« La pensée masculiniste se distille dans des discours très ordinaires »

La journaliste Pauline Ferrari a mené une enquête rigoureuse sur les mouvements masculinistes en ligne et les moyens utilisés pour diffuser leurs discours dangereux auprès des plus jeunes. Entretien.

Clémence Le Maître  • 15 mai 2024 abonnés
« La pensée masculiniste se distille dans des discours très ordinaires »
"On a l'impression que le masculinisme est une idéologie cachée, alors qu'elle est présente partout et prend une ampleur assez inédite."
© Marie Rouge

Le dernier rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes, publié en janvier 2024, est alarmant : « Les réflexes masculinistes et les comportements machistes s’ancrent, en particulier chez les jeunes hommes adultes ». Pour décrypter ce phénomène, Politis a interrogé la journaliste Pauline Ferrari, qui a réalisé une enquête sur le masculinisme en ligne et son influence, éditée fin 2023 : Formés à la haine des femmes. Comment les masculinistes infiltrent les réseaux sociaux (éditions J-C. Lattès.)

Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser cette enquête ?

Formés à la haine des femmes. Comment les masculinistes infiltrent les réseaux sociaux / Pauline Ferrari / 300 pages / 20 euros.

Pauline Ferrari : En parallèle de ma carrière journalistique, j’ai commencé à faire de l’éducation aux médias et à l’information dans les collèges et les lycées. J’observais que les propos misogynes des adolescents de 15-16 ans reprenaient ce que je lisais sur Internet il y a dix ans. J’ai eu envie d’aller creuser du côté des jeunes pour voir à quels contenus ils étaient confrontés sur les réseaux sociaux et comment la pensée masculiniste était sortie d’endroits un peu sombres d’Internet, pour aller vers le grand public. On a l’impression que le masculinisme est une idéologie cachée, alors qu’elle est présente partout et prend une ampleur assez inédite.

En quoi consiste le masculinisme et quelles sont ses origines ?

Des chercheurs ont travaillé sur le masculinisme, comme les sociologues Francis Dupuis-Déri, Mélissa Blais et l’historienne Christine Bard. Ils l’ont analysé comme étant une branche de la pensée antiféministe. Il s’agit d’un mouvement social qui se constitue à partir des années 1980 et qui vise à faire régresser les droits des femmes et des minorités, voire à les faire disparaître. Je vais un peu plus loin en disant que le masculinisme est une mise en pratique de la pensée antiféministe, à travers des actions concrètes et des revendications politiques. Le terme masculiniste a été construit en miroir du terme féministe et les masculinistes jouent sur cette méprise linguistique. Or, le masculinisme n’est pas l’inverse du féminisme, celui-ci vise à l’égalité des droits entre les hommes et les femmes, alors que le masculinisme vise à une domination des hommes sur les femmes.

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Quelle est la différence entre une personne qui tient des discours misogynes et sexistes et un masculiniste ? Et comment reconnaître ces discours sur les réseaux sociaux et dans le quotidien ?

Le masculinisme est le bout du continuum des violences. D’un côté, on a les blagues sexistes qui ne sont pas forcément dangereuses et de l’autre côté, le masculinisme comme volonté de domination, voire d’éradication du féminisme et des femmes. Ce continuum se brouille de plus en plus, parce que la pensée masculiniste s’infiltre et se distille dans des discours très ordinaires. Le discours masculiniste repose sur une hiérarchisation entre les hommes et les femmes et une essentialisation.

Le discours masculiniste repose sur une hiérarchisation entre les hommes et les femmes et une essentialisation.

Les hommes auraient des caractéristiques sociales innées, comme être fort et viril et les femmes auraient été créées pour être douces et soumises. En ligne, le masculinisme possède un imaginaire assez construit à travers certaines figures de la pop culture, notamment l’acteur Cillian Murphy qui interprète Thomas Shelby dans la série Peaky Blinders ou Leonardo DiCaprio dans Le Loup de Wall Street. Les figures du loup et de la meute sont aussi de bons indicateurs pour repérer des contenus masculinistes sur les réseaux sociaux.

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Il y a aussi les discours liés au développement personnel à la sauce viriliste : comment gagner confiance en soi, comment devenir un vrai homme et séduire plein de femmes. La désinformation est un moyen largement utilisé par les masculinistes et qui touche les jeunes adolescents. De plus, le masculinisme est fortement ancré dans une forme de théorie du complot qui vise à dire que les femmes et surtout les féministes auraient pris le pouvoir dans toutes les grandes sphères de notre société pour émasculer les hommes. Alors que tous les misogynes ne sont pas persuadés qu’il y ait un complot.

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Pourquoi le masculinisme est-il dangereux ?

Tout d’abord, dans la version la plus extrême du spectre des violences, le masculinisme tue. Depuis 2014, il y a un accroissement des attentats et des féminicides de masse, motivés par la misogynie et le masculinisme, en Amérique du Nord et en Europe. Il y a aussi une récupération de plus en plus forte des argumentaires masculinistes par les mouvements conservateurs d’extrême droite pour recruter des jeunes et les faire voter à droite ou à l’extrême droite, avec, en France Julien Rochedy et Thaïs d’Escufon.

