence s’avère être un commerce particulièrement lucratif, environ quatre fois plus rentable que le blé.
“Le marché de la semence est l’un des business les plus profitables qui existent. Les marchés sont gigantesques”, explique Totona (pseudo), géographe, anthropologue et membre de Bassines Non Merci 63. “Entre un maïs de consommation et un maïs semence, le rapport économique à l’hectare est de 1 à 4. Cela permet de maintenir des exploitations céréalières rentables avec une superficie assez réduite par rapport à la moyenne”.
Originaire dans la région, Limagrain a bâti un empire surpuissant. Avec 1 300 coopérateurs, difficile pour les agriculteurs de prendre leur indépendance vis-à-vis de la coopérative. Le contrat avec le semencier permet aux agriculteurs de ne pas être dépendants des cours mondiaux du blé avec des prix garantis. “On peut faire vivre une personne avec 60 hectares avec du maïs semence. Il en faut une centaine pour du maïs de consommation”, explique Totona.
Les contrats de Limagrain permettent donc aux agriculteurs de se maintenir et d’être rentables sur de plus petites exploitations. Une sécurité financière, au détriment d’une certaine liberté : “L’envers des choses, c’est que les agriculteurs ne sont plus que les exécutants. Ils doivent produire leurs semences de maïs selon les protocoles fixés par Limagrain, ils ont l’obligation d’irriguer. C’est là que la coopérative tient les agriculteurs : soit vous irriguez, soit vous n’avez pas de contrat”, grince-t-il.
Cette dynamique permet donc à Limagrain d’avoir un moyen de pression sur les agriculteurs de la Limagne pour les pousser à porter le projet des mégabassines. “Si les agriculteurs refusent l’association syndicale libre pour porter les bassines, ils n’auront pas d’eau en période estivale. Pas d’eau pour irriguer, pas de maïs semences, et donc pas de contrat. Voilà ce qu’est l’empire Limagrain, tout est verrouillé”, constate Totona.
Après une analyse géologique, le terrain de Saint-Georges-sur-Allier, initialement choisi pour accueillir l’une des deux mégabassines, a été rejeté. Les recherches sont en cours pour trouver une nouvelle parcelle, permettant aux militants de gagner du temps pour tenter d’obtenir un moratoire sur les mégabassines. Aujourd’hui en France, environ 300 projets de retenues de substitution sont à l’étude.