Grand Paris Express : les comportements à haut risque d’un sous-traitant

Deux ans et demi après le décès de João Baptista Fernandes Miranda sur le chantier de la gare Saint-Denis-Pleyel, le parquet de Bobigny a décidé de poursuivre une entreprise sous-traitante, Sampieri Construction, et deux de ses responsables pour homicide involontaire.

Pierre Jequier-Zalc  • 4 juin 2024 abonnés
Grand Paris Express : les comportements à haut risque d’un sous-traitant
Le chantier de la nouvelle gare Saint-Denis Pleyel du Grand Paris Express à Saint-Denis, le le 30 mai 2023.
© GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

En collaboration avec Basta!


Peu après 11 heures, le 5 janvier 2022. Le chantier de la gare Saint-Denis Pleyel, en Seine-Saint-Denis, tourne à plein régime. Pour cause, ce gigantesque ouvrage doit en partie être terminé pour les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de 2024. À terme, il totalisera une superficie de 26 000 mètres carrés sur neuf niveaux et sera le « nouveau Châtelet » du Grand Paris Express, reliant les nouvelles lignes 15, 16 et 17 ainsi que la ligne 14 prolongée.

Plusieurs entreprises et des dizaines d’ouvriers s’affairent quand, soudain, un énorme bruit métallique interrompt chacun dans sa tâche. Une plaque métallique de 300 kilos vient de tomber de 7 mètres du niveau – 2 au niveau – 3 à travers une trémie – un trou pour laisser passer un conduit. Dans sa chute, cette plaque a heurté la tête casquée de João Baptista Fernandes Miranda, un salarié d’Eiffage de 60 ans, père de cinq enfants. L’ouvrier décède sur le coup. Né au Cap-Vert, il était arrivé en France il y a près de quarante ans. « Il est mort l’année où il devait prendre sa retraite », confiait, en octobre dernier, sa sœur Maria, toujours au Cap-Vert.

João Baptista Fernandes Miranda. (Photo : DR.)

Selon nos informations, deux ans et demi après ce drame, le parquet de Bobigny a décidé de poursuivre une entreprise sous-traitante, Sampieri Construction, et deux de ses employés et responsables, pour « homicide involontaire dans le cadre du travail ». C’est la deuxième entreprise qui sera jugée pour ce chef d’inculpation sur un chantier du Grand Paris Express après Dodin Campenon Bernard, une filiale de Vinci, définitivement condamnée après l’accident de travail mortel de Maxime Wagner, en février 2020.

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Toutefois, alors que Dodin Campenon Bernard était l’employeur de Maxime Wagner, Sampieri Construction n’a aucun lien contractuel avec la victime du 5 janvier 2022, qui était salarié d’Eiffage. Mais l’enquête conjointe de la police et de l’inspection du travail a permis de mettre en exergue les comportements à haut risque de cette entreprise et de deux de ses responsables qui auraient conduit à cet accident de travail mortel. Des comportements contraires au code du travail et à toutes les procédures de sécurité mises en place sur ce chantier. Ces deux responsables, également poursuivis pour homicide involontaire dans le cadre du travail nient ces faits et sont présumés innocents. Ils risquent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement.

Deux versions de l’accident

Ce mercredi 5 janvier 2022, Arthur*, directeur de Sampieri Construction, 33 ans, arrive vers 7 heures sur le chantier de la gare Saint-Denis-Pleyel. Sur ce chantier, son entreprise est sous-traitante de Besix, le groupe en charge de ce qu’on appelle le « tous corps d’état », c’est-à-dire tous les différents aménagements (cloisons, électricité, etc.), après la réalisation de la structure par Eiffage. Elle doit construire toutes les cloisons en parpaings. Ce mercredi, son équipe travaille au niveau – 2.

Comme à son habitude, Arthur fait le point avec la dizaine de salariés de cette entreprise familiale dont son père est le gérant. Puis, il monte dans son chariot élévateur pour acheminer les palettes de parpaings et de mortier aux différents postes de travail. Il est aux alentours de 10 h 30 quand il finit cette mission.

C’est à partir de là que les versions vont diverger. Selon lui, il a débarrassé le matériel de son entreprise qui était près de la trémie car un mur venait d’être terminé. Cette tâche accomplie, il assure avoir fait demi-tour avec le chariot élévateur. Selon lui, c’est au cours de cette manœuvre que les fourches de son chariot seraient venues heurter une des trois plaques métalliques recouvrant le trou de plus de trois mètres de long. Une manœuvre qui aurait fait glisser une des plaques qui serait ainsi tombée.

Cette version présente plusieurs interrogations majeures. En premier lieu, celle de la fixation de ces trois plaques métalliques de plusieurs centaines de kilos chacune. Pourquoi n’étaient-elles pas fixées, ce qui est pourtant une obligation de sécurité pour l’entreprise principale, Besix ? Lors des constatations, la police et l’inspecteur du travail notent que des trous ressemblant à des points de fixation sont bien présents aux extrémités des plaques métalliques. Mais aucune vis n’y est insérée.

