« J’ai envie de changer de métier après chaque film »

Habilleuses, techniciennes, coachs ou encore décoratrices… Ces « petites mains », longtemps invisibles, ne sont pas épargnées par les remarques sexistes ou les abus en tout genre des plateaux de cinéma.

Lola Dubois-Carmes  • 14 mai 2024 abonné·es
« J’ai envie de changer de métier après chaque film »
Sur le tournage du court-métrage Unes, de Kam Duv, qui traite du sexisme.
© Noémie Coissac / Hans Lucas / AFP

« À cause de la violence des tournages, j’allais sur les plateaux la boule au ventre. J’ai commencé à faire de l’insuffisance rénale à 26 ans. » Aujourd’hui âgée de 42 ans, Manon*, maquilleuse, ne compte plus les remarques à caractère sexiste ou sexuel qu’elle a essuyées. Et se souvient des fois où elle se retrouvait coincée par un réalisateur contre les murs des décors. « C’était tous les jours un petit stress, mais je l’ai intégré. Je comprenais bien que j’étais une petite main. »

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Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.

Cette vulnérabilité des « femmes de l’ombre » du cinéma, Judith Godrèche a tenu à la souligner lors de son audition au Sénat : «Vous ne parlez que des actrices. En une journée, j’ai reçu 200 témoignages de techniciennes qui ont toutes reçu un selfie du sexe d’un réalisateur français, raconte-t-elle. […] C’est une industrie dans laquelle on écarte les gens. Il y a le risque de ne plus travailler. »

Trop précaire pour partir

Selon l’âge et la fonction occupée sur le plateau, la précarité n’est pas forcément ressentie de la même manière par toutes. En début de carrière, elle peut se révéler particulièrement écrasante. « Je suis restée parce que, financièrement, je ne pouvais pas partir », raconte Caroline, qui occupe diverses fonctions en HMC (habillage, maquillage, coiffure). Elle se souvient d’un épisode douloureux lors duquel le réalisateur n’a pas hésité à la « prendre par le bras » pour la « sortir du plateau ». « J’ai vraiment cru qu’il allait me frapper », confie-t-elle.

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Et la pression financière s’alourdit avec l’arrivée d’un enfant. ­Pauline*, technicienne de 46 ans, a été victime d’un réalisateur qui lui a lancé à deux reprises le scénario – de plusieurs centaines de pages – au visage. « Je suis finalement restée, car le père de ma fille n’avait plus de travail. C’est la précarité qui m’a fait rester. » Pour Lucie*, 23 ans, sa grossesse a été la source de nouvelles attaques. Elle est technicienne dans la même équipe depuis quatre ans. Son responsable, habitué à l’humour graveleux, n’a pas hésité à lui reprocher sa maternité. « Il m’a dit qu’il n’embaucherait plus de femmes, que c’étaient que des problèmes, relate-t-elle. Je n’ai rien dit, j’étais au bord des larmes et en plein post-partum. »

Il m’a dit qu’il n’embaucherait plus de femmes, que c’étaient que des problèmes.

Lucie

Au-delà des raisons purement financières, le moment charnière des premières années de la vie professionnelle complique aussi la prise de parole. Jenna*, 22 ans, apprentie comédienne dans un conservatoire parisien, a été victime d’une tentative de viol de la part d’un autre jeune comédien, jugé « très bon sur scène » par son professeur et les autres élèves, et hésite à le faire savoir.

« Je me sens mal à l’aise de gâcher une connexion qui fonctionne si bien, avoue la jeune femme. Il a déjà de beaux rôles et a été pris dans une grande école. » Surtout, la peur de passer à côté de projets, en raison du statut de « victime » qui prendrait trop de place, l’empêche de parler. Sa priorité est, pour l’heure, la construction de sa carrière.

