« C’est tout le combat de Gisèle Halimi qui a été réduit à néant »
Depuis janvier 2023, les viols ne sont plus jugés aux assises, mais par des cours criminelles départementales. Juristes, député·es et associations dénoncent des résultats insatisfaisants. Le collectif #NousToutes s’est engagé dans cette lutte.
Expérimentées initialement dans une quinzaine de départements, les cours criminelles départementales (CCD) remplacent désormais les cours d’assises pour les crimes punis de 15 à 20 ans de prison. 88 % de ces crimes sont des viols. Face aux premières évaluations dont les résultats ont été peu encourageants, des deputé·es de gauche ont tenté, sans succès, de proposer un amendement visant à supprimer ces cours. Des avocat·es se sont aussi mobilisé·es autour de la question, et ont déposé des questions prioritaires de constitutionnalité. En novembre dernier, les Sages ont tranché : les CCD sont jugées conformes à la Constitution. Depuis les premières expérimentations, le collectif féministe #NousToutes se mobilise contre un dispositif qu’il juge inefficace.
En mars 2023, #NousToutes a créé un groupe de travail au sujet des cours criminelles départementales. Qu’est-ce qui a motivé cette initiative ?
#NousToutes : En janvier 2023, le gouvernement a étendu la compétence des cours criminelles départementales (CCD) à tout le territoire français, alors que le dernier rapport d’évaluation montrait que les objectifs de ces nouvelles juridictions étaient loin d’être atteints. En écoutant des témoignages de victimes, en discutant avec des avocates pénalistes et en échangeant longuement avec Benjamin Fiorini, professeur de droit engagé dans la lutte contre les CCD depuis le début de la réforme, nous avons acquis la conviction que ces nouvelles juridictions ne permettraient pas un meilleur traitement judiciaire des viols.
En tant que collectif féministe luttant contre les violences sexistes et sexuelles, il nous est apparu essentiel de rejoindre le mouvement, de sensibiliser les militant·es féministes et l’opinion publique sur le sujet et d’apporter nos arguments féministes au débat. C’est tout le combat de Gisèle Halimi – qui s’est battue pour que le viol soit jugé comme un crime par la cour d’assises – qui a été réduit à néant par cette réforme.
Faire juger le viol par la juridiction chargée de statuer sur les crimes les moins graves minimise symboliquement l’infraction de viol
Le viol est un acte d’appropriation du corps, un acte d’anéantissement physique et psychique de la personne d’autrui. Faire juger le viol par la juridiction chargée de statuer sur les crimes les moins graves minimise symboliquement l’infraction de viol dans l’esprit du plus grand nombre. Cela en fait une sous-classe de crime. Or, le viol n’est pas un sous-crime.
Les CCD ont été créées pour pallier trois problèmes que posaient les assises en matière de violences sexuelles : les délais d’attente avant un procès, le coût du procès et la correctionnalisation des viols. Les CCD ont-elles finalement permis une amélioration du système judiciaire à ces trois niveaux ?
Il ressortait déjà du rapport d’évaluation datant d’octobre 2022 que ces objectifs n’étaient pas atteints : l’impact sur la correctionnalisation des affaires de viols (fait de requalifier un viol en délit pour le juger plus rapidement) est quasi-nul. Les délais d’attente n’ont pas été significativement réduits, puisque la justice manque de moyens humains et financiers. Enfin, la rémunération réclamée par les magistrat·es et avocat·es honoraires n’a pas permis de réduire significativement les coûts du procès. Dernier effet pervers de ces cours : les viols aggravés doivent normalement être jugés par une cour d’assises, et sont souvent requalifiés en viol simple de façon à ce qu’ils soient jugés devant une CCD.
Il s’agit encore et toujours de silencier et de minimiser les viols, y compris ceux qui sont doublés d’actes de torture et de barbarie et qui en font des crimes encore plus atroces. Les témoignages de victimes ou de leurs avocat·es que nous avons reçus montrent à quel point le gouvernement s’est fourvoyé en créant ces CCD pour juger les viols et confirment les problèmes pointés dans le rapport d’évaluation.
Comment analysez-vous le fait que le gouvernement ait décidé de généraliser ces expérimentations à tout le territoire alors que les premiers résultats n’étaient pas satisfaisants ?
Cette décision démontre que la réforme est avant tout motivée par une logique gestionnaire que par une volonté de lutter efficacement contre les violences masculines. C’est la même chose dans tous les domaines de la vie publique. On n’écoute ni les personnes concernées, ni les experts. Le gouvernement applique une politique de plus en plus réactionnaire, méprisante et oppressive à l’égard de la population, particulièrement des minorités, des administrés, des justiciables.
