À propos d’un antisémitisme à gauche réel ou supposé

En dépit des phrases incendiaires de Mélenchon, rien n’autorise à tenir le Nouveau Front populaire pour responsable des actes antisémites. Il faut combattre les amalgames du gouvernement.

Denis Sieffert  • 25 juin 2024
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À propos d’un antisémitisme à gauche réel ou supposé
Marche contre l’antisémitisme à Paris, le 12 novembre 2023.
© Eric Broncard / Hans Lucas / AFP

L’affaire de Courbevoie nous a plongés au tréfonds de la barbarie. Parce que c’est un viol, parce que les violeurs, comme la victime, sont des gamins, et parce que l’antisémitisme en est la cause. Il n’y a pas de hiérarchie possible dans cet énoncé. Tout se mêle pour provoquer l’effroi. L’horreur est telle qu’elle aurait dû décourager toute tentative d’exploitation politique. La France n’est pas ce pays où des préadolescents violent des jeunes filles juives. Il n’a pourtant pas fallu longtemps pour qu’un ministre, Éric Dupond-Moretti, franchisse le pas qui mène à « l’extrême gauche », puisque c’est ainsi que la droite macronienne désigne le Nouveau Front populaire.

Plusieurs candidats du Rassemblement national sont là pour nous rappeler la filiation entre l’extrême droite et Édouard Drumont ou Henry Coston.

Le 17 juin, le garde des Sceaux a même pris part à une manifestation « contre l’antisémitisme » qui n’a pas tardé à se transformer en un vulgaire meeting d’extrême droite où l’on hurlait « gauchosdehors », « Hollandeordure », « Mélenchonenprison ». Dans le discours d’un gouvernement aux abois, l’antisémitisme, c’est la gauche. Prétexte à cet amalgame, une petite phrase du fondateur de La France insoumise (LFI), qui avait jugé, début juin, que « l’antisémitisme en France est résiduel ».

Un déni de réalité et une faute morale quand on recense cinq cents actes antisémites depuis l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023. Mais comment s’autoriser, comme l’a fait Dupond-Moretti, à établir un lien entre le viol de Courbevoie et les propos de Mélenchon ? L’électoralisme est partout. Et peut-être plus encore du côté du ministre que de celui du fondateur de LFI.

« Antisémitisme contextuel »

Résultat de cette propagande, et aussi des petites phrases mélenchoniennes qui l’alimentent, une campagne se déchaîne pour convaincre les juifs que le danger pour eux est à gauche. Alors que plusieurs candidats du Rassemblement national sont là pour nous rappeler la filiation entre l’extrême droite et Édouard Drumont ou Henry Coston. Si la haine des juifs, immuable, insensible aux conjonctures, appartient bien au corpus idéologique de l’extrême droite xénophobe, celle qui fait exploser aujourd’hui les statistiques est étroitement corrélée à la tragédie de Gaza.

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Dans une tribune du Monde, l’avocat Arié Alimi et l’historien Vincent Lemire ont parlé d’« antisémitisme contextuel ». Ils ont raison, et ceux qui font mine de s’offusquer oublient leurs propres statistiques et la séquence à laquelle les chiffres se rapportent. Pas embarrassés de logique, ils oublient leurs propres arguments. Mais, si l’antisémitisme actuel est en effet « contextuel » ou « conjoncturel », lié à ce que l’on voit de Gaza, il n’est pas excusable pour autant.

Le président du Crif, Yonathan Arfi, a raison de s’indigner que les juifs de France puissent être « assignés à Israël » comme s’ils étaient coupables des bombes de Gaza et de la colonisation, et complices de Benyamin Netanyahou et de ses alliés fascistes. Mais cette « assignation » dont parle Yonathan Arfi n’est pas le seul fait de jeunes décervelés qui croient soutenir les Palestiniens en se payant un juif dont ils ne savent rien, elle est favorisée depuis des années par nos gouvernants quand ils invitent Netanyahou aux commémorations de la rafle du Vel d’Hiv, l’installant ainsi en représentant légitime de la communauté juive.

Cette extension du domaine de l’antisémitisme est évidemment une sorte d’escroquerie intellectuelle et morale.

Le président du Crif admet la corrélation des actes antisémites avec le conflit israélo-palestinien, mais il en fait un curieux usage quand il reproche à LFI d’avoir trop fait campagne sur Gaza. Pour lui, « la convocation permanente de la question de Palestine crée un climat délétère ». Ce n’est donc pas le massacre des Gazaouis qui engendre la folie antisémite, mais sa dénonciation ! Faut-il alors recommander le silence ? Voudrait-on priver les Français d’images, comme en sont privés les Israéliens ? On pourrait rétorquer au président du Crif que faire silence sur les massacres commis par Israël et ne manifester de compassion que pour les otages du Hamas participe aussi du climat délétère qu’il déplore.

