« La Russie est devenue un pays fasciste »

À quelques semaines du 80e anniversaire du débarquement en Normandie, auquel la Russie est invitée, l’historien Sergueï Medvedev compare le « fascisme » russe à celui dans lequel l’Europe était plongée lors de la Seconde Guerre mondiale.

Pauline Migevant  • 7 mai 2024 abonnés
« La Russie est devenue un pays fasciste »
© Hanna Balan / Unsplash

Une guerre made in Russia / Sergueï Medvedev / Buchet -Chastel / 230 pages / 22,50 euros.

Sergueï Medvedev est un historien russe spécialiste de la période postsoviétique. Deux semaines après l’invasion de l’Ukraine, il a quitté la Russie et vit désormais à Prague, où il enseigne à l’université Charles. Dans son dernier ouvrage Une guerre made in Russia (Buchet Chastel), il développe l’idée selon laquelle la guerre en Ukraine est une continuation de la Seconde Guerre mondiale restée inachevée. Entretien.

Le 6 juin, la Russie sera invitée pour le 80e anniversaire du débarquement en Normandie. Si Vladimir Poutine n’y est pas convié, peut-on tout de même considérer cette invitation comme une forme de victoire idéologique de la Russie ?

« L’Europe a peur de Poutine, de la Russie et des armes nucléaires. Ceux qui ont moins peur, ceux qui ont déjà vécu l’agression russe, les Polonais, les pays baltes, utilisent le mot fascisme plus calmement. » (Photo : Gintautas Berzinskas.)

Bien sûr que c’est une victoire. Il faut retirer cette invitation, car la Russie aujourd’hui est l’héritière non pas des pays victorieux, mais de l’Allemagne hitlérienne. La Russie est devenue un pays fasciste. Et le fait que Poutine ne soit pas invité ne change rien. C’est un mauvais message pour le monde et pour le peuple russe. C’est avant tout un mauvais message pour les Ukrainiens. La Russie tue des Ukrainiens tous les jours, comment peut-elle être perçue comme un pays qui a battu le fascisme ? La Russie n’a plus le droit moral de dire qu’elle était membre de la coalition antihitlérienne. Je pense que la guerre en Ukraine a annulé la victoire de la Russie sur le fascisme. L’invitation de la Russie à l’anniversaire du débarquement en Normandie est une erreur profonde et fondamentale.

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Le terme de « fascisme » que vous utilisez pour qualifier la Russie actuelle est peu utilisé en Europe. Pourquoi selon vous ?

L’Europe a peur de Poutine, de la Russie et des armes nucléaires. Ceux qui ont moins peur, ceux qui ont déjà vécu l’agression russe, les Polonais, les pays baltes, utilisent le mot fascisme plus calmement. Je n’ai pas du tout peur d’utiliser ce mot. C’est un parallèle absolu avec l’Allemagne hitlérienne. Qu’est-ce que la Russie d’aujourd’hui est devenue ? La Russie elle-même n’a pas peur. Ils ont pris comme symbole la lettre Z, qui est l’héritière directe de la croix gammée. Ils participent à des rituels absolument fascistes, avec des marches, l’endoctrinement des enfants, le culte des morts.

Je partage l’avis de mon collègue Timothy Snyder, professeur à l’université de Yale, qui, en mai 2022, a écrit un excellent article conceptuel intitulé “We should say it, Russia is fascist” (1). Il ne s’agit pas du fascisme classique du XXe siècle, avec ses mobilisations et ses processions aux flambeaux. C’est un fascisme postmoderne corrompu où les gens veulent voir la guerre à la télévision ou ne pas y penser du tout et se contenter de soutenir leur pays. Néanmoins, les mécanismes de soutien et de création d’une société totalitaire, les mécanismes d’endoctrinement de la jeunesse, les mécanismes de haine, le culte de la mort, le culte des morts, sont exactement les mêmes dans les régimes fascistes que dans la Russie d’aujourd’hui.

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« Il faut le dire, la Russie est fasciste. »

D’après le président ukrainien Volodymyr Zelensky, Poutine va tenter de s’emparer de Tchassiv Iar, une ville stratégique, avant le 9 mai, jour de la victoire de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie. Dans votre ouvrage, vous écrivez vous-même redouter les dates comme celle-ci. Quelle signification a-t-elle aujourd’hui en Russie ?

S’il y a bien une idéologie en Russie, c’est l’idéologie de la victoire, autour de laquelle se forme un culte populaire. Les gens deviennent fous de ces symboles. Ils décorent des voitures avec le Z, ils décorent des landaus, ils se promènent avec des portraits de morts. Le culte de la victoire s’est progressivement transformé en culte de la guerre. Avant, les gens utilisaient le 9 mai pour dire « Plus jamais ça ». Cette phrase célèbre a été répétée par plusieurs générations, y compris la mienne et celle de mes pères et de mes grands-pères. Aujourd’hui, ça a été remplacé par un slogan complètement différent : « Nous pouvons le refaire ». Ce qui s’est passé entre 1941 et 1945, on peut le refaire…

Pourquoi la Russie veut-elle contrôler les corps des individus ? Parce qu’elle en a besoin pour se battre.