« Je suis allée vomir aux toilettes »

Pour beaucoup de femmes interrogées, si le cinéma est un terrain propice aux agressions, c’est à cause de la place prépondérante qu’occupe le désir, brouillant parfois les frontières entre le professionnel et l’intime. « Il y a toujours une notion de désir, même s’il n’est pas sexuel, analyse Jenna. C’est toujours ‘je te veux dans ma pièce’ ou ‘je te veux dans mon école’. Il peut y avoir rapidement une fascination qui naît. » Un constat que partage Caroline, qui a parfois été témoin de ce type de relation. « Certains réalisateurs détestent que d’autres personnes soient proches de leurs comédiens. Ils peuvent ne pas hésiter à les changer d’hôtel. Ce sont leurs choses. »

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D’autant que, si les comédiens peuvent être objet de fascination, ils peuvent également se révéler incapables de faire la différence entre le désir qu’ils suscitent et la simple préoccupation professionnelle. « On a un rapport à l’intime, on touche le visage, les cheveux… Et surtout, on n’a aucun poids ! », rappelle Manon. Lors d’une scène où elle s’occupait de remettre des larmes artificielles à un acteur, ce dernier l’a soudainement embrassée. « Je n’avais rien demandé. Je suis restée figée, sidérée. Je n’ai absolument rien dit et j’ai intégré que c’étaient des choses qui arrivaient. »

À la valorisation du désir s’ajoute un système très hiérarchique où, comme dans d’autres milieux, l’abus de pouvoir flirte avec le sexisme ou l’abus sexuel. Du côté des personnalités les plus en vue, l’argent parachève cette sensation d’être intouchable. « Lors d’une fête parisienne très huppée chez un chef décorateur, celui-ci m’a dit qu’il se ferait bien un collier autour de sa bite avec mes dents, détaille Manon avec répugnance. Je suis allée vomir aux toilettes. » Selon elle, cette histoire démontre bien « l’absence de volonté de séduire », même de façon « lourde ». « C’est tellement violent et laid qu’il n’y a aucun doute sur le désir de dominer. »

On ne travaille que par réseau, pas par CV, donc forcément on se tait.

Lise

Une analyse à laquelle souscrit Lise, éclairagiste. Il y a, selon elle, parmi certains des acteurs ou des réalisateurs les plus célèbres, la sensation d’un ascendant sans limite conféré par le statut social et l’argent, mais aussi, et surtout, par la place que leur laissent prendre les productions. Dans le milieu des chefs opérateurs, le pouvoir s’exerce d’une manière malheureusement classique : « On ne travaille que par réseau, pas par CV, donc forcément on se tait et on espère pouvoir être rappelé », regrette-t-elle.

Devenir invisible

Lise a donc appris à dissimuler sa féminité. « Je m’habille en ouvrière parce que je me salis, mais, surtout, parce que je n’ai pas envie qu’on m’ennuie. » Mais cela n’a pas suffi. « Dans chaque équipe, depuis six ans, je suis toujours la seule femme et je subis à chaque fois des tests pour vérifier mes capacités », souffle, lasse, la technicienne. Un tournage, en 2023, lui a été particulièrement pénible. « Pendant un mois, un groupe de figurants placé derrière moi m’a fait des remarques quotidiennement, pour tout, se rappelle-t-elle. Ça me mettait une pression de dingue, je venais la boule au ventre et je n’osais plus travailler. J’avais l’impression de ne plus connaître mon métier, d’être une sous-merde. »

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Et les histoires s’accumulent : un chef d’équipe qui dit la trouver « bonne » et vouloir « lui mettre une main au cul », un autre chef d’équipe, sur un autre tournage, qui demande s’il peut « passer dans sa chambre » le soir de sa première journée sur le plateau. « J’étais dans une période où j’étais en deuil et un peu plus faible psychologiquement, tient à préciser Lise. Je me suis torturé l’esprit et j’ai passé la journée qui a suivi à me remettre en question pour comprendre pourquoi il m’avait demandé ça. Finalement, ça a beaucoup affecté mon travail car j’ai délaissé le plateau, je faisais tout pour ne pas être à côté de lui. » Une situation dans laquelle se sont retrouvées la plupart de la dizaine de femmes qui ont tenu à témoigner.

« C’est moi qui étais punie »

L’accueil de leurs récits a, lui, varié en fonction du producteur et de la période. Pauline se rappelle qu’après avoir signalé en 2019 les gestes violents et l’agressivité du réalisateur, « rien n’a été mis en place ». « J’ai très mal vécu la chose, précise-t-elle. J’ai été éloignée du plateau, c’est moi qui étais punie. Je me sentais dans une solitude extrême. » Quelques années plus tard, en 2024, elle décide d’alerter la production en tant que témoin de harcèlement de la part d’un chef de poste auprès de plusieurs femmes.

On nous pousse à parler, mais il faudrait avoir une garantie d’être protégée.