Une escroquerie intellectuelle et morale

À la question « la gauche est-elle antisémite ? », le chercheur Michel Dreyfus, auteur en 2009 d’un ouvrage indispensable (1), apportait une réponse que l’on peut faire nôtre. Il préférait parler d’un antisémitisme « à gauche », plutôt que « de gauche », car la judéophobie n’est jamais consubstantielle à la gauche comme elle l’est à l’extrême droite. Elle doit toujours être contextualisée. Si l’on nie ce contexte, on absout l’extrême droite israélienne de ses crimes, et on ancre ipso facto l’antisémitisme au cœur de la gauche. Il est alors sans cause autre que lui-même, et semblable à celui que pratique l’extrême droite.

1

L’Antisémitisme à gauche, La Découverte, 2009.

Il y a une vingtaine d’années, contestant cette tentative de « décontextualisation », un prédécesseur de Yonathan Arfi à la tête du Crif, Théo Klein (1920-2020), avait eu une belle audace. Il refusait de faire entrer les actes d’hostilité aux juifs venant de la population arabe ou musulmane des banlieues « dans le schéma de l’antisémitisme (2) ».

2

Une manière d’être juif, Fayard, 2007.

Le propos de cet homme de gauche admirable que fut Théo Klein passerait mal aujourd’hui, il est cependant compréhensible, même si on ne le reprendra pas à notre compte. Théo Klein, qui avait connu l’Occupation, les lois antijuives et la Shoah, n’aimait pas que l’on mélange tout. Il allait jusqu’à s’interroger sur ce que l’on entend par « anti­sémitisme ». Il se disait sioniste mais refusait d’amalgamer antisionisme et antisémitisme. Or c’est précisément ce que font aujourd’hui les droites. Le concept est captif de l’opération de propagande qui a identifié l’antisionisme à un antisémitisme. Dans cette logique, parler du fait colonial est devenu antisémite. Souhaiter (idéalement) un état binational est devenu antisémite. Crier « Israël assassin ! », par une métonymie certes simpliste et stupide, est devenu antisémite.

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Cette extension du domaine de l’antisémitisme est évidemment une sorte d’escroquerie intellectuelle et morale. Même l’auteur de la définition scandaleuse de l’antisémitisme pour l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, l’universitaire new-yorkais Kenneth Stern, fait quelque peu machine arrière. Il ne veut pas, dit-il, que sa définition soit utilisée « pour tenter de censurer les discours propalestiniens » (Le Monde du 22 mai). Il n’est jamais trop tard pour reconnaître ses torts ! Mais, quoi qu’il en soit, il faut entendre Michel Dreyfus quand il dispense à la gauche un conseil de sagesse. Il fait le constat que les actes antijuifs d’aujourd’hui sont ressentis avec plus d’acuité par la communauté juive que ceux d’autrefois, parce que c’est le sort d’Israël qui est en cause. Question affective entre toutes. « La gauche, dit-il, doit en tenir compte. »

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Les petites phrases inconsidérées comme « l’antisémitisme résiduel » ou le refus de qualifier le Hamas d’organisation terroriste doivent être bannis. Ils font prétexte à récupération de la droite et de l’extrême droite. Ils leur ont permis de placer le thème de l’antisémitisme au cœur de la campagne de façon très préjudiciable à la gauche. C’est peut-être le monde à l’envers, mais c’est un fait. Au lieu de souffler sur des braises incandescentes, la gauche devrait s’armer de pédagogie et apprendre à une jeunesse meurtrie par les événements du Proche-Orient à ne pas confondre les juifs et Israël ; à ne pas confondre Israël et son gouvernement fasciste.

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Deux manifestes ont été écrits par les partis de gauche (un de trop peut-être !) pour combattre l’antisémitisme et toutes les formes de racisme. L’un n’a pas été signé par Raphaël Glucksmann, qui l’a jugé insuffisant sans doute ; l’autre ne l’a pas été par LFI, qui a dû se sentir visée par tant d’insistance. C’est dire que le mistigri perturbe la gauche. Quelle que soit l’issue des législatives, la gauche ne devra plus accepter de payer pour les petites phrases incendiaires de Mélenchon. Elles ont permis à la droite et à l’extrême droite de mener, avec beaucoup de mauvaise foi il est vrai, une offensive contre le Nouveau Front populaire dont on ignore encore les effets dans les urnes.

Mais, en dépit de ces dérapages, rien n’autorise à qualifier la gauche d’antisémite, ni à tenir le Nouveau Front populaire pour responsable en quoi que ce soit des actes antisémites. Il n’y aurait pas meilleur remède à ce fléau qu’une paix « juste et durable » au Proche-Orient.

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Publié dans le dossier
Vite, le Nouveau Front populaire !
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