Ce culte a abouti à la guerre en Ukraine qui est une répétition directe de la Seconde Guerre mondiale, où la Russie ne se comporte plus en victime, mais en agresseur. Les chars russes traversent l’Ukraine exactement de la même manière que les chars de la Wehrmacht. Ils brûlent des villages, violent des gens de la même manière que les soldats nazis ont brûlé des villages et violé des gens. Il existe tout un temple du 9 mai, qui n’a rien de religieux. C’est le temple militaire de Kubinka. Au lieu d’anges, ce sont des soldats soviétiques qui sont peints. Il y a des uniformes, la casquette d’Hitler et les marches de ce temple sont faites d’armes allemandes provenant du musée des forces armées. Il s’agit donc d’un culte morbide de la victoire, qui n’apporte que la guerre et la mort.

D’après les chiffres récents établis par la BBC au moins 50 000 soldats russes sont morts en Ukraine. La mobilisation et la guerre se poursuivent pourtant. Pouvez-vous revenir sur le concept de « tournant corporel de la politique russe », que vous mobilisez pour expliquer les années ayant préparé la guerre en Ukraine ?

La Russie, au cours des 12 dernières années, sous Poutine, a réglementé de façon incroyable la corporalité humaine. Il s’agit des lois anti-LGBT, de la stigmatisation et l’exclusion totale des personnes transgenres de la nation, etc. Contrairement à l’Occident, présenté comme un espace de dépravation, la Russie se place comme le dernier bastion de la sexualité chrétienne normale, où il y a un homme et une femme, et où il n’y a pas de parent numéro un, ni de parent numéro deux. Derrière tout cela se cache une sorte d’utopie démographique. Le fait est que la Russie est en déclin démographique. Et Poutine veut augmenter le taux de natalité, améliorer la démographie, donner un capital maternité, interdire l’avortement et avoir 100 millions, 200 millions enfants de plus. Il en parle constamment.

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Pour qualifier le contrôle des corps qui a fait de la Russie un pays paternaliste et archaïque, j’utilise le terme de biopolitique, comme Michel Foucault. Mais pourquoi la Russie veut-elle contrôler les corps des individus ? Il s’avère qu’elle en a besoin pour se battre. L’idée d’interdire aux femmes d’avorter est qu’elles puissent donner naissance à de nouveaux soldats. Il y a une affiche populaire en Russie contre l’avortement. D’un côté, il y a un bébé dans l’utérus de sa mère qui dit : « Maman, protège-moi aujourd’hui ». De l’autre côté, ce bébé est devenu un garçon avec un casque de soldat et une mitrailleuse : « Maman, protège-moi aujourd’hui, je te protégerai demain ». Ça illustre de quelle façon cette biopolitique se transforme en nécropolitique, en politique de la mort, en politique du meurtre et en politique de la guerre.

Affiche anti-avortement avec la lettre de propagande Z au milieu de l’image. Un embryon s’adresse à une femme enceinte « Défends moi aujourd’hui et je pourrai te défendre demain. » En bas de l’image, « L’avortement n’est pas une ‘question de conscience personnelle’, mais une élimination de la vie humaine. #Onn’abandonnepaslessiens »

Et nous voyons ainsi comment l’État russe se sert de la population comme d’une ressource, comme du pétrole. Il prend les gens à la pelle, et là où c’est le plus facile, en Sibérie, en Bouriatie, en Extrême-Orient, au Daghestan, où il y a une surpopulation. L’État se sert d’endroits où les gens n’ont nulle part où s’échapper. Il y a des villages sibériens où tous les hommes ont été emmenés à la guerre. Dans un village qui comptait 55 hommes, tous sont partis au front. Il ne restait plus que les femmes. Comme en 1940.

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Et si les pertes vérifiées ne sont que de 55 000, selon diverses estimations, les chiffres réels peuvent être multipliés par quatre ou cinq. La Russie a probablement perdu 200 000, peut-être 250 000 personnes, mais cela n’a pas d’importance. Les pertes en vies humaines n’arrêteront pas la Russie. C’est effrayant, car la Russie est en train de dire au monde qu’elle peut mourir. « Vous avez peur de mourir en Occident, mais nous, en Russie, nous n’avons pas peur de mourir. Nous pouvons perdre 100 000 personnes, nous pouvons en perdre 1 million. »

Quel avenir peut-on imaginer en Russie ?

