Tran To Nga : « Prouver qu’on peut juger les puissants pour leurs crimes »

À 82 ans, la militante franco-vietnamienne Tran To Nga poursuit sa lutte pour faire reconnaître la responsabilité des entreprises qui ont fourni l’agent orange à l’armée américaine lors de la guerre du Vietnam. Un procès en appel a lieu le 7 mai à Paris pour juger de la compétence de la justice française.

Vanina Delmas  • 1 mai 2024 abonné·es
Tran To Nga : « Prouver qu’on peut juger les puissants pour leurs crimes »
"Ce n’est pas l’argent qui m’intéresse, mais faire en sorte que le crime de l’agent orange, le crime de la guerre chimique, ne reste pas enfoui à jamais dans le passé. Et ça, on a déjà réussi !"
© Maxime Sirvins

Tran To Nga a eu plusieurs vies : enfant dans l’Indochine française, jeune combattante en tant que journaliste dans le sud du Vietnam en guerre, agente de liaison spéciale qui a connu la captivité et la torture, puis directrice d’école dans son pays et figure emblématique de l’humanitaire. Depuis dix ans, elle est aussi le visage d’un énième combat : celui contre quatorze firmes américaines qu’elle juge responsables de l’épandage de l’agent orange sur les forêts et la population vietnamiennes.

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Selon le rapport Stellman, publié en 2003, 80 millions de litres de l’herbicide ont été déversés entre 1964 et 1975, contaminant directement entre 2,1 et 4,8 millions de personnes. Tran To Nga se rêvait chimiste, mais elle s’est retrouvée en première ligne d’une guerre chimique qui ne s’est pas arrêtée à la fin de la guerre en 1975, puisque l’agent orange tue encore aujourd’hui. Consciente que cela dépasse sa personne, elle n’oublie jamais de disséminer quelques grammes de sagesse lors de ses prises de parole, persuadée qu’« on réveille la conscience humaine par le combat et la gentillesse ».

Vous êtes née en 1942 dans cette Indochine qui tentait de s’émanciper de l’emprise coloniale française. Vous écrivez dans votre autobiographie (1) que vous êtes « la fille du Mékong, du colonialisme et de la guerre, l’enfant d’une terre magique et empoisonnée ». Était-ce une évidence de vous engager dans ce qu’on appelle aujourd’hui la guerre du Vietnam ?

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Ma terre empoisonnée. Vietnam, France, mes combats, Tran To Nga, avec Philippe Broussard, Stock, 2016.

Tran To Nga : Ma mère et mes sœurs étaient déjà très engagées. Et moi, depuis mes 18 ans, j’écrivais des lettres pour me porter volontaire pour me battre dans le maquis. J’avais écrit que je ferais tout ce qui pourrait servir la révolution, le combat pour l’indépendance. Le gouvernement a d’abord insisté pour que je poursuive mes études, mais j’ai finalement eu l’autorisation de m’engager en tant qu’enseignante. Avec 200 personnes, dont 25 filles, nous avons marché pendant quatre mois sur la piste Hô Chi Minh pour rejoindre le quartier général du Front national de libération. C’était en 1966, la guerre avait changé d’aspect : on se battait contre les Américains, il n’y avait plus de zone libérée, donc je ne pouvais plus enseigner, alors on m’a envoyée à l’Agence de presse de libération. Grâce à ce rôle de journaliste, j’ai pu assister à tous les événements historiques du Front national de libération !

Vous souvenez-vous de votre premier contact avec l’agent orange ?

J’avais rejoint ma mère dans une autre zone du maquis, proche de Saïgon et de la base générale américaine qui servait pour tout le sud du Vietnam. Nous vivions sous terre car l’armée américaine épandait des défoliants tout autour pour éclaircir la zone et chasser les révolutionnaires des villages. Un jour, j’ai entendu un avion nous survoler. Par curiosité, je suis sortie de l’abri et j’ai vu l’avion avec un gros nuage blanc derrière lui. Je suis restée plantée là à regarder, et d’un seul coup une sorte de liquide gluant m’a enveloppée. Je toussais, je suffoquais. C’était tellement rapide, je n’ai pas réalisé ce que c’était. Ma mère a crié et m’a dit d’aller me changer car c’était du défoliant.

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Vous ignoriez qu’il y avait des épandages d’herbicides ?

Je le savais puisque, en tant que journaliste, j’écrivais très souvent : « Aujourd’hui, dans telle région, il y a eu des épandages de défoliant. » Mais leur dangerosité n’était pas une évidence, on parlait de défoliant sans vraiment savoir ce que c’était. Oui, on voyait que la nature était détruite : il n’y avait plus de verdure, plus de feuillage, il ne restait que des poissons morts et des squelettes d’arbres. Seul le bambou résistait ! Après cet épisode, je me suis lavée, j’ai changé de vêtements, puis j’ai oublié. Avec le recul, je sais que j’ai été exposée plusieurs fois car, quand je partais en reportage, je me trempais régulièrement dans des étangs, des marécages pleins de feuilles pourries. Je pataugeais souvent dans une eau empoisonnée.

