Violences sexistes et sexuelles : encore un effort, la gauche !
Au moins dans les programmes, le PS, le PCF, LFI et les Écologistes ont bien entamé leur marche féministe. Mais d’importants progrès restent à faire dans le domaine des violences sexistes et sexuelles.
dans l’hebdo N° 1809-1810 Acheter ce numéro
Comme si la révolution #MeToo n’avait pas complètement eu lieu. En quelques années, pourtant, les alertes se sont enchaînées. Denis Baupin (1), Taha Bouhafs (2), Éric Coquerel (3), Adrien Quatennens (4), Julien Bayou : les partis de gauche ont été ébranlés par de nombreuses affaires de violences sexistes et sexuelles (VSS). Mais l’électrochoc que beaucoup de féministes et militants attendaient n’est jamais vraiment arrivé. « Il y a eu des progrès, des petits pas. Il faut maintenant faire de la politique à grandes enjambées », lance Pascale Martin, la députée insoumise qui n’a eu de cesse de pointer la réaction insuffisante de son propre mouvement sur la question après l’affaire Quatennens.
La justice s’est saisie de l’affaire en 2016. En 2017, le parquet classe l’enquête sans suite, considérant que, si certains des faits dénoncés étaient « susceptibles d’être qualifiés pénalement », ils sont « cependant prescrits ».
Le journaliste et militant n’a fait l’objet d’aucune plainte ni d’aucune poursuite judiciaire. La cellule de La France insoumise a également classé sans suite
sa procédure d’enquête.
Le député a été accusé d’agression sexuelle. L’enquête a été classée sans suite en 2023.
Le député a été condamné à quatre mois de prison avec sursis en 2022 pour des violences sur son ex-compagne.
Pourtant, les partis de gauche ont fait de la lutte contre les VSS, et plus généralement de l’égalité femmes-hommes, une réelle composante de leurs programmes politiques. « Au niveau programmatique, il n’y a pas de problème. Les thématiques féministes sont à l’agenda. Ce qui est plus compliqué, c’est de faire accepter les changements qu’on veut en interne, de mettre en œuvre la déconstruction des rapports de domination », affirme Mélissa Camara, membre du bureau exécutif des Écologistes et en troisième position sur la liste portée par Marie Toussaint pour les européennes. Dans toutes les composantes de la gauche, on additionne les propositions pour tenter de s’aligner sur les demandes des associations.
Au Parti socialiste (PS), la dernière convention, nommée « Le temps des femmes », émet des propositions, comme la mobilisation de 2,6 milliards d’euros pour la lutte contre les VSS, la suspension automatique de l’autorité parentale pour le conjoint reconnu coupable de violences intrafamiliales, ou l’ouverture d’un lieu d’accueil spécialisé 24 heures sur 24 dans chaque département. Quant à La France insoumise (LFI), elle plaide pour la création d’un haut-commissariat à la lutte contre les VSS, l’allocation de 1 milliard d’euros consacrés à cette question ou une formation obligatoire de tous les professionnels concernés, dans la santé, la police, la justice, l’école et les services sociaux.
Du côté des Écologistes, on demande l’application de l’obligation légale de formation de trois heures par an sur l’égalité fille-garçon, le respect de la mise en œuvre d’une « éducation inclusive aux sexualités » dans les établissements scolaires et un plan d’investissement de 1 milliard d’euros annuel. Au sein du Parti communiste (PCF), on propose, en plus du milliard d’euros, la création d’un ministère des Droits des femmes de plein exercice, qui disposera d’un budget dédié aux VSS, ou la réquisition par les parquets d’une peine d’inéligibilité contre les élus convaincus de violences sexistes et sexuelles.
Le rôle des mouvements féministes
Dans les mots, les partis ont donc bien entamé leur marche féministe. « Aujourd’hui, on se donne les moyens pour parler réellement des violences faites aux femmes et imposer cette question à l’ordre du jour. Ce qui n’était pas le cas avant #MeToo et l’affaire Baupin », assure Hélène Bidard, membre de la direction du PCF. « On intègre la question des VSS dans nos projets beaucoup plus qu’avant, mais pas encore suffisamment. On ne se pose pas systématiquement la question des conséquences sur l’égalité femmes-hommes de toutes nos propositions », avance l’ancienne secrétaire nationale du PS à l’égalité femmes-hommes Cécilia Gondard.
Les différents #MeToo, et notamment en politique, ont créé un momentum.
C. Gondard
Les féministes de tous les partis de gauche interrogées notent des avancées après des années de rapports de force menés en interne. Ces militantes ont été, comme les associations, motrices dans ce changement. « Ce sont elles qui font bouger les lignes, ce sont elles qui se préoccupent vraiment du sujet », soutient l’élue socialiste de Paris Gabrielle Siry-Houari. « Toutes les batailles culturelles et législatives ont été permises grâce au mouvement féministe, défend Charlotte Minvielle, coresponsable de la commission féminisme des Écologistes. On s’est mises à l’écoute des associations et on a porté les combats au sein du parti. » Pour la députée LFI Sarah Legrain, « les partis, et notre mouvement en particulier, se nourrissent des mobilisations qui traversent la société. Les mouvements féministes ont irrigué nos réflexions ».