Si nous imaginons des scénarios abstraits, la Russie, vaincue, se débarrasserait complètement de ses ambitions impériales, de ses armes nucléaires, du régime de Poutine, de ses ambitions impériales, de sa grande armée. Elle sera alors une Russie normale, peut-être plus pacifique. Il y a aussi la question de sa décolonisation. Qu’adviendrait-il de la Russie sans Poutine ? Je ne vois aucun danger dans la soi-disant désintégration de la Russie. C’est un grand espace qui est tenu et sécurisé uniquement par le sang et la peur. La Russie se nourrit de l’idée que tout le monde va venir s’emparer de ces espaces. Or, ni la Chine, ni l’Occident n’iront s’emparer de ces espaces gelés de Sibérie, que l’on peut comparer au territoire de la Lune.

Nous devons réfléchir à la manière d’en finir avec Poutine et son régime.

Les différentes régions de Russie pourraient avoir un degré d’autonomie beaucoup plus important. Elles ont des orientations géopolitiques différentes. Mais je ne peux pas m’intéresser maintenant à ces scénarios alors que tous les jours des missiles russes frappent des villes ukrainiennes. Vous voyez, c’est comme si nous étions en 1940 ou 1942, et que nous parlions de l’avenir de l’Allemagne. Il est trop tôt pour parler de l’avenir. Nous devons réfléchir à la manière d’en finir avec Poutine et son régime. Ce n’est qu’alors que nous pourrons commencer à réfléchir à l’avenir de la Russie.

Dans votre livre, vous vous interrogez sur la façon dont la Russie a pu constater “tranquillement” la montée du fascisme. En Europe, il y a une forte montée de l’extrême droite. Comment le percevez-vous ?

Je pense que le danger est pris au sérieux et que l’Europe dispose d’un système politique plus sain et d’une société civile capable de contenir ses propres fascistes. Mais cette force populiste d’extrême droite est en hausse et menace la démocratie européenne. Il y a bientôt les élections européennes auxquelles ces forces populistes participent. À Prague où je travaille, il y a des affiches partout dans les rues avec Marine Le Pen, Salvini et un populiste tchèque. C’est une tendance inquiétante.

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En Slovaquie, par exemple, dont le premier ministre Robert Fico est pro Poutine et antieuropéen, c’est Pellegrini, un autre populiste qui a remporté début avril les présidentielles. Il y a aussi Orbán en Hongrie. Le Kremlin, bien sûr, est heureux de voir tout cela. Ce ne sont pas des alliés ouverts mais des alliés latents du Kremlin, et ils pourraient empêcher le soutien à l’Ukraine. C’est une sérieuse menace et il me semble que la démocratie européenne devrait réagir autant que possible, ne pas les laisser accéder au pouvoir et ne pas les laisser prendre des décisions stratégiques.

Poutine est une menace bien plus grande que le Covid pour l’Europe et les États-Unis.

Car nous nous souvenons de ce qui s’est passé en Europe il y a 80 ans. En fin de compte, l’Europe est tombée entre les mains des fascistes. Et ce n’est pas seulement le nazisme allemand ou le fascisme italien : il y avait des régimes fascistes en Slovaquie, en Hongrie. L’Europe de l’Est a en fait été embrasée par le fascisme, elle était l’alliée d’Hitler. L’essentiel est de ne pas répéter les leçons de ce monstrueux échec de la démocratie qui s’est produit avant la Seconde Guerre mondiale.

« L’Occident tout entier, et l’Europe dans son ensemble, se dirigent collectivement vers le même scénario qu’en 1939. » (Photo : Nik / Unsplash)

En ce qui concerne l’Ukraine et la Russie, qu’attendez-vous de l’Europe ?

Je suis terriblement déçu et alarmé par le fait que nous sommes dans la troisième année de guerre et que l’Occident n’a pas encore apporté de réponse décisive à cette guerre. En 2023, la Russie a consacré 6 % de son PIB à la guerre et l’Ukraine près de 30 %. L’Union européenne, elle, y a consacré 0,1% de son PIB. Ce n’est pas suffisant et les 60 milliards de dollars que le Congrès vient de voter, non plus. L’Ukraine a besoin de 600 milliards. Elle a besoin d’un gel de la Russie – non seulement du gel des 300 milliards d’avoirs russe – mais aussi de leur confiscation.

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Quand il y a eu le covid, l’Europe et les États-Unis ont su trouver de l’argent rapidement. Poutine est une menace bien plus grande que le Covid pour l’Europe et les États-Unis. L’Occident tout entier, et l’Europe dans son ensemble, se dirigent collectivement vers le même scénario qu’en 1939, lorsque Hitler s’est progressivement emparé de la Bohême et de la Moravie, de l’Autriche avec l’Anschluss, des Sudètes, et tout cela a conduit à la Seconde Guerre mondiale alors que l’Occident essayait d’apaiser l’agresseur. Aujourd’hui, la même politique d’apaisement de l’agresseur est poursuivie.

J’espère donc de l’Europe qu’un jour, la coalition pro ukrainienne se transforme en une coalition anti-Poutine. Nous devons nous organiser pour former une coalition de la sorte et dire que notre objectif n’est pas seulement de défendre l’Ukraine, mais de vaincre la Russie et de changer le régime en place.

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