Violences : dans la Drôme, la solidarité est belle comme un camion

Dans la Drôme, l’association Réseau femmes à l’abri vient en aide aux femmes victimes de violences. Portée par une assistante sociale et une poignée de bénévoles, et pourvue d’un camion, elle entend à son échelle pallier les manquements des services publics dans cette région rurale.

Zoé Neboit  • 15 mai 2024 abonnés
Violences : dans la Drôme, la solidarité est belle comme un camion
Anne Okaïs avec Jasmine dans le bureau de l’association prêté par la mairie de Crest.
© Zoé Neboit

La camionnette flanquée du logo violet emporte une grande thermos brûlante, des biscuits, du sucre en morceaux et des préservatifs. Tous les quinze jours, Anne Okaïs embarque pour une maraude dans les alentours de Valence, préfecture de la Drôme, autour des spots de prostitution de rue. Aujourd’hui, c’est Claire qui pilote. Cette éducatrice à la retraite a toujours été « militante ». Ce n’est que sa deuxième maraude avec Anne, mais c’est avec aisance et chaleur qu’elle vient toquer à la vitre des camions pour proposer une boisson chaude et une discussion.

Les maraudes du vendredi font partie des quatre missions que s’est fixées Réseau femmes à l’abri 26 : l’hébergement, la convivialité au travers d’activités et de séjours, les activités itinérantes et les maraudes. L’association, créée il y a trois ans par Anne Okaïs, travailleuse sociale de 40 ans, vient en aide aux femmes victimes de violences, en difficulté ou sans papiers sur le territoire drômois. Jusqu’ici bénévole, Anne est salariée à temps partiel depuis septembre, en plus de son travail d’assistante sociale chez Sorosa, une structure locale d’accompagnement pour personnes exilées.

Une dizaine de bénévoles et Anna Mathieu, chargée de développement associatif recrutée en janvier, gravitent entre les locaux prêtés par la mairie de Crest et le camion aménagé en bureau mobile, acquis en mars 2023.

Réseau femmes à l'abri Drôme VSS
Anne Okaïs, dans le bureau mobile de l’association. (Photo : Zoé Neboit.)
Réseau femmes à l'abri Drôme VSS

Le camion vu de la maison où habitent Leïla, Jasmine et une jeune femme demandeuse d’asile, mère d’un bébé de 4 mois. (Photo : Zoé Neboit.)

Sur la question de la prostitution, Réseau femmes à l’abri est « résolument pro-choix ». D’un côté, elle tisse un lien avec des travailleuses du sexe qui ont fait le choix de ce travail – « car c’en est un », martèle Lesley*, 44 ans qui connaît bien Anne et sympathise déjà avec Claire. Bavarde, elle balaye rapidement le sujet des violences auxquelles elle se retrouve parfois confrontée : « Je sais me défendre. » Cependant, ces maraudes ont aussi pour objectif de repérer d’autres profils. Souvent des femmes sans papiers que l’extrême précarité pousse à avoir recours ponctuellement à la prostitution pour s’en sortir, via des réseaux de traite humaine. « Avec elles, établir le contact est le plus difficile », explique Anne.

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Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.

Il y a quelques années, c’était la réalité de Julie*, cœur battant de 36 ans. Julie nous reçoit dans son petit appartement valentinois et déballe son récit dans un souffle. En 2019, elle fuit le Gabon où sa vie est menacée. Une « dame » lui promet du travail à Montélimar. Une fois arrivée, elle se « retrouve devant le fait accompli ». Prise dans un réseau de prostitution, sans contact, sans papiers, Julie est « à la merci des loups ». Au bout de cinq mois, elle fait la connaissance d’un homme avec qui elle entame une relation. Très vite, il lui fait « vivre un enfer » et la garde enfermée chez lui. « Il me faisait croire que si je sortais, je risquais de me faire expulser. »

La Drôme compte seulement 61 places d’hébergement d’urgence dédiées aux femmes victimes de violences.