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Le masculinisme est dangereux pour les hommes, car il utilise des souffrances qui sont peut-être réellement ressenties par les jeunes hommes, comme des problèmes de santé mentale ou la solitude. L’adolescence est une période pleine de confusion, donc il faut se raccrocher à quelque chose. Sauf que le masculinisme offre un programme miracle pour réussir sa vie et devenir un vrai homme par des discours qui nourrissent une haine des autres et d’eux-mêmes.

Le masculinisme est un business très lucratif.

Les modèles promus par les influenceurs masculinistes sont la plupart du temps irréalistes, mais leur permettent de soutirer de l’espoir et aussi de l’argent aux hommes. En effet, le masculinisme est un business très lucratif. Les théories conspirationnistes isolent énormément et coupent le lien avec la réalité. Cette idéologie est aussi dangereuse pour les jeunes filles, car face à sa forte propagation chez les jeunes hommes, certaines peuvent adhérer à ces théories. Et puisque les discours masculinistes banalisent la culture du viol et la domination du corps des femmes, cela encourt un risque aussi pour les violences sexistes et sexuelles chez les plus jeunes.

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Vous parlez du phénomène du « backlash » dans votre enquête, qu’est-ce que c’est ?

Le terme « backlash » (« retour de bâton » en français, N.D.L.R.) date des années 1980 et a été théorisé par la journaliste américaine Susan Faludi. Il désigne les réactions conservatrices face à des avancées sociales progressistes. Comme un boomerang, dès qu’il y a une avancée, il y a une volonté de renvoyer les droits en arrière. On le constate avec le féminisme, particulièrement depuis le mouvement #MeToo. Au même moment, il y a eu un backlash qui est de plus en plus présent avec la remise en cause de la parole des victimes ou le fait de clamer la présomption d’innocence à tout prix.

ZOOM : Pour en savoir plus

Affaire Johnny Depp / Amber Heard – La justice à l’épreuve des réseaux sociaux, 2023, un documentaire de Cécile Delarue.

Backlash. La Guerre froide contre les femmes, Éditions des Femmes, 1993, de Susan Faludi.

Antiféminismes et masculinismes, 2019, de Christine Bard, Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri.

Le discours insidieux du« on ne peut plus rien dire » est très pratique, car il met en exergue la valeur de la liberté d’expression, très importante dans les démocraties occidentales. Sauf que les actes qui sont dénoncés sont parfois des délits, comme le harcèlement ou les agressions sexuelles. Pendant #MeToo, il y avait des théories sur le fait que les hommes devront signer des contrats de consentement avant d’avoir un rapport sexuel, ou qu’ils ne pourront plus prendre l’ascenseur avec une femme, sans risquer quoi que ce soit. Tous ces discours sont symptomatiques de la manière dont on envisage les violences sexistes et sexuelles dans notre société.

Il n’y a pas de crise de la masculinité, mais des discours de crise qui se réactivent régulièrement.

Dans le discours masculiniste et médiatique, on nous dit que les hommes vivraient une crise de la masculinité depuis #MeToo.

C’est complètement faux ! Le sociologue Francis Dupuis-Déri l’a prouvé dans son livre La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace Il n’y a pas de crise de la masculinité, mais des discours de crise qui se réactivent régulièrement, à chaque grande évolution de notre société, que ce soit l’ère industrielle, les progressions technologiques ou les avancées des droits des femmes. Aujourd’hui, il n’y aurait plus de vrais hommes et de plus en plus de personnes LGBTQIA+, ce qui causerait la fin de notre civilisation. C’est une autre forme de discours et de panique morale qui se réactive.

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Pensez-vous que les discours masculinistes impactent la prise de parole des femmes ou des minorités de genre ?

Bien sûr. Il y a une forme d’autocensure qui peut se créer. S’exprimer et dénoncer, c’est risquer de subir un déferlement de haine, du cyberharcèlement, voire des menaces et des agressions physiques. La parole est remise en question avec la multiplication des attaques en diffamation. Tout cela amène les victimes à garder le silence et à se demander si ça vaut la peine de prendre la parole. D’autant plus que sur Internet, les plateformes ne protègent pas face à cette haine. Les victimes se retrouvent souvent livrées à elles-mêmes.

Vous observez une accélération des contenus et des discours masculinistes en ligne et dans l’opinion publique depuis environ cinq ans. Comment expliquez-vous cela ?

Il y a la question de #MeToo et du « backlash », mais aussi des différents confinements où on a tous passé beaucoup de temps en ligne. Et justement, les masculinistes ont eu du temps pour créer du contenu. Et puis en 2022, il y a le procès en diffamation intenté par l’acteur Johnny Depp sur son ex-conjointe l’actrice Amber Heard, récupéré par les masculinistes, qui finit de sceller le procès anti #MeToo aux États-Unis. Ils ont envoyé un signal très fort au monde entier : le masculinisme est devenu un discours commun dans l’opinion publique.

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