Les témoignages que nous avons reçus montrent à quel point le gouvernement s’est fourvoyé en créant ces CCD.
Le gouvernement vient déplacer le problème : de plus en plus de victimes portent plainte pour viol. Plutôt que de mettre de réels moyens pour lutter activement contre les violences sexistes et sexuelles, il démontre son absence de politiques ambitieuses et met en place une réforme qui tente seulement de faire des petites économies.
Dans les CCD, il n’y a plus de jurés, c’est-à-dire de citoyen·nes tiré·es au sort pour juger un accusé. On pourrait penser qu’il est plus rassurant qu’un verdict dépende de l’avis d’un professionnel du droit que de quelqu’un dont ce n’est pas le métier. Pourquoi le collectif #NousToutes dénonce-t-il l’absence d’un jury populaire ?
En France, notre démocratie a confié au peuple la mission de juger les crimes, pour rompre avec le totalitarisme de l’ancien régime et l’entre-soi judiciaire. Le regard et la participation des citoyen·nes à la justice sont des remparts démocratiques face au risque d’arbitraire encouragé par la montée des esprits conservateurs et réactionnaires, voire des totalitarismes étatiques. Le viol est à ce jour le seul crime de droit commun à ne plus être jugé par un jury populaire, ce qui en fait une catégorie de crime distincte, dans laquelle la population n’a plus le droit de s’impliquer. Évincer les jurés prive la population d’une sensibilisation sur la réalité des crimes sexuels et de participer à la manière dont ils sont jugés.
Un procès ne se déroule pas de la même manière en l’absence de jurés. La présence de citoyen·nes appelé·es à juger un crime en cour d’assises oblige les magistrat·es à faire de la pédagogie en expliquant les faits, la procédure, le sens des actes aux jurés dont ce n’est a priori pas le métier de juger. Devant une CCD, il n’y a pas de temps et d’espace pour cela. On réduit la durée des débats, des témoignages et des expertises… Et on se retrouve donc dans des procès au rabais. Dès lors que 85 % des victimes de violences sexuelles hors cadre familial sont des femmes, leur traitement différencié par la justice est donc une source supplémentaire d’inégalité entre les femmes et les hommes.
On se retrouve dans des procès au rabais.
Il ressort des témoignages de victimes que le temps et l’attention qui leur sont donnés pendant le procès en CCD sont moindres qu’en cour d’assises. Il est pourtant essentiel, tant individuellement que collectivement, de briser à la fois le silence qui règne sur les crimes sexuels et de participer à la réparation des victimes en tenant des audiences respectueuses de leur personne et de leurs droits, au même titre que des droits de la défense.
Malgré votre mobilisation, celle de certain·es député·es et juristes, le combat contre les CCD n’a pas beaucoup d’écho. Comment expliquez-vous que la classe politique ne se mobilise pas sur la question ?
Les amendements déposés par les député·es de gauche en vue de la suppression des CCD n’ont jamais pu être débattus à l’Assemblée nationale car ils sont tombés par une manœuvre du ministre de la justice et du rapporteur de la commission sur la loi de programmation de la justice. Un véritable déni de démocratie ! C’est une illustration de plus du défaut de mobilisation et d’action du gouvernement contre les violences masculines. Cette lutte est la soi-disant grande cause du quinquennat !
Pourtant, le gouvernement a retiré 7 millions d’euros au ministère de l’égalité femmes/hommes en 2024. Nous réclamons un budget de 2,6 milliards d’euros par an pour mettre en place des politiques publiques articulées autour de trois axes : la prévention, l’accompagnement et le soutien des victimes, et la garantie à l’accès équitable aux droits fondamentaux pour tous·tes. Très concrètement, nous réclamons notamment l’éducation des enfants au consentement et la formation des professionnel·les de la chaîne judiciaire, de l’éducation, de la santé et du social aux violences de genre.
Nous réclamons le soutien financier aux associations qui accompagnent les victimes, le déploiement massif des dispositifs de protection des victimes, un plan d’urgence pour la protection de l’enfance. Nous réclamons une modification du code pénal redéfinir l’agression sexuelle et le viol en y intégrant la notion de consentement et y inscrire le crime de féminicide. Nous réclamons la suppression des CCD et la création de postes de magistrat·es et de greffier·es pour traiter efficacement les affaires de violences sexuelles.