« Black lights », la lutte des corps
Partant de textes écrits pour la série télévisée H24, Mathilde Monnier livre une très remuante évocation chorégraphique des violences subies au quotidien par les femmes.
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Black Lights / 18 et 19 mai à La Passerelle / à Saint-Brieuc (22) / 22 au 24 mai au TNB Rennes (35). Voir tournée sur mathildemonnier.com
Au commencement il y a eu les mots. En l’occurrence, ceux qui composent les textes écrits par 24 autrices européennes, sur la base de faits divers réels, pour les besoins de la série H24 – 24 heures dans la vie d’une femme. Produite par Arte et diffusée pour la première fois en 2021, cette série aborde les violences faites aux femmes à travers 24 courts-métrages tous réalisés par des femmes, dont Nathalie Masduraud et Valérie Urréa, instigatrices du projet (1). Chaque épisode met en scène un personnage différent – une femme ou une personne non binaire –, qui relate une expérience spécifique, le récit étant véhiculé par un monologue à la première personne.
La série est visible à la demande sur la plate-forme d’Arte.
Figure phare de la danse contemporaine en France, Mathilde Monnier a travaillé plusieurs fois par le passé avec Valérie Urréa, notamment sur Bruit blanc (1998), projet à la fois filmique et chorégraphique mené avec des personnes atteintes d’autisme. La série H24 a ainsi d’autant plus attiré son attention. Touchée par les courts-métrages, elle l’a été davantage encore par les textes, parus en octobre 2021 chez Actes Sud, sous la forme d’un recueil.
« De manière générale, les textes occupent une place importante dans mon travail, souligne Mathilde Monnier, qui a collaboré notamment avec Christine Angot et Jean-Luc Nancy. À la lecture des nouvelles de H24, j’ai vraiment senti qu’il y avait une matière possible pour la scène. Les violences sexuelles et sexistes étant très médiatisées actuellement, j’ai beaucoup réfléchi à la façon dont j’allais m’emparer de ces questions. En cherchant surtout à éviter de faire quelque chose de redondant, j’ai eu envie d’explorer un territoire entre pièce de théâtre et pièce de danse. »
Créée en juin 2023, lors du festival Montpellier Danse, et intitulée Black Lights, la pièce incorpore dix textes du recueil, parmi lesquels Le Chignon, d’Agnès Desarthe (en ouverture), Concerto n° 4, de Siri Hustvedt, Fantôme, de Monica Sabolo, Ça, c’est mon corps, de Grazyna Plebanek, et 10 cm au-dessus du sol, d’Alice Zeniter. Elle réunit huit danseuses et comédiennes, de nationalités et de générations différentes – dont Mathilde Monnier elle-même, qui tient un des rôles en alternance avec Isabel Abreu. « La pièce a pas mal bougé depuis la création, la danse a pris plus de place au fur et à mesure », précise la chorégraphe.
Violence sourde
Jonché d’imposants morceaux de troncs d’arbre noircis et régulièrement envahi par des nuages de fumée opaque qui s’élèvent en fond de scène, le plateau évoque un paysage de lande ténébreuse, aride et brute, portant les stigmates d’une violence sourde. Toutes ensemble, en petits groupes ou isolément, les huit interprètes s’approprient ce territoire avec une détermination d’emblée palpable. Chacune prend tour à tour en charge un récit, par la voix autant que par le corps, les transitions s’effectuant dans un continuum dansant.
Des corps contorsionnés, surexposés, désarticulés, traduisant ainsi l’oppression coercitive à laquelle ils peuvent être soumis.
S’inscrivent durablement dans la mémoire (et la conscience) ces passages, au début, où l’on voit les corps contorsionnés, surexposés, parfois presque désarticulés, traduisant ainsi l’oppression coercitive à laquelle ils peuvent être soumis – par l’ordre patriarcal et/ou par le système capitaliste, tous deux intimement liés. Au son de « The Bells », hymne techno surpuissant de Jeff Mills, la dernière partie – qui fait retentir un chœur féminin battant à tout rompre – atteint un haut degré d’intensité. Tout au long de la pièce, une lueur vivace, en résistance, parvient à s’affirmer à travers (et envers) la noirceur.
En accompagnement de cette création, Mathilde Monnier propose des ateliers d’expression corporelle à l’attention de femmes victimes de violences, dans son studio installé à la Halle Tropisme, un tiers-lieu très dynamique de Montpellier. « L’objectif est d’amener ces femmes à entrer en relation avec leur corps, à comprendre comment bouger leur corps dans l’espace peut leur apporter du bien-être, leur redonner force et énergie. Il leur faut souvent beaucoup de temps pour parvenir à se reconstruire, à se redécouvrir et à recommencer leur vie. C’est un long chemin. »