Julie finit par s’enfuir. Elle se dit : « Mieux vaut rentrer au pays que rester un jour de plus. » La jeune femme se retrouve à la rue, où elle est recueillie par le 115, d’abord dans un hôtel social, puis dans un foyer des Restos du cœur à Valence où elle partage une chambre avec deux autres femmes, faute de places. D’après le rapport 2021 de la Fondation des femmes, la Drôme compte seulement 61 places d’hébergement d’urgence dédiées aux femmes victimes de violences.

Des « femmes fortes et solidaires »

À Valence, « j’ai rencontré Anne, et j’ai eu l’impression de retomber sur terre ». L’assistante sociale travaillait déjà à l’époque pour Sorosa. Habituée des heures sup et des sacrifices caractéristiques du métier, elle se souvient de son sentiment d’« impuissance » face à la problématique du manque d’hébergements publics d’urgence. Le déclic s’opère au moment où deux femmes exilées et leurs enfants se font expulser de leur logement. Avec le soutien d’un groupe d’habitants de Bourdeaux, village de 600 habitants, des moyens sont récoltés pour leur louer un appartement. Réseau femmes à l’abri 26 est né.

ZOOM : « Je passais pour la menteuse de service »

Valérie, 56 ans, ex-référente technique à la Sécurité sociale, en invalidité depuis 11 ans à cause du stress post-traumatique

J’ai 4 ou 5 ans, je fais la sieste dans mon lit rose. Ma mère a fermé les volets par lesquels passent des rayons de lumière. Une masse noire arrive sur moi, elle me fait terriblement mal. Je m’évanouis. Quand je me réveille, j’ai mal à l’intérieur de mon corps. J’appelle ma maman, elle ne viendra jamais. C’est mon premier souvenir.

Jusqu’à mes 16 ans, j’ai subi ces viols et des actes de barbarie 4 à 5 fois par semaine. On vivait dans une ferme, dans un village incestueux. Je ne pouvais pas parler, c’est ma mère qui fournissait ces viols contre services rendus. Personne ne m’a protégée. À 16 ans, j’ai été mise à la porte, ça m’a sauvée.

Je passais pour la menteuse de service. Ma sœur, qui avait vécu la même chose, s’est suicidée. La seule fois où j’en ai reparlé à ma mère en tant qu’adulte, c’est quand ma tante est morte. J’ai demandé à ma mère de faire en sorte de ne pas croiser mon oncle à l’enterrement. « Tu vas pas me faire chier avec tes conneries », elle m’a répondu. J’ai compris que je serai dénigrée à jamais. J’ai coupé les liens.

J’en ai parlé pour la première fois à 45 ans. Ma vie a basculé. Je me suis réveillée un matin. Dans le miroir, je ne me ressemblais pas. J’étais en état de stress post-traumatique. J’avais des flashs. Je suis allée en clinique psychiatrique. J’avais peur de dire la raison à mon mari et à ma famille. J’ai demandé à la psychologue de le faire à ma place. Elle leur a dit : « Valérie est là parce qu’elle a subi des maltraitances infantiles. » Depuis, c’est la politique de l’autruche. Aujourd’hui, je milite pour la Ciivise. Après dix ans de soin, j’ai appris à vivre avec l’inceste, même si on ne peut en guérir.

Si l’association a été créée dans l’urgence, elle ambitionne d’aller au-delà. Régulièrement, des sorties, des activités et même de courts séjours sont organisés. Dans l’apparente légèreté de ces moments, un puissant lien se tisse entre des femmes isolées par leur situation. Julie est l’une des membres de la première heure de ce qu’elle chérit comme un « réseau de femmes fortes et solidaires ». Entre son arrivée à Valence en 2021 et maintenant, elle décrit un parcours impressionnant et sinueux. En raison notamment de la précarité de son statut, elle a été contrainte de revenir à la prostitution, avant d’être à nouveau enfermée dans une relation violente « sous emprise ». Finalement aidée, soutenue, conseillée par « cette nouvelle famille », Julie ne semble pas exagérer quand elle se dit « sauvée » par elle.