ZOOM : Rassemblement de soutien le 4 mai

Trois jours avant le procès en appel, un rassemblement de soutien à Tran to Nga et aux victimes de l’agent orange est organisé le samedi 4 mais, à 14 heures, place de la République à Paris. Une cagnotte en ligne a été lancée pour soutenir Tran to Nga, car si les avocats du cabinet Bourdon ont accepté de la défendre gratuitement, d’autres frais annexes sont inévitables pour faire face à la trentaine d’avocats des firmes américaines. 

Quand avez-vous fait le lien entre votre exposition à l’agent orange et les conséquences sur la santé ?

Seulement en 2008. Je travaillais dans l’humanitaire et j’ai mené un projet de construction de 200 maisons pour les familles déshéritées du Vietnam. J’ai alors visité une province où vivent beaucoup de victimes de l’agent orange. Pendant dix jours, les larmes n’ont cessé de couler sur mon visage. Il y a énormément de handicapés physiques et mentaux. Je me souviendrai toujours de ce petit garçon sur son lit qui ne pouvait pas s’allonger car il avait une bosse dans le dos, une bosse sur le ventre, les jambes tordues. Quand il m’a vu éclater en sanglots, il a essuyé mes larmes avec son doigt, en me disant : « Ne pleure pas, je suis bien. » Et puis cette femme qui m’a confié avoir essayé de se suicider trois fois car elle a mis au monde « trois boules de chair ».

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On ne savait pas grand-chose de l’agent orange, le gouvernement n’en parlait pas. Mais les coutumes obligeaient à avoir un enfant pour la succession, donc tout le monde continuait de fonder des familles. Avant, je ne pensais qu’aux orphelins et aux handicapés, mais sans faire le lien. Là, j’ai pris conscience de l’existence des victimes de l’agent orange. Et j’ai commencé à comparer avec ma famille car des cas ressemblaient à ceux de mes filles. Et je me suis alors demandé : ne serais-je pas également une victime de l’agent orange ?

Comment la dioxine de l’agent orange a-t-elle affecté votre santé et votre vie ?

J’ai fait deux tuberculoses, j’ai un cancer, du diabète de type 2 et une maladie qui touche les globules rouges [l’alpha-thalassémie, N.D.L.R.]. Mes deux filles, nées en 1971 et 1974, ont aussi des problèmes de santé : l’une a fait deux fausses couches, l’autre souffre de la même maladie du sang que moi, tout comme mes deux petites-filles. J’ai eu une première fille dans la jungle, en 1968, Viêt Hai. Une très belle enfant qui est décédée à 17 mois. Au bout de trois jours de vie, sa peau était devenue jaune et se détachait. Elle était atteinte de la tétralogie de Fallot, elle avait quatre malformations cardiaques ! La première génération touchée par l’agent orange a une santé fragilisée, mais nous ne sommes pas handicapés. Par contre, les générations suivantes sont très souvent déformées.

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Il faut bien comprendre que ces défoliants ont des conséquences graves sur plusieurs générations, même si la présence de dioxine n’est décelable dans le sang que de la première génération. En 2011, j’ai fait analyser mon sang : le taux de dioxine y était beaucoup plus élevé que pour la moyenne des Européens et des Vietnamiens ! Une question reste ancrée dans ma tête : si la première génération meurt, qui va s’occuper des suivantes ? Le gouvernement vietnamien aide un peu les victimes de la deuxième génération, mais pas les autres. Cela contribue à diffuser l’idée que les conséquences de l’agent orange s’arrêtent à la deuxième génération alors qu’on en est à la cinquième génération.

Ce procès contre l’agent orange est unique, historique et politique !

En 2014, vous déposez plainte au tribunal judiciaire d’Évry contre vingt-six entreprises, dont des géants comme Monsanto-Bayer, Dow Chemical, Hercules… Pourquoi vous êtes-vous lancée dans ce nouveau combat ?

Quand Me William Bourdon et André Bouny (2), militants pacifistes de longue date, m’en ont parlé la première fois, j’ai refusé. C’était en 2009, je venais de témoigner au tribunal international d’opinion en soutien aux victimes vietnamiennes de l’agent orange à Paris. Mais ils m’ont convaincue car, par chance et par malheur, je remplissais les conditions obligatoires pour intenter ce procès : avoir la nationalité française et être une victime directe des défoliants. Ce procès contre l’agent orange est unique, historique et politique ! Unique, car il n’y a qu’en France qu’une loi permet de défendre ses citoyens contre un autre pays qui leur fait du tort ; historique, car c’était la première fois que les firmes américaines répondaient à une plainte sur ce sujet ; politique, car nous voulons prouver que les puissants, les fabricants de poisons peuvent être punis pour leurs crimes ! C’est un combat sans bombe, sans arme, mais crucial et très dur.

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Auteur d’Agent orange. Apocalypse Viêt Nam, éditions Demi-Lune, 2010.

Votre détermination a-t-elle déjà failli ?

