Mexique, la gauche consolidée
Triomphalement élue présidente le 2 juin, Claudia Sheinbaum a bénéficié de la popularité d’Andrés Manuel López Obrador. Elle hérite de dossiers épineux malgré les avancées sociales de son prédécesseur.
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Le 1er octobre, Claudia Sheinbaum deviendra la première présidente de l’histoire du Mexique. L’ancienne maire de Mexico, candidate de Morena (Mouvement de régénération nationale) à l’élection présidentielle du 2 juin, a obtenu 60 % des voix, deux fois plus que sa principale rivale, Xóchitl Gálvez, candidate de centre droit, soutenue par la coalition des partis traditionnels PAN (droite), PRI (centre) et PRD (gauche).
Sheinbaum a un très large mandat populaire pour approfondir le projet politique du président Andrés Manuel López Obrador (dit « Amlo »), fondateur et leader incontesté de Morena. Son triomphe s’est accompagné d’une majorité qualifiée de Morena et de ses alliés au Parlement, qui leur permettra de faire passer les réformes constitutionnelles annoncées pendant la campagne. La victoire de Sheinbaum s’explique par trois facteurs principaux, d’après Fernando Nieto, professeur d’administration publique au Collège du Mexique : « le personnage de López Obrador ; les changements dans les politiques sociales ; la transformation du système des partis, avec l’effondrement des partis traditionnels ».
Alberto Tena, politologue au Centre de recherche et d’enseignement économiques, souligne également le charisme d’Amlo et son long parcours politique. « C’est un leader social historique, explique-t-il, la population mexicaine suit sa trajectoire depuis longtemps. » Au moins depuis 2006, quand López Obrador, candidat à la présidence, a dénoncé une fraude électorale et organisé un campement en protestation au centre de la capitale pendant des semaines.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2018, Amlo a montré un style de gouvernement populiste, très axé sur sa personne, symbolisé par les mañaneras (matinales), de très longues conférences de presse qu’il organise chaque jour à la télévision. « C’est une façon de contrer le pouvoir des oligopoles médiatiques et de communiquer dans la proximité », explique Alberto Tena. « Les gens lui reconnaissent comme qualités d’être bien intentionné, honnête et de se soucier des personnes, souligne Fernando Nieto, faisant référence aux sondages sur le président. Il est devenu l’épicentre de la politique mexicaine et a maintenu une très bonne cote de popularité tout au long de son mandat. »
Contre les inégalités et l’insécurité
Au cours de ses six années à la présidence, López Obrador a mis en place des politiques ambitieuses de transferts de revenus vers la population appauvrie. Ce sont des « changements qui sont perçus et suscitent l’optimisme », souligne Fernando Nieto. De son côté, Viri Ríos, analyste mexicaine renommée des politiques publiques, explique dans The Nation que « la baisse des inégalités et de la pauvreté ne vient pas des programmes de transfert de revenus, mais des changements réglementaires sur le marché du travail qui ont renforcé le pouvoir des travailleurs », comme l’augmentation du salaire minimum ou la lutte contre les faux syndicats. Entre 2018 et 2022, plus de 5 millions de Mexicains sont sortis de la pauvreté, selon les chiffres du Conseil national d’évaluation de la politique de développement social (Coneval), et les inégalités sociales ont chuté.
L’insécurité est l’autre grand problème du pays. López Obrador a commencé son mandat en promettant « abrazos, no balazos » (« des câlins, pas des tirs »), c’est-à-dire d’« intégrer la politique sociale à la politique de sécurité », explique Alberto Tena. Le Mexique a un taux d’homicides par habitant trois fois supérieur à la moyenne mondiale, un indicateur qui a cessé d’augmenter sous le gouvernement Morena, mais qui n’a pas baissé.
Malgré ses promesses d’une nouvelle approche de la sécurité, López Obrador a maintenu la stratégie répressive contre le trafic de drogue et les organisations criminelles, poussant à une « militarisation encore plus profonde et éhontée », selon Fernando Nieto, qui signale aussi l’inaction face aux violations des droits humains commises par les forces de sécurité. « Les grandes affaires n’ont pas été résolues, notamment celle d’Ayotzinapa [la disparition de 43 étudiants en 2014, enlevés par des militaires, NDLR]. Il n’y a pas eu de volonté de la part du gouvernement de faire la lumière sur ces crimes. » En 2024, près de 100 000 personnes sont toujours portées disparues au Mexique.
