Européennes : l’écologie six pieds sous terre
À une encablure du scrutin européen, le sujet environnemental peine à se faire une place dans le débat public. Comment expliquer ce passage à la trappe alors que les scientifiques ne cessent de tirer la sonnette d’alarme sur le dérèglement climatique ?
Alors que le monde connaît de nouveau des hausses inédites de température, que le réchauffement s’accroît à un rythme record de 0,26 degré par décennie, que la Grèce est confrontée à des incendies ravageurs et redoute un été compliqué et que le mois de mai affiche une température 1,52 °C supérieure à un mois de mai normal de l’ère préindustrielle, la question écologique apparaît comme la grande oubliée de ces élections européennes. Pourtant en 2019, 43 % des Européen·nes et 52 % des Français·es se disaient préoccupé·es par la lutte contre le changement climatique, selon Eurobaromètre. Des chiffres retombés aujourd’hui à 27 et 37 %. Une baisse conséquente qui trouve plusieurs explications.
L’écologie redevient de plus en plus un secteur de politiques publiques, un petit bout du discours.
T. Rioufreyt
Tout d’abord, « le rythme d’actualité n’a pas permis de donner la part belle aux questions écologiques. Si on compare avec 2019, des conditions permettaient de favoriser l’émergence de la question écologique dans le discours politique avec les marches pour le climat, la parution des rapports du GIEC, ou encore le contexte de vagues de chaleur » énonce Phuc-Vinh Nguyen, chercheur en politique française et européenne de l’énergie à l’institut Jacques Delors. La question environnementale se retrouve alors éludée, ou reléguée au second plan des débats, des meetings et de certains programmes politiques.
Thibaut Rioufreyt, maître de conférences en science politique à l’Université Lumière Lyon-2, abonde : « Au niveau des occurrences, on parle moins d’écologie dans les meetings. Elle redevient par ailleurs de plus en plus un secteur de politiques publiques, un petit bout du discours. » Phuc-Vinh Nguyen insiste : « C’est important de rappeler qu’il faut vraiment faire une distinction entre les programmes des candidats et ce qui est discuté dans les débats. » À gauche, Les Écologistes, la France insoumise, et Place Publique-PS, sont en effet forces de propositions pour lutter contre le dérèglement climatique. Pour le reste de l’échiquier politique, il en va autrement. Plus le curseur se déplace à droite, plus l’écologie est fustigée.
« L’écologie punitive », une aubaine pour l’extrême droite
Le programme de Renaissance se montre ainsi moins ambitieux qu’en 2019, promouvant « une écologie à l’européenne, faite de croissance, de production et d’innovation » et une « croissance verte. » Le parti des Républicains souhaite quant à lui « une écologie des résultats et non de la décroissance », et « dénonc[e] l’écologie de gauche totalitaire qui prône la décroissance et veut imposer un contrôle social sans précédent des comportements individuels. » Le Rassemblement National, qui avait proposé en 2019 un semblant de programme écologique, avec la notion de « localisme », se targue désormais de « défendre une écologie raisonnable, à rebours de l’écologie punitive du ‘Pacte vert’. »
Une attaque permise en partie par Emmanuel Macron, qui, bien qu’affirmant lors de la campagne présidentielle de 2022 que son quinquennat serait « écologique ou ne sera[it] pas », parlait de « pause environnementale » en mai 2023. Phuc-Vinh Nguyen asserte : « Avec ce terme, il y a eu un glissement sémantique qui a bénéficié à l’extrême droite et qui légitime leur argument. »
Pour Daniel Boy, directeur de recherche émérite au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) : « Le terme d’écologie punitive est une arme terrible, c’est un slogan très parlant. Il représente une aubaine pour la droite et l’extrême droite, parce que si la sobriété consiste à se priver, elle ressemble à une punition. »
Sémir Badir, directeur de recherches du Fonds national belge de la recherche scientifique (F.R.S.-FNRS) et professeur de sémiotique textuelle et littéraire à l’Université de Liège, partage également ce constat : « Quand on parle d’écologie punitive, on parle soit d’un programme doctrinaire et politique qu’on accuse d’être moralisateur, voire pire, liberticide, soit en tant qu’état de science. L’ambiguïté est voulue. Ce qui nous punit ce n’est pas seulement des valeurs ou une politique, mais c’est aussi un état du monde. »
Sidération, lassitude et posture confortable
Ces fustigations et relégations des questions environnementales trouvent de multiples causes. Médiatique, déjà. Sur les différents plateaux télés où les principales têtes de liste se sont affrontées, les candidat·es devaient répondre à des questions du type « Écologie : stop ou encore ? » comme sur RTL le 5 mai, ou « Une Europe trop verte ? » sur BFMTV le 28… « Les politiques sont contraints par la question, commence Phuc-Vinh Nguyen, mais il faudrait qu’ils aient la lucidité de dire qu’on n’a pas le choix, qu’il faut lutter contre le dérèglement climatique. »
Côté électeur·rices et opinion publique, Daniel Boy avance une théorie : « Devant les catastrophes climatiques, il y a une sorte d’effet de sidération. Très régulièrement, dans les journaux de 20 heures, on parle d’inondations, de vagues de chaleur, de dérèglement climatique, et je me demande s’il n’y a pas aussi un effet de lassitude chez les gens. »
Le narratif politique se concentre davantage sur des questions techniques et d’investissement.
