Marie-Jose Tubiana, l’ethnologue qui contredit l’Ofpra
Les réfugié·es du Darfour en quête d’asile peinent à convaincre les autorités des exactions et des violences sexuelles subies. Marie-José Tubiana, par sa connaissance unique de la région, authentifie leurs dires.
dans l’hebdo N° 1809-1810 Acheter ce numéro
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« L’inceste, c’est toute une vie de silence » #MeToo gay et lesbien : « Sans écoute, la parole s’essouffle » « La pensée masculiniste se distille dans des discours très ordinaires » Violences : dans la Drôme, la solidarité est belle comme un camion« Déclarations confuses, affirmations insuffisamment étayées sur les sévices graves dont elle soutient avoir été victime », etc. Ces mentions, l’ethnologue Marie-José Tubiana les a lues des dizaines de fois. C’est le motif du rejet par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) de la demande d’asile formulée par Naseem. La jeune femme a fui le Darfour, région du Soudan martyrisée par la guerre menée par Khartoum contre les populations non musulmanes. Impensable d’y retourner, sa vie est en jeu. Naseem est venue frapper à la porte de Marie-José Tubiana, qui aide les personnes du Darfour, lui a-t-on dit. La scène est l’un des temps forts du documentaire La Combattante, que Camille Ponsin consacre à l’engagement humanitaire de l’ethnologue.
Au total, elle aura consacré deux séances de trois heures à Naseem, afin de reconstituer avec elle toute son histoire. Au détour d’une phrase, on entend : « Les Janjawid (1) rôdaient, nous frappaient et nous violaient dès qu’ils le pouvaient. » Elle rédigera une attestation destinée à appuyer le recours de Naseem auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui fera finalement droit à la demande de la jeune femme.
Miliciens arabes chargés par Khartoum de terroriser les populations non arabes du Darfour.
Le poids des cartes et le sens des mots
Avec une première mission de terrain en 1956, Marie-José Tubiana a acquis une connaissance unique de certaines régions d’Éthiopie, du Tchad et du Soudan. Il y a une dizaine d’années, alors à la retraite, elle reçoit la lettre poignante d’un prisonnier des geôles de Khartoum, torturé au prétexte qu’il serait un rebelle du Darfour. Le Soudan fait un retour fracassant dans sa vie. En France, des Darfouri qui se voient refuser le droit d’asile viennent frapper à sa porte, en détresse. « On me disait : ‘C’est mon grand-père qui m’a parlé de vous’. »
Près de 400 réfugié·es, originaires du Soudan ou du Tchad, ont franchi le seuil de son appartement parisien, et y ont parfois logé. Quelque 3 000 villages du Darfour ont été brûlés et rasés. Les cartes de Marie-José Tubiana, établies avant la guerre, attestent pourtant de leur existence passée et étayent par mille références précises les dires de ces Darfouri en fuite.
Il lui est arrivé de passer une nuit à identifier le sens d’un terme utilisé par un migrant, mais récusé comme « inconnu » par le fonctionnaire de l’Ofpra. « J’en ai déduit qu’il s’agissait du nom de sa population, mais dans sa propre langue. Donc il a dit la vérité. Il faut que je le prouve, maintenant », explique-t-elle à Camille Ponsin. Filiations, localisations géographiques, récits détaillés, relevés économiques : ses attestations auprès de la CNDA inversent régulièrement les avis négatifs de l’Ofpra. Elle confesse sa fatigue, des pertes de mémoire. « Ils vont faire comment, sans toi, si tu arrêtes ? » l’interroge le réalisateur. Moue enfantine. « Voilà la vraie question… Alors il ne faut pas que j’arrête ! » Marie-José Tubiana, 93 ans, nous le dit à mots plus explicites : pas avant d’être morte.
Un viol est impossible à démontrer, en vue d’une attestation pour la CNDA, s’il n’y a pas eu constatation par un médecin sur le moment.
M.J. Tubiana
Dans les premiers temps de son engagement militant, il était bien rare que l’ethnologue voie arriver des femmes seules, non accompagnées par un mari, un oncle ou un frère. « C’est moins rare désormais. Les choses sont plus simples, et elles sont devenues plus ‘militantes’, sans doute. » Les situations de guerre et les routes de l’exil qu’elles génèrent mettent très fréquemment les femmes en danger de subir des violences sexuelles. Comment en parler librement ? « Je ne les ai jamais interrogées a priori à ce sujet. C’est difficile à raconter. Par ailleurs, un viol est impossible à démontrer, en vue d’une attestation pour la CNDA, s’il n’y a pas eu constatation par un médecin sur le moment. Mais l’important, dans les entretiens avec les femmes, c’est d’abord d’établir la confiance pour permettre leur parole. »
Se mettre à la place de l’autre
Marie-José Tubiana fustige à ce titre les enquêtes de l’Ofpra. « C’est une sorte de questionnaire formaté – nom, prénom, etc. Pour commencer, la plupart du temps, en milieu islamisé, femme ou homme n’ont pas de prénom, on se présente par sa généalogie. Et quelquefois ça remonte très loin. On rétorque à la femme : ce n’est pas la question qu’on t’a posée. Ce n’est pas dans la grille d’entretien, alors on ne l’écoute pas. Je démontre que l’Ofpra n’a pas eu la bonne réponse parce que le temps de ces femmes n’a pas été respecté. Imaginer la place de l’autre, s’y mettre pour pouvoir l’écouter, ne jamais censurer… Créer la confiance, c’est une question d’empathie, mais aussi de métier. »
Car c’est bien à la professionnelle passionnée qu’elle est restée, en quête de véracité et de précision factuelle, que ses visiteuses et ses visiteurs ont affaire. « J’ai grandi ethnologue », raconte-t-elle à son amie Annette Carayon pour expliquer une vocation mûrie dès l’enfance. Denis Pryen, fondateur des éditions L’Harmattan, la connaît depuis quatre décennies.
Il lui a rapidement confié un poste de directrice de collection, impressionné par sa force de travail et son grand attachement à la connaissance des groupes humains, à l’ouverture aux cultures, à l’accueil. « Elle connaissait très bien le terrain, ce qui manque souvent aux chercheurs aujourd’hui, notamment s’agissant de cultures bien différentes de la nôtre. Droite, rigoureuse, exigeante dans la défense de ses idées, perfectionniste… Il n’était parfois pas facile de travailler avec elle ! »
Une héroïne de l’ombre et du quotidien, qui travaille avec l’horloge du savoir et de la justice.
C. Ponsin
Et c’est à cette chercheuse que Camille Ponsin a voulu rendre hommage, pas seulement à la « Juste », nous dira-t-il. « Une héroïne de l’ombre et du quotidien, qui travaille avec l’horloge du savoir et de la justice, dont le travail d’une vie, sur des sujets aussi minutieux et pointus que des mouvements de troupeaux, la localisation d’un village, le vocabulaire d’une population, permet aujourd’hui de changer la vie d’autres personnes. »