« Les différents #MeToo, et notamment en politique, ont créé un momentum. On a eu les moyens de faire pression pour que ça bouge dans les partis, raconte Cécilia Gondard. On a remonté par exemple un réseau féministe au sein du PS, on a présenté au dernier congrès un courant féministe [la contribution “Pour Christine et pour toutes les autres”, N.D.L.R.]. » Dans le même temps, une génération d’élues a pu accéder à des postes à responsabilité. Les écologistes Mélanie Vogel et Marie-Charlotte Garin ont emboîté le pas à Sandrine Rousseau, à Clémentine Autain et à Elsa Faucillon, qui ont pris une importance médiatique inédite ces dernières années.
Mais tout n’est pas gagné. « Nous avons acquis des victoires mais on se sent toujours très seule quand on pointe un dysfonctionnement. On ne considère pas encore le coût que représente le fait d’être une femme en politique. On assiste à un backlash masculiniste, un camp réactionnaire misogyne se constitue, y compris dans nos rangs », estime Raphaëlle Rémy-Leleu, conseillère de Paris et membre de la commission féminisme des Écologistes.
Nous avons acquis des victoires mais on se sent toujours très seule quand on pointe un dysfonctionnement.
R. Rémy-Leleu
Sur le papier, les partis de gauche se sont préoccupés des signalements de violences sexistes et sexuelles en interne. En 2016, dans la foulée de l’affaire Denis Baupin, les écologistes sont les premiers à mettre en place une cellule d’écoute. Un an plus tard, le PS vote pour instaurer sa propre cellule. Au PCF, la cellule « tolérance zéro » a été créée au début de l’année 2018 et a été confrontée à des affaires de violences sexuelles en 2018 et 2019. La même année, LFI lance le comité de suivi contre les violences sexistes et sexuelles. Depuis, ces dispositifs ont beaucoup évolué. Et les partis tâtonnent encore pour trouver le plus juste des protocoles. Certaines cellules recueillent la parole de la victime et assurent le contradictoire avec l’agresseur soupçonné, d’autres non. Certains partis séparent l’écoute de l’enquête, d’autres ne le font pas.
Les femmes qui ont fait émerger ces instances s’en félicitent. Mais elles admettent que tout n’est pas parfait. « Tous les partis de gauche sont encore en apprentissage », certifie Gabrielle Siry-Houari. « Cela ne fait que quelques années que ces dispositifs existent, c’est une goutte d’eau en termes de temporalité. Il y a forcément des perspectives d’amélioration. Nous sommes dans une période complexe parce que la société est en pleine transformation et la justice française est défaillante, développe Shirley Wirden, chargée de la cellule contre les VSS au sein du PCF. L’existence de ces cellules, c’est en soi une avancée. Même s’il faut encore travailler pour les légitimer dans nos partis. »
Quelle prévention ?
Par ailleurs, deux boucles de discussion informelle existent. L’une entre les personnes chargées de ces organes dans les partis de gauche, l’autre entre celles qui investissent les sujets féministes dans les organisations. « On échange au moment des grandes mobilisations, on partage nos difficultés, on discute de nos positionnements programmatiques. Une sororité s’est mise en place », confirme Charlotte Minvielle.
« En quelques années, la seule chose qui a vraiment été mise en place, ce sont les formations et les campagnes de sensibilisation. Tous ces dispositifs de lutte contre les VSS ont été transformés : on ne cesse de les revoir car ça ne marche pas. Aujourd’hui encore, les partis font toujours face aux mêmes problèmes. Ils ne font pas preuve de suffisamment de volonté politique : ils essaient de traiter ces cas dans le secret de leurs petites cuisines pour que ça ne se sache pas et pour ne pas être pénalisés électoralement », juge Vanessa Jérome, politiste à l’université Simon-Fraser à Vancouver.
Les partis ne font pas preuve de suffisamment de volonté politique : ils essaient de traiter ces cas dans le secret de leurs petites cuisines.
V. Jérome
Comment organiser un dispositif de prévention sans se substituer à la justice, si inefficace dans les cas de VSS ? Comment assurer l’indépendance de tels outils dans une organisation politique ? Comment mettre en place un processus de transparence protégeant les victimes tout en respectant le principe de la défense ? Partout, les mêmes questionnements. Et personne n’a encore trouvé de réponse satisfaisante. Le fiasco de la gestion de l’affaire Julien Bayou en est la preuve.