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Aujourd’hui, elle a obtenu une autorisation provisoire de séjour et travaille dans un restaurant en contrat d’insertion. La première chose qu’elle veut faire, une fois son titre de séjour obtenu, c’est quitter Valence, malgré son serrement de cœur à la perspective de s’éloigner des femmes de l’association. « Je croise régulièrement mon ex, qui prend le même bus que moi. Il ne sait pas encore où j’habite, mais je vis avec la peur au quotidien », confie-t-elle. Elle voit son avenir dans une ville de l’ouest de la France, la seule qu’elle connaisse hors de la région, où elle est allée rendre visite à une amie rencontrée sur les réseaux sociaux : « Quand le bus est entré dans la ville, j’ai senti quelque chose de si fort dans mon cœur que je me suis dit : c’est là que je veux vivre. »

Quand une femme est victime de violence ici, il est très compliqué de l’éloigner de son agresseur.

A. Okaïs

« Valence et Montélimar sont des petites villes. Quand une femme est victime de violence ici, il est très compliqué de l’éloigner de son agresseur », constate Anne Okaïs. Elle prend l’exemple d’une femme qu’elle accompagne en ce moment, qui a tenté d’obtenir auprès du voisinage de son village des témoignages du comportement ostensiblement violent de son ex-conjoint. « Personne n’a bougé », s’étrangle Anne. L’effet de groupe, les conflits d’intérêts et de loyauté ont selon elle une force particulière dans ces milieux ruraux, où tout le monde se connaît.

Avec la camionnette de l’association, elle a tenté de tenir des permanences sur les places de village, sans succès : « Les femmes n’osaient pas venir. » Alors il faut expérimenter d’autres tactiques, comme les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille. En un an, Réseau femmes à l’abri a accompagné une soixantaine de femmes à l’aide de son camion.

« Un homme qui a toujours été violent »

C’est ainsi que, dernièrement, Anne a croisé la route de Leïla*, 40 ans, et de sa fille de 9 ans, Jasmine*, venues d’Algérie. Leïla décrit son mari comme « un homme qui a toujours été violent». Au bout de presque vingt ans de mariage, elle parvient à lui dire qu’elle veut divorcer. Mais, grâce à la double nationalité française qu’il est le seul des deux à posséder, il part sans la prévenir quelque part en France avec ses trois aînés. Elle saisit le juge des affaires familiales algérien, qui lui accorde la garde. Mais si des leviers législatifs existent pour les enlèvements d’enfants par un conjoint après une séparation, ici Leïla est « coincée par une frontière ».

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Mère courage, elle prend sa benjamine sous le bras et débarque en février à Lyon, puis à Valence. Sans ressources, avec la peur de demander de l’aide au peu de contacts qu’elle a en France, elle a passé avec Jasmine une semaine à dormir « dans des halls d’immeuble ». À ce moment-là, une place se libère dans l’une des deux maisons mises à disposition par Réseau femmes à l’abri, dans un village de la région. Depuis deux mois, Leïla et Jasmine vivent dans une petite maison en pierre avec une pétillante jeune femme de 23 ans, demandeuse d’asile, et son bébé de 4 mois. À l’abri, la mère de famille peut se consacrer à l’avancement de son dossier à la préfecture et au commissariat.

« Leïla a plusieurs ressorts juridiques sur lesquels s’appuyer. L’administration est lente, mais elle a toutes les raisons d’y croire », affirme Anne en lui souriant. En attendant, la colocation d’apparence improbable s’équilibre à l’aide de pas de danse improvisés et de soirées crêpes. Pour les courses, les voisins proposent leur aide. Dans ce village de quelques centaines d’habitants, la culture de l’accueil dément les préjugés sur la ruralité. Ces dernières années, des familles venant du Kosovo, de Syrie et d’Ukraine ont vécu ici.

Mon projet, à terme, c’est de faire famille d’accueil.

Leïla

« C’était mon rêve, la vie de village », sourit Leïla en servant le thé dans le salon. « Ça fait à peine deux mois qu’elles sont ici, et Leïla est déjà connue comme le loup blanc », plaisante Anna Mathieu. Bénévole à la médiathèque, cliente régulière des deux cafés de la place, elle investit tous les espaces de sociabilité qu’elle peut. Et pourquoi pas s’installer ici, une fois tous ses enfants récupérés ? Naturelle dans le don de soi, elle a accueilli, pour le goûter, des enfants placés dans le foyer voisin avec lesquels sa fille va à l’école. « Mon projet, à terme, c’est de faire famille d’accueil ».

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