« Drag Race », reine de l’audience très politique

L’émission de télé-réalité qui met en compétition des drag-queens vient de lancer sa troisième ­saison en France. En l’espace de quelques années, ce programme est parvenu à populariser le drag show et à imposer ses codes.

Lola Dubois-Carmes  • 12 juin 2024 abonné·es
« Drag Race », reine de l’audience très politique
La drag-queen Soa de Muse se produit à Montpellier en 2022. Un sens de l’esthétique et de l’extravagance qui a réussi à se faire une place à la télévision.
© Iselyne Perez-Kovacs / Hans Lucas / AFP

« Un moyen de développement personnel », « un coup de pied dans la fourmilière », « la liberté », « être soi-même en interprétant quelqu’un d’autre »… Il existe au moins autant de définitions du drag que d’artistes qui le pratiquent. Une chose, au moins, les rassemble : le plaisir d’entrer dans un personnage, féminin pour les drag-queens, et de porter un soin tout particulier aux vêtements et au maquillage pour proposer des performances, musicales ou théâtrales le plus souvent. Comptez tout de même trois heures de préparation pour une drag-queen avant un spectacle. Un sens de l’esthétique et de l’extravagance qui a réussi à se faire une place à la télévision.

Depuis 2022, la France s’est dotée de sa propre franchise de RuPaul’s Drag Race, un célèbre concours américain de drag créé en 2009 par RuPaul, la plus connue des « queens » et tenante de quatorze Emmy Awards remportés grâce à son émission. Le programme existe à présent dans une dizaine de pays, parmi lesquels la Thaïlande, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie ou encore l’Italie. Si le concours était déjà populaire parmi les adeptes du genre grâce à la diffusion de « RuPaul’s Drag Race » sur Netflix, sa renommée a changé d’échelle dans l’Hexagone lors de son adaptation sur France Télévisions – France 2 et France.tv Slash.

De la communauté LGBT+ au grand public

Parmi les jurés invités au fil des saisons, aux côtés des membres « permanents », se trouvent par exemple Jean-Paul Gaultier, Bilal Hassani, Loïc Prigent, Juliette Armanet ou encore Jenifer. Leur rôle est de juger la qualité des confections des tenues des candidates, selon des thèmes imposés, l’efficacité de leurs présentations, souvent humoristiques, ainsi que de leurs playbacks, aussi appelés lip-syncs.

Avec en moyenne 530 000 spectateurs, et un record de plus de 900 000 lors du lancement, « Drag Race » a fait passer les drag shows d’un cercle de spectateurs essentiellement issus de la communauté LGBT+ au grand public. Preuve en est la multiplication des « viewing parties », où des personnes se rassemblent dans des bars pour regarder les épisodes ensemble, tel un match de football. « Pour le premier épisode de la troisième ­saison [diffusé le 31 mai], il y en a eu au moins quatre fois plus que l’an dernier », souligne Max ­Bregerie, cofondateur de l’agence de drag-queens Pop Models. L’expérience fait à présent partie intégrante de la « culture Drag Race ».

Quand je suis arrivé dans le métier, il y a cinq ans, c’était assez précaire et les artistes étaient rémunérés sous le manteau.

P. Quintin-Stern

Une telle lumière portée sur l’art du drag a permis aux drag-queens de se professionnaliser et de voir les propositions affluer. « À l’origine, Pop Models n’était pas une agence ni un business, nous souhaitions juste aider les queens à gérer leur image, se souvient Max Bregerie. Mais, après ‘Drag Race’, les demandes ont explosé. Elles sont un peu devenues des stars, alors que nous n’aurions pas pu le soupçonner il y a seulement trois ans. » Un véritable séisme que toutes les parties prenantes ont observé. « Quand je suis arrivé dans le métier, il y a cinq ans, c’était assez précaire et les artistes étaient rémunérés sous le manteau. ‘Drag Race’ a tout changé car le métier a été reconnu comme tel », reconnaît Philippe Quintin-Stern, fondateur de King-Chefs & Drag-Queens, une agence d’événementiel qui mêle gastronomie et spectacles de drag.

« Je me dis que tout est possible »

Les opportunités vont bien au-delà des demandes de représentation sur scène ou pour des événements privés. Nicky Doll, la présentatrice de l’émission française et ancienne candidate de la version américaine, a ainsi grimpé les marches du Festival de Cannes lors de la dernière édition, tandis que Miss Martini et Minima Gesté seront, elles, relais de la flamme olympique. Paloma, la gagnante de la première saison, a, de son côté, été chroniqueuse sur « Quotidien » (TMC) et aux côtés de Bertrand Chameroy sur France 2. « Il n’y a plus vraiment de règles sur quel type de profil souhaite voir un show de drag-queens, se réjouit Max Bregerie. Nous avons travaillé pour des événements d’au moins 70 grandes entreprises. » L’agent espère pouvoir décrocher des contrats de mannequinat ou davantage de projets audiovisuels, comme cela se fait aux États-Unis ou en ­Angleterre. « Je me dis que tout est possible », ajoute-t-il.