À l’automne 2022, la cellule d’enquête des Écologistes s’était autosaisie, à la suite d’un mail d’Anaïs Leleux, militante et ex-compagne du député de Paris, avant de clore ses investigations le 1er février 2023. « Les conditions pour l’application du protocole n’ont pas pu être trouvées et l’audition initiale, point de départ de l’investigation, n’a pas pu avoir lieu », avait alors déclaré le parti. Dans la foulée, un audit a néanmoins été commandé au cabinet Aequality pour qu’il émette des préconisations. Fin mars 2024, l’exécutif du parti a tranché pour faire appel à une « enquête externe » menée par un cabinet spécialiste des VSS. Depuis, le député, aujourd’hui visé par une plainte pour « abus de faiblesse » et « harcèlement moral », a pris lui-même l’initiative de démissionner de son parti.
Camille, 47 ans
On parle des violences patriarcales qui marquent le corps ou qui ôtent la vie, moins de ce qui ne laisse pas de traces visibles. Et pourtant, les crises colériques, les pétages de plomb avec insultes et humiliations qui écrasent par le ton, la posture, sans compter les objets qui volent – et l’on se demande s’« il » ne finira pas par franchir le pas et lever la main sur soi –, c’est de la violence sourde.
Au cours de six années de vie commune en mode famille recomposée, ce type d’épisode m’a chaque fois laissée incapable de pleurer, sidérée, avec en boucle ces mots en tête : je veux que « ça » s’arrête. Dans ces moments-là, j’avais littéralement envie de ne plus être. Je finissais chaque fois réfugiée dans un coin de l’appartement comme une enfant terrorisée, et chaque fois il revenait me chercher.
J’ai longtemps cru aimer cet homme sujet de colères dues à une posture constamment défensive. J’ai vite cessé de chercher de l’aide auprès de ses proches après que l’on m’a répondu : « Tu racontes n’importe quoi, il est tellement sympa. » Cette violence s’abattait aussi sur son fils, pris dans une relation filiale toxique, avec un papa poule pétri de culpabilité parce que père autoritaire et colérique.
Mais voilà, personne ne sait rien de ce qui se joue dans l’intimité du foyer, et c’est ainsi que, génération après génération, la violence se transmet en héritage. Car comment savoir aimer quand on a grandi avec un tel modèle de l’amour ? À ce sujet, lire bell hooks peut aider. À l’époque, j’étais confuse et sous emprise. J’ai pu m’en sortir, mais combien d’entre nous sont encore coincées dans des relations toxiques, sans un·e proche à qui se confier ?
« Les cellules VSS sont toujours défaillantes. Les féministes et les victimes ont le sentiment de ne pas être écoutées par les partis de gauche, souligne Amy Bah, présidente de #NousToutes à Lille. Le sujet n’est pas pris au sérieux et ces mauvaises gestions en interne décrédibilisent le discours que les partis peuvent porter. » Nombreuses sont les militantes à avoir claqué la porte d’un parti. « Au moment de l’affaire Adrien Quatennens, on a été beaucoup de militantes à refuser d’aller tracter. Beaucoup d’autres sont parties à cette période », affirme une ex-militante insoumise qui, au moment de cette affaire, avait écrit une lettre dans laquelle elle dénonçait un mouvement qui n’était « plus en cohérence avec les idées qu’il porte et les actes qu’il pose ».
L’exemplarité est donc loin d’être acquise. Fiona Texeire, enseignante en science politique et cofondatrice de l’Observatoire des violences sexuelles et sexistes en politique, se souvient de cette tribune, publiée en novembre 2021 dans Le Monde, qu’elle a écrite pour demander aux partis politiques d’écarter « les auteurs de violences sexuelles et sexistes de [leurs] rangs et de faire preuve d’exemplarité dans les désignations ». Le texte est notamment signé par Karima Delli (Les Écologistes), Danièle Obono (LFI) et Laurence Rossignol (PS).
Une fois que la condamnation est arrivée, on nous a expliqué qu’on devait tout oublier car la ‘gauche serait pour la réhabilitation’.
F. Texeire
« Dans la foulée, les partis de gauche s’y engagent. Mais, depuis, certains ont fait exactement le contraire. Le cas d’Adrien Quatennens en est la preuve. Les dirigeants de LFI ont repris le même argumentaire de communication qu’on entend partout : la minimisation des comportements et la contextualisation le plus possible des événements. Une fois que la condamnation est arrivée, on nous a expliqué qu’on devait tout oublier car la ‘gauche serait pour la réhabilitation’. Quel signal ça envoie ? » interroge Fiona Texeire.
« Une sorte d’omerta perdure. Les partis sont forcés d’évoquer ce sujet quand ils sont concernés par des affaires, mais ils ne règlent pas les problèmes : il y a des mises à l’écart qui ne sont pas spontanées mais surviennent sous la pression des féministes, considère Vanessa Jérome. On est loin du monde idéal où les directions des partis excluraient, désinvestiraient ou interdiraient de mandat les individus accusés de violences sexistes et sexuelles. » Du chemin reste à parcourir.