P-V. Nguyen
Côté candidat·es, éluder les questions environnementales et de lutte contre le dérèglement climatique, équivaut à adopter une posture confortable. Car, comme l’affirme Daniel Boy, « des choses concrètes sont mises en place pour lutter contre le réchauffement climatique, qui viennent limiter les libertés individuelles, à l’image des zones à faibles émissions (ZFE). » Il renchérit : « J’ai l’impression qu’on refuse un peu l’obstacle. » La colère des agriculteur·ices début 2024 a également freiné les ardeurs pour parler écologie et normes environnementales.
Phuc-Vinh Nguyen tempère néanmoins : « Je ne dirais pas que le narratif politique autour de la question écologique a diminué en termes d’ambition pour les partis de gauche, mais il a changé. Il se concentre davantage sur des questions techniques et d’investissement, surtout après que le Pacte Vert et Fit For 55 ont été mis en place. »
Ensemble de mesures proposées par la Commission européenne pour rendre l’Union européenne neutre d’un point de vue climatique d’ici 2050.
Réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’UE de 55 % d’ici 2030 par rapport à 1990.
Les attaques incessantes des gouvernements européens à l’encontre des militant·es écologistes n’ont pas joué en la faveur du combat contre le dérèglement climatique. Ainsi depuis plus d’un an sont-ils qualifiés d’ « écoterroristes » par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, qui souhaitait dissoudre (en vain) les Soulèvements de la Terre et n’hésite pas à interdire des manifestations – à l’image du rassemblement contre l’A69 ce week-end. En parallèle, une répression toujours plus forte des militants écologistes, comme ce fut le cas à Sainte-Soline.
Le 28 février dernier, le rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement, Michel Forst, alertait même : « La répression que subissent actuellement en Europe les militants écologistes qui ont recours à des actions pacifiques de désobéissance civile constitue une menace majeure pour la démocratie et les droits humains. »
« Il faut un discours à la Winston Churchill »
Ces disparition et diabolisation de l’écologie par certain·es candidat·es vont, d’après les sondages, avoir d’importantes conséquences en termes d’ambition dans la lutte contre le dérèglement climatique. Selon les projections de Phuc-Vinh Nguyen, qui s’est appuyé sur EPRS, Contexte, Politico, et Europe Elects, la coalition Verts/Alliance Libre Européenne (ALE) qui occupait jusque-là 10,2 % des sièges du Parlement européen, pourrait voir ce pourcentage baisser à 6,9 % après les élections. À l’inverse, les coalitions d’extrême droite Identité et Démocratie (ID) et Groupe des conservateurs et des réformistes européens (ECR), pourraient passer respectivement de 8,8 % et 9,4 % à 11,1 % et 11,1 %.
Les partis écologistes pourront beaucoup moins faire pression.
D. Boy
Une catastrophe environnementale si l’on en croit les notes données par l’association Bloom, qui lutte « contre la destruction de l’océan, du climat et des pêcheurs artisans » à ces coalitions. Les évaluations s’appuient sur les votes de ces dernières sur différentes lois liées à l’environnement, et donnent d’un côté la note de 19,78/20 aux Verts/ALE. De l’autre, elle est de 3,34/20 pour ID et 2,53/20 pour ECR, très bons derniers !
Daniel Boy souligne : « Il y aura moins de politiques publiques en faveur de l’environnement, car les partis écologistes pourront beaucoup moins faire pression ». Et Phuc-Vinh Nguyen de compléter : « Il va y avoir un basculement. Un Parlement européen qui sera plus à droite, ainsi qu’une droitisation au sein même des différents groupes. On sera donc moins ambitieux sur la question climatique et il y aura davantage de compromis. »
La doctrine écologiste doit remettre le commun au premier plan.
S. Badir
Comment parvenir à placer l’écologie au cœur du débat, quand les discours politique et médiatique l’occultent, alors même que le monde n’a jamais connu autant de catastrophes climatiques qu’aujourd’hui ? « Il faut trouver des prises dans le réel, du concret, qui permettent de lier la question de la lutte contre le changement climatique à d’autres questions qui sont perçues comme étant urgentes par les citoyens, comme le pouvoir d’achat, l’inflation, la lutte contre les inégalités sociales », propose Phuc-Vinh Nguyen. Pour Sémir Badir, « la doctrine écologiste doit remettre le commun au premier plan. C’est-à-dire ce qui appartient à tous de manière indivisible, par exemple la nature, le climat, les villes, l’espace urbain. Le commun, il faut le maintenir, l’entretenir, le préserver. »
Pour Thibaut Rioufreyt, « si les blocs de gauche et écologiste veulent peser dans le débat, il faut assumer qu’il faut changer radicalement de discours. Il faut en finir avec la ‘transition écologique’. On n’est pas là pour verdir la société mais pour la changer radicalement. Il faut un discours à la Winston Churchill, en disant qu’il y aura du sang et des larmes, qu’on n’évitera pas le dérèglement climatique mais qu’il faut arbitrer pour savoir qui en seront les perdants. »