La scène amateur profite aussi de cette médiatisation. « Avant la version française de ‘Drag Race’, nous étions à une dizaine d’événements par an ; maintenant, nous en sommes à une trentaine et nous sommes même obligés d’en refuser puisque nous travaillons tous à côté », explique la drag-queen Sylvia Lovelace, à l’origine du collectif nantais Divine and The Queens. La demande étant en hausse, les drag-queens ont aussi vu les tarifs de leurs spectacles augmenter. « En 2018, nous recevions des cachets qui variaient entre 80 et 120 euros, alors qu’aujourd’hui nous n’acceptons plus de nous produire en dessous de 250 euros », poursuit le cofondateur du collectif.

L’émission a produit des standards dans un art dans lequel il ne devrait pas y en avoir.

T. Occhio

Mais tout le monde n’est pas égal face à cet emballement et l’écart se creuse entre les « stars » passées par l’émission, et dont le cachet peut dépasser les 3 000 euros, et les autres. D’autant qu’avec la professionnalisation des spectacles le ticket d’entrée dans le milieu est aussi devenu plus cher. « Le public, en s’élargissant, est aussi devenu plus exigeant, analyse l’agent Max Bregerie. C’est donc devenu compliqué pour une drag de ne pas avoir des tenues ou des perruques très coûteuses dès le départ. » Certaines allant jusqu’à s’endetter pour tenter leur chance. Sur le fond, des observateurs relèvent que cette entrée dans le mainstream s’est accompagnée d’un certain lissage.

« L’émission a produit des standards dans un art dans lequel il ne devrait pas y en avoir », regrette le drag-king Thomas Occhio. Car la palette du drag est large : drag-queen, drag-king, drag-queer ou encore drag-­créature. L’intérêt ne réside pas tant dans le genre du personnage que dans ce qu’il véhicule. « Dans notre association, nous valorisons le fait que tout le monde peut être drag-queen ou drag-king, il n’y a pas besoin d’inverser les genres pour réussir à incarner un personnage, résume Julien Birebent, le président de l’association Human Drag. Ce serait dommage de cloisonner ce que les artistes ont envie de faire alors que l’idée de base est de casser les codes. »

Une sous-médiatisation renforcée par la dimension « plus politisée » du drag-king, selon Daisy Lusion, membre de l’association Kings Factory. « Nous nous attaquons à l’image stéréotypée de la masculinité pour en proposer d’autres, et c’est quelque chose à quoi nous n’avons pas tellement le droit de toucher », estime quant à lui Thomas Occhio, de la même association, selon qui, bien que ce soit « la même communauté », ce ne sont pas « les mêmes sujets abordés ».

Thérapie et tolérance

Mais cet aspect politique n’est pas sans créer des réactions d’hostilité. Récemment, à Nantes, le bar Le Petit Marais a été la cible de menaces sur les réseaux sociaux après avoir annoncé une soirée drag-queen prévue pour le 30 mai. Les propriétaires ont même été contraints d’annuler l’événement à la suite d’une déferlante de messages homophobes et transphobes de la part d’intégristes catholiques. Une situation toutefois assez marginale d’après les artistes interrogés. « Globalement, le public est bienveillant et a compris que c’était dans l’air du temps, considère Julien Birebent. Il voit qu’il y a là une cause à défendre et qu’on mérite une reconnaissance comme n’importe quel artiste. »

C’est devenu un hobby comme un autre, peu importe l’âge, la culture ou l’origine.

O. Von Glanz

Car, au-delà du militantisme, performer ces personnages est bien souvent une forme de « thérapie », selon le président de Human Drag. « Il y a de plus en plus de personnes qui viennent vers nous sans forcément faire partie de la communauté ; elles se sentent attirées par le drag parce qu’elles n’ont pas confiance en elles, remarque-t-il. C’est quelque chose de nouveau et que nous apprécions. » Une dynamique que constate également la drag-queen Ozzy Von Glanz, la secrétaire de l’association. « Dans l’association, certains viennent faire du drag comme ils viendraient faire de la danse ou du football, c’est devenu un hobby comme un autre, peu importe l’âge, la culture ou l’origine. » Le drag se révèle ainsi une ode à la diversité et à l’affirmation de soi, se faisant le porte-voix populaire d’un message de tolérance.

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Spectacle vivant
Temps de lecture : 8 minutes