Les grandes affaires n’ont pas été résolues. Il n’y a pas eu de volonté de la part du gouvernement de faire la lumière sur ces crimes.
F. Nieto
La relation avec l’armée a été l’un des aspects les plus controversés de la présidence d’Amlo. Il y a eu une « militarisation des fonctions de l’État », explique Alberto Tena, en attribuant à l’armée l’exécution de travaux publics comme le nouvel aéroport de la ville de Mexico ou le Train Maya, réseau de chemin de fer qui traverse la péninsule du Yucatán sur 1 500 kilomètres. Le pouvoir conféré à l’armée répond à deux enjeux : les contraintes d’une administration affaiblie par des décennies de néolibéralisme pour mener à bien de grands travaux publics, et la volonté politique de satisfaire les commandements militaires. « Obrador a eu peur dès le début d’un coup d’État », avance le politologue.
Le président sortant n’a pas non plus suivi le manuel des gauches latino-américaines dans ses relations internationales. En janvier 2021, Donald Trump l’a déclaré comme « [son] ami », en réponse au déploiement de milliers de militaires mexicains le long de la frontière pour empêcher l’arrivée de migrants aux États-Unis. Cette soumission à la politique migratoire américaine ne peut être comprise sans rappeler l’énorme dépendance économique du Mexique à l’égard de son voisin du Nord, avec lequel il est lié par un accord de libre-échange depuis 1994.
Montrant une fois de plus son talent à tenir les deux bouts, Amlo a combiné la proximité de Washington avec « la tradition historique mexicaine de maintenir des positions neutres sur la politique internationale », note encore Alberto Tena. Comme d’autres présidents latino-américains, il est sorti du discours occidental sur des sujets comme l’Ukraine ou Gaza, mais sans l’activisme international d’autres leaders progressistes comme le Brésilien Lula da Silva ou le Colombien Gustavo Petro. « Obrador a été très tourné vers l’intérieur, contrairement à d’autres dirigeants comme Lula, plus investi dans une construction régionale », précise l’universitaire.
Changements et continuité
Claudia Sheinbaum a promis de poursuivre le projet politique de López Obrador, bien que certaines politiques publiques menées posent question. « Dans le domaine de l’environnement, il y a eu des revers », note Fernando Nieto, qui rappelle que le gouvernement d’Amlo a fait « des coupes dans l’infrastructure éolienne de la compagnie électrique publique. Il a eu de mauvaises relations avec les écologistes ». La nouvelle présidente est une scientifique qui a été membre du Giec, de sorte que l’on s’attend à certains engagements en faveur de la transition écologique.
L’autre point faible de López Obrador fut sa position concernant les droits des femmes. « Du fait de sa culture politique et de sa génération, il a commis beaucoup d’erreurs » qui lui ont valu de vives critiques des féministes, rapporte Alberto Tena. Dans ce pays où plus de 3 000 femmes sont assassinées chaque année, Claudia Sheinbaum devrait avoir une plus grande sensibilité féministe, bien qu’elle ait eu des relations conflictuelles avec le mouvement des femmes pendant son mandat à la tête de Mexico.
Le type de leadership changera également. « Amlo a toujours eu une manière conflictuelle de faire de la politique, en désignant qui étaient les ennemis », explique Alberto Tena. Il pense que Claudia Sheinbaum adoptera un autre mode de communication : « Par exemple, nous ne savons pas si elle continuera les mañaneras. Elle les adaptera probablement à son propre style. »
Je doute beaucoup qu’Obrador reste à l’écart des événements, il lancera sans doute des signaux.
F. Nieto
Amlo laisse à son héritière quelques sujets épineux. Le premier est la nécessité croissante d’une réforme fiscale pour maintenir des politiques sociales coûteuses, un tabou au Mexique que Claudia Sheinbaum pourrait être forcée de briser. L’autre grande polémique sera le paquet de réformes constitutionnelles proposé par le président sortant, qui comprend l’élection directe des juges et des autorités électorales, un projet que l’opposition dénonce comme une attaque contre la séparation des pouvoirs.
López Obrador a promis de se retirer pour « écrire et parler aux arbres et aux oiseaux », mais Fernando Nieto n’y croit pas. « Je doute beaucoup qu’il reste à l’écart des événements, il lancera sans doute des signaux », dit-il. Dans quelle mesure Amlo utilisera-t-il son immense charisme pour influencer son héritière ? C’est l’un des grands doutes qui pèsent sur le sexennat à venir.