J’ai parfois ressenti de la solitude car beaucoup de mes compatriotes vietnamiens ne comprenaient pas que j’aie pris la nationalité française. Et puis les avocats des firmes américaines – ils sont 38 face à mes 3 avocats ! – ne m’ont pas fait de cadeau. Il y a eu 19 audiences de mise en demeure, et à chaque audience ils créaient des incidents pour me fatiguer, dans l’espoir que j’abandonne. Par exemple, ils ont demandé mon contrat de travail, les fiches de paie prouvant que je travaillais à l’agence de presse dans le maquis pendant la guerre. Ils ont aussi remis en question le fait que j’aie combattu. Nous avons répondu à la vietnamienne : « Quand l’ennemi souille ta patrie, chaque femme devient une combattante ! »

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Le tribunal a finalement déclaré la plainte irrecevable, mais nous faisons appel. Si nous gagnons l’appel le 7 mai, nous referons un procès sur le fond, et si nous perdons, nous irons en cassation, voire jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme. Notre détermination est intacte. Lors du procès en 2021, l’avocat d’Hercules a déclaré qu’il ne voulait pas m’entendre. Je n’ai pas pu retenir un soupir de soulagement, car je me suis dit : « Ça y est, ils ont peur de la vieille dame, on a gagné ! »

Je me suis dit : ‘Ça y est, ils ont peur de la vieille dame, on a gagné !

D’autres actions en justice ont déjà eu lieu mais n’ont pas eu le même retentissement. Pourquoi ?

En 1984, des vétérans américains de la guerre du Vietnam touchés par l’agent orange ont en effet porté plainte contre des compagnies agrochimiques. Le procès a été évité par un accord à l’amiable et les entreprises leur ont versé 180 millions de dollars, mais ils devaient accepter de ne plus en parler. Un silence qui a été la règle pendant des décennies, au Vietnam aussi. Après la guerre, le Vietnam a subi l’embargo du gouvernement américain, toute la population vivait dans la misère. Je me souviens que je rêvais d’avoir au moins une cuillérée de sucre et une livre de viande pour mon enfant. En 1994, Bill Clinton a dit au premier ministre vietnamien qu’il était prêt à lever l’embargo à condition que le Vietnam ne parle plus de l’agent orange. Et c’est ce qu’il s’est passé.

Tran To Nga accompagnée de ses deux filles lors d’une conférence de presse à Paris, le 24 avril. « Mes deux filles, nées en 1971 et 1974, ont aussi des problèmes de santé : l’une a fait deux fausses couches, l’autre souffre de la même maladie du sang que moi, tout comme mes deux petites-filles. » (Photo : Maxime Sirvins.)

En 2004, l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange/dioxine (Vava) a été créée pour continuer le combat légalement et emmener un groupe de victimes vietnamiennes déposer plainte aux États-Unis. Elles ont été déboutées trois fois, jusqu’à la Cour suprême ! Il n’y a donc plus de possibilités de ce côté-là. Tout cela m’a fait comprendre que, si je ne faisais pas ce procès, personne d’autre ne pourrait le faire. Ce n’est pas l’argent qui m’intéresse, mais faire en sorte que le crime de l’agent orange, le crime de la guerre chimique, ne reste pas enfoui à jamais dans le passé. Et ça, on a déjà réussi !

Depuis quelques années, votre combat a été très médiatisé et s’est agrégé aux luttes écologistes contre l’agro-industrie.

Ce n’est pas qu’un combat contre l’agent orange mais une lutte universelle pour protéger l’environnement, la santé.

Aujourd’hui, mon comité de soutien rassemble 17 organisations, et depuis quelques années il y a aussi le Collectif Vietnam-Dioxine, que j’appelle « ma jeune armée », car c’est cette jeunesse qui continuera de se battre pour que les victimes de l’agent orange obtiennent justice. Les associations de défense de l’environnement ont aussi rejoint ce combat, car l’agent orange est l’ancêtre des pesticides, du glyphosate, des OGM. C’est toujours la chimie qui ravage la nature et tout le vivant. C’est une évidence aujourd’hui de participer à la marche contre Monsanto-Bayer, devenue cette année la Journée nationale contre l’agrochimie [le 25 mai], car je partage le même combat que les victimes des pesticides, des engrais, du chlordécone aux Antilles.

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Les souffrances sont les mêmes pour les humains et la nature. Je ne suis pas seule dans ce combat ! J’ai récemment rencontré Carol Van Strum (3) aux États-Unis, qui se bat depuis 1975 contre les épandages, notamment de l’agent orange par les forestiers de l’Oregon. Elle aussi a connu beaucoup de souffrances puisque sa maison a été incendiée et que ses quatre enfants y ont péri. Mais elle poursuit son combat aujourd’hui, à 84 ans. Je suis heureuse de savoir que, grâce à toutes ces personnes, ce combat ne s’arrêtera pas, même si je meurs. Ce n’est pas qu’un combat contre l’agent orange mais une lutte universelle pour protéger l’environnement, la santé et les générations futures.

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Militante écologiste américaine. Tran To Nga et elle apparaissent dans le film Agent Orange, la dernière bataille, d’Alan Adelson et Kate Taverna, 2020.

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