Désenclavement : le mythe qui ne tient pas la route

Pour les défenseurs de l’autoroute A69, c’est la survie économique du territoire autour de Castres qui est en jeu. Mais quelles réalités néolibérales cet argument sans cesse brandi cache-t-il ?

Vanina Delmas  • 12 juin 2024 abonné·es
Désenclavement : le mythe qui ne tient pas la route
Le chantier de l’A69 à Cambon-lès-Lavaur, commune rurale du Tarn.
© Idriss Bigou-Gilles / Hans Lucas / AFP

« On a une nécessité de désenclaver le sud du Tarn, qui est aujourd’hui synonyme de ruralité. De par son passé industriel, notre territoire mérite qu’on ait ce raccordement à la métropole de Toulouse. Il y va de la survie économique de notre territoire », déclarait à France 3 Jean Terlier, député Renaissance de la 3e circonscription du Tarn (Castres-Mazamet-Puylaurens), en avril 2023 à propos de l’A69. Le mot est lâché : « désenclavement ». Et la rhétorique économique est bien huilée.

« Dans tous les projets routiers, nous retrouvons systématiquement trois arguments chez les promoteurs et les politiques : le développement économique et la fluidification du trafic si c’est un contournement d’agglomération, le désenclavement pour les projets hors zones urbaines, explique Enora Chopard, membre de la coalition La Déroute des routes, qui rassemble une cinquantaine de collectifs opposés à des projets routiers. Le désenclavement est un argument dogmatique, car jamais ceux qui l’invoquent ne détaillent comment, pourquoi, sur quels critères, dans quels bassins de vie. »

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Dans les conclusions de l’enquête publique concernant l’A69, il est d’ailleurs écrit : « Le dossier indique que le principal avantage du projet réside dans l’impact économique favorable qu’il aura sur le bassin de vie Castres/Mazamet grâce au désenclavement du territoire qu’il permettra. Hormis quelques affirmations sur l’effet positif qu’ont eu des infrastructures similaires ailleurs en France, aucune démonstration concrète n’est présentée ni aucun chiffrage évalué. »

Une infrastructure routière fonctionne dans les deux sens : si elle peut irriguer un territoire, elle le draine aussi.

Depuis des décennies, des spécialistes de l’aménagement du territoire et des économistes pointent le fossé entre les données scientifiques et l’utilisation, voire l’instrumentalisation, du mot « désenclavement » (via les infrastructures de transport) par les politiques. Par exemple, en 1993, l’ingénieur en urbanisme Jean-Marc Offner publie dans la revue L’Espace géographique un article au titre éloquent : « Les ‘effets structurants’ du transport : mythe politique, mystification scientifique », dans lequel il affirme : « Qu’il s’agisse du chemin de fer au XIXe siècle ou des autoroutes françaises, des métros des années 1980, des premières lignes de train à grande vitesse, ces équipements ne constituent pas forcément un “plus” (plus de zones d’activités, de sièges sociaux, de commerces, d’habitants, de clients, de touristes, d’étudiants, de chiffre d’affaires, de plus-value immobilière). Les analyses soulignent un processus majeur : l’amplification et l’accélération des tendances préexistantes. »

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Des associations de terrain en arrivent aux mêmes conclusions. Dans sa note argumentant son avis défavorable donné au projet de RN88 entre Saint-Hostien et Le Pertuis, France Nature environnement Haute-Loire décrit les exemples de Moulins et d’Aurillac : « Largement désenclavée et accessible (A77), Moulins est une ville aujourd’hui très fragile, où les départs d’actifs sont supérieurs aux arrivées, tandis qu’Aurillac est en quelque sorte protégée par son enclavement : elle maintient une polyvalence de ses activités. Les acteurs économiques ne veulent pas voir qu’une infrastructure routière fonctionne dans les deux sens : si elle peut irriguer un territoire, elle le draine aussi. »

Le « réseau sanguin » cher à Pompidou

D’où vient ce lien, qui semble indéfectible dans la bouche des élus et de certains acteurs économiques, entre la volonté de « désenclavement » et la croissance économique ? « L’autoroute est le lien entre les différentes entités productives et industrielles du projet gaulliste et est entièrement associée à l’imaginaire du progrès le plus moderne possible à cette époque », raconte Rémi Bénos, géographe à l’Institut national universitaire Champollion à Albi et au laboratoire Géode de l’université Toulouse-Jean-Jaurès. Cette époque est celle de la France de l’après-Seconde Guerre mondiale, dans laquelle évoluent en parallèle la construction de la Ve République, la reconstruction du pays et son industrialisation.