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Plus étonnant encore, Besix assure aux enquêteurs que ces trois plaques ont bien été fixées. L’entreprise en apporte même la preuve avec une photo, datée du 14 décembre 2021, envoyée par l’ouvrier en charge de cette tâche à son supérieur hiérarchique. Pourtant, trois semaines plus tard, jour de l’accident, ces fixations ont disparu. Quelques jours après, des vis similaires à celles fixant ces plaques sont même retrouvées par des responsables de Besix dans un tas de gravats proche du lieu de l’accident. Autant d’indices qui permettent à l’inspecteur du travail de conclure que « les fixations ont été volontairement retirées ».

Mais par qui ? Pour l’inspecteur du travail en charge de l’enquête, ce serait « très probablement » par Gabriel*, intérimaire et chef d’équipe de Sampieri Construction. En effet, quelques dizaines de minutes avant l’accident, celui-ci était allé emprunter une boulonneuse, l’outil servant justement – entre autres – à dévisser les fixations des plaques métalliques. Celui-ci, s’il reconnaît avoir emprunté l’outil, assure toutefois que c’était pour dévisser des barrières protégeant une autre trémie. Une version que rien, dans l’enquête, ne vient confirmer. De son côté, un témoignage d’un agent logistique de Besix explique que Gabriel, en venant le chercher au moment de l’accident pour l’alerter, lui aurait affirmé que c’était son chef, Arthur, qui lui avait demandé d’enlever les fixations. Des accusations que Gabriel et Arthur réfutent en bloc.

*

Les prénoms suivis d’une astérique ont été modifiés.

Négligences et cadences élevées

Mais ce n’est pas tout. Au cours de l’enquête, deux reconstitutions des faits ont été effectuées. Et la conclusion de celles-ci est sans appel : « La version [d’Arthur] d’un choc accidentel lors d’une manœuvre avec le chariot élévateur n’est pas crédible à la vue des éléments matériels. » S’ensuit alors une liste accablante d’éléments justifiant le caractère improbable de l’explication du directeur de Sampieri Construction. Entre autres, la position des plaques telles qu’elles ont été retrouvées après l’accident, celle du chariot élévateur ou, encore, la présence de deux parpaings à l’endroit où aurait dû se tenir la plaque manquante.

Autant d’éléments qui viennent donner corps à l’explication des enquêteurs qui y voient une « action volontaire », dans le but, peut-être, de préparer le traçage d’une future cloison. Une action « dont les risques auraient dû être évidents aux yeux [d’Arthur], professionnel du BTP », tacle l’inspecteur du travail. En effet, outre le fait que son entreprise avait l’interdiction formelle de retirer des protections collectives, ce type de plaque ne se retire absolument pas de cette manière, mais avec des sangles de levage.

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Cette enquête remet sur le devant de la scène la question de la sécurité sur ces immenses chantiers franciliens du Grand Paris, où déjà six personnes ont perdu la vie depuis 2020. En effet, si elle met en cause des comportements individuels, elle soulève plusieurs interrogations.

En premier lieu, le recours à la sous-traitance, facteur accidentogène reconnu dans le BTP. En effet, des entreprises relativement petites héritent de marchés sur lesquels des grands groupes se font des marges. Ce qui les incite, pour quand même faire des bénéfices, à négliger les règles de sécurité et à accélérer la cadence. « Oui la production était bonne, elle restait dans les plannings. Niveau sécurité, ce n’était pas le top, mais pour des entreprises pareilles, ce n’était pas le pire non plus », commente ainsi, auprès des enquêteurs, un haut responsable de Besix au moment des faits.

De son côté, la Société des Grands Projets (SGP) – anciennement Société du Grand Paris – confirme à Politis que Sampieri Construction a été remerciée après l’accident. « À l’issue des premières analyses à la suite de l’accident mortel survenu sur ce chantier en janvier 2022, l’entreprise apparaissant à l’origine de cet accident avait été exclue du chantier de la gare Saint-Denis-Pleyel », souligne-t-on au sein du maître d’ouvrage, rappelant que « la sécurité des chantiers est une préoccupation constante de la SGP depuis le début des travaux ».

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Malgré tout, selon nos informations, si Sampieri Construction a été exclue du chantier de la gare Saint-Denis-Pleyel, cet accident de travail n’a pas empêché l’entreprise de poursuivre pendant plus d’un an au moins d’autres chantiers des Jeux olympiques et paralympiques ou du Grand Paris Express. Auprès de Politis, la SGP assure simplement qu’elle « explorera toutes les voies de droit pour contribuer à l’action de la justice et à l’établissement des responsabilités, notamment en se constituant partie civile ».

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