Pauline

« Ils ont très mal géré, juge la technicienne. Ils ont appelé la personne tout de suite après avoir reçu le mail en donnant tous nos noms, et le chef de poste en question nous est tombé dessus. Le harcèlement s’est retourné contre moi. » Elle ne fera donc pas le prochain film du réalisateur. « On nous pousse à parler, mais il faudrait avoir une garantie d’être protégée et savoir qu’après on ne sera pas blacklistée, estime Pauline. Car personne n’a envie d’engager une personne qui se plaint. »

En revanche, Lise n’a aucunement regretté d’être allée parler au directeur de production des messages déplacés qu’elle recevait de la part d’un chef d’équipe. « Nous étions deux filles à avoir reçu sa proposition de passer dans nos chambres. Je ne voulais pas que ça arrive à une autre », explique-t-elle. Pour autant, elle n’a pas ­souhaité faire remonter ces agissements jusqu’au producteur, ce qui aurait provoqué une enquête disciplinaire.

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« Toute l’équipe nous a soutenues et, à la fin du tournage, le directeur de production a pris de mes nouvelles et m’a remerciée d’avoir parlé, raconte-t-elle. Il m’a dit qu’il essayait de mettre des choses en place, mais que la parole ne se libérait pas assez et que beaucoup de choses passaient sous les radars. » Une réticence qui s’explique par l’indifférence que peut parfois montrer la production. « Une autre fois, je ne me suis absolument pas sentie entendue ni écoutée, alors que ça avait été très difficile d’en parler. J’ai décidé de ne plus retravailler avec ces personnes. »

Quelle efficacité des référents harcèlement ?

Face à ces situations, de nombreuses femmes décident de quitter le cinéma. « Depuis quinze ans, j’ai envie de changer de métier après chaque film, constate, amère, Pauline. J’ai déjà postulé dans des fromageries en sortant d’un tournage. » Hélène Merlin, aujourd’hui réalisatrice, abonde. Après avoir subi harcèlement, attouchements et viols lors de ses débuts dans le cinéma en tant qu’actrice, elle décide d’arrêter. « Je suis partie à l’étranger pour faire totalement autre chose, je ne voulais plus entendre parler de cinéma ni de théâtre », confie-t-elle. « À la fin, ce sont les femmes qui sont obligées de modifier leur trajectoire professionnelle pour se reconstruire et réussir à vivre avec ça. »

Après le déclenchement de son insuffisance rénale, Manon, elle aussi, a envisagé de « tout arrêter ». « Quand j’ai repris, j’ai refait tout mon cercle. J’ai travaillé avec des réalisateurs plus jeunes et moins prestigieux. Aujourd’hui, maintenant que je suis plus forte, je retourne sur des plus gros plateaux. » Plusieurs femmes interrogées ont expliqué avoir décidé de faire des pauses dans leur carrière et choisissent à présent leurs tournages avec plus de soin.

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Pour lutter contre ces situations, plusieurs pistes se dessinent. Il y a d’abord, depuis 2021, la désignation obligatoire d’un référent harcèlement sur les tournages de plus de 250 personnes, certains des professionnels bénéficiant d’une formation dédiée. Si toutes saluent l’existence d’une telle fonction, qui a le mérite de poser le sujet en amont du tournage, son efficacité semble encore très variable d’un plateau à l’autre. Ainsi, la référente harcèlement du dernier tournage de Luc Besson, accusé de viols ou d’agressions par neuf femmes (depuis, la Cour de cassation a prononcé un non-lieu), n’était autre que… son épouse, Virginie Besson. « Pour le moment, ces référents, c’est de la poudre aux yeux », tranche Pauline.

La nouvelle génération est tellement mieux formée à ces problèmes.

Charlotte

Selon elle, le salut pourrait venir des assureurs. Deux d’entre eux ont instauré une nouvelle clause portant sur la couverture des frais dans le cas où un tournage de plus de 250 employés serait interrompu à cause de faits de violences signalés à la justice. Ils pourraient alors refuser de couvrir un tournage si un acteur ou un réalisateur présente trop de risques. « Encore faudrait-il qu’il y ait des plaintes », ajoute Pauline. Mais, déjà, le renouvellement des générations change la donne. « La nouvelle génération est tellement mieux formée à ces problèmes », conclut Charlotte*, assistante de réalisation. Toutes estiment que le changement est déjà doucement à l’œuvre. Il n’est que temps.

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