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La notion d’aménagement du territoire est poussée à son paroxysme dans l’Hexagone, et toutes les grandes décisions liées aux infrastructures sont prises : créer des villes nouvelles autour de Paris, localiser l’aéronautique à Toulouse et le complexe pétrolier et gazier à Fos-sur-Mer, aménager les littoraux avec les stations balnéaires, commencer la construction de centrales nucléaires. Le tout émaillé d’un précieux réseau ferroviaire et routier. « Au même moment apparaît la notion de désenclavement, qui a une grande importance dans la vision gaulliste sociale de l’État puisque ce désenclavement est brandi au nom d’une équité et d’une égalité des services pour tout le territoire, que ce soit pour l’eau, le téléphone, le courrier ou les routes », ajoute Rémi Bénos.

Et ce logiciel de pensée en politique n’a jamais connu de bug. En 1970, Georges Pompidou comparait l’autoroute au « réseau sanguin » qui « doit irriguer sans interruption, sous peine que se constituent des goulets d’étranglement qui ôteraient l’essentiel de la vitalité économique ». La loi Pasqua de 1995 précisait : « En 2015, aucune partie du territoire français métropolitain continental ne sera située à plus de 50 kilomètres ou de 45 minutes d’automobile soit d’une autoroute ou d’une route express à deux fois deux voies en continuité sur le réseau national, soit d’une gare desservie par le réseau ferré à grande vitesse. »

ZOOM : Il était une fois l’A69 

Et si le fameux « désenclavement », qui sert d’argument intouchable à tous les défenseurs de routes et d’autoroutes, suivait la même logique que le rouleau compresseur du remembrement, qui a défiguré une grande partie de la France dans les années 1960 ? C’est l’idée développée par Geneviève Azam dans son livre Il était une fois l’A69. Pour l’économiste et militante écologiste opposée au projet d’A69, le désenclavement est « une nouvelle étape de l’accumulation capitaliste et de la destruction programmée des conditions de la subsistance ». Comme le remembrement, qui a sacrifié des milliers de kilomètres de haies et de nombreux petits paysans au nom de l’agriculture moderne, le désenclavement « ne supporte aucune aspérité, aucun arbre, aucune contestation sociale, aucune installation humaine sur son passage ». Une vision du progrès contre laquelle luttent les opposant·es à l’A69.

Il était une fois l’A69 / Geneviève Azam et le collectif La Voie est Libre / Cairn Éditions / 32 pages, 5 euros.

En 2019, une proposition de loi « visant à faciliter le désenclavement des territoires » déplaçait l’objectif à l’horizon 2025. Petite nouveauté en 2008 : un rapport du Sénat ajoutait le mot « durable » à celui de désenclavement. Malgré le Grenelle de l’environnement et les données scientifiques, les alternatives au tout-routier n’ont pas eu plus d’espace pour exister politiquement puisqu’il est écrit que « la route reste le seul mode de transport universel, c’est-à-dire capable par son accessibilité et sa souplesse d’utilisation d’assurer un désenclavement effectif de tous les territoires ».

Un terme méprisant

Pour Enora Chopard, ce terme de désenclavement est méprisant : « Comme si les endroits où sont construites les routes [étaient] sans vie, sans tissu socio-économique, sans habitants, sans espace naturel. Comme si la France était une grande page blanche sur laquelle on peut tracer des routes pour amener la modernité dans des territoires vides. » Elle a été marquée par les discours des membres de la Lutte des Sucs, opposés à la RN 88 en Haute-Loire, qui parlaient d’« enclavement positif » de leur territoire, où des gens fabriquent des vêtements, des chaussures, font du maraîchage, de la culture, de l’élevage. Ils ne se sentent pas enclavés, donc n’ont pas besoin d’être désenclavés, mais ils ont besoin d’établissements de santé, de maternités, de services publics de proximité.

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« Les projets routiers actuels pérennisent une vision hypercentralisée, autoritaire, quasi coloniale en étalant les zones métropolitaines de plus en plus loin, en asservissant de plus en plus de zones à la métropole, poursuit Enora Chopard. Ils éloignent davantage les services publics, rendent plus accessible du foncier à des promoteurs ou à des résidences secondaires pour des urbains aisés et enferment les gens dans une dépendance à la voiture. » Bien loin des promesses de vitalité des territoires grâce au « désenclavement ».

Le désenclavement est une connexion à la mondialisation capitaliste néolibérale.

R. Bénos

Pour Rémi Bénos, s’interroger sur les réels besoins de désenclavement de tel ou tel territoire n’est pas la bonne question. « Ce mythe du désenclavement est en réalité utilisé pour justifier des projets qui ont d’autres objectifs (l’intégration dans la compétition mondiale de grandes entreprises, tel le groupe pharmaceutique Pierre Fabre pour l’A69) et pour renforcer le projet de métropolisation – en l’occurrence, la métropole toulousaine –, analyse le géographe, coauteur d’une note engagée qui détricote point par point l’argument du désenclavement concernant l’A69. Le désenclavement est une connexion à la mondialisation capitaliste néolibérale qui se traduit par des infrastructures autoroutières et des besoins d’espaces logistiques. Il faut donc remettre en cause l’ensemble du modèle de la modernité industrielle. »

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