Face à la menace du RN, les librairies antifascistes déploient un catalogue d’actions
Jamais les librairies indépendantes, avec la menace de l’arrivée du RN au pouvoir, n’ont été aussi nécessaires. Pourtant, elles restent une cible privilégiée des militants d’extrême droite. Aux quatre coins de la France, elles s’organisent pour mener la bataille culturelle qui s’annonce.
Ce samedi 8 juin, c’est jour de fête derrière la vitrine cadrée de turquoise de la librairie Lilosimages à Angoulême : tatouages soleil souriant, cahiers de lecture dessinés par l’autrice locale Julie Gore, gâteau coloré éclairé de cinq bougies. Un anniversaire joyeux, vite soufflé par les résultats des européennes. « Douche froide, résume la cogérante Anaïs Cambeau. Dès l’ouverture lundi, les client·es ont afflué pour vaincre le sentiment de solitude face à la nouvelle, sidéré·es. » Les peluches et les ballons laissent vite la place aux ouvrages de Fatima Ouassak et Sarah Mazouz. « Une vitrine antifasciste », résume la libraire, sous le choc, mais déterminée. Et déjà plus seule.
Ce qui nous est apparu pouvoir nous sauver, c’est de s’organiser.
A. Chauvet
À ses côtés, 260 autres de ces commerces essentiels ont signé l’Appel des librairies indépendantes : « Nous pensons essentiel de contrecarrer les imaginaires d’extrême droite par la diffusion d’autres récits », proclame le texte publié le 18 juin chez nos confrères de Mediapart. Cette tribune revendique la place des librairies indépendantes comme lieux de défense de la diversité des voix et appelle à voter pour le Nouveau Front populaire. Non par adhésion, mais parce que son programme semble le seul à même de défendre ce maillage essentiel. Le collectif porteur du texte a choisi un nom sans ambiguïté : les Librairies indépendantes antifascistes.
À la racine de ce groupe se trouve l’équipe de Un livre et une tasse de thé, à Paris. « Nous sommes à deux pas de place de la République, nous avons vu les premières manifs, nous avons accueilli beaucoup d’inquiétude, rapporte Annabelle Chauvet, une de ses cofondatrices. Ce qui nous est apparu pouvoir nous sauver, c’est de s’organiser. » Elles échangent sur Instagram avec un cercle de librairies féministes amies autour de l’idée d’un texte, d’une prise de position collective pour palier l’atonie des syndicats du secteur, « qui ne font pas grand-chose ».
« Années noires »
« Nous avons commencé notre carrière au moment où nous savions que l’avenir des librairies était en danger, synthétise la libraire parisienne. C’est pour ça que c’est militant : notre génération dépoussière le métier. » Parmi les premières signataires, rares sont les enseignes qui ont plus d’un quinquennat. « J’ai ouvert en novembre 2018. Pendant les gilets jaunes ! se marre Élise Guillaume d’Arborescence, à Massy, 50 000 habitant·es. Il n’y avait plus de librairie dans la ville, j’ai repris la maison de la presse et nous avons eu un bon rayon féministe dès le début. Dès qu’un groupe s’est mis en place, on était à fond, c’était galvanisant. Parce que les librairies indés, on a peur. »
À l’heure où Bolloré rachète à tout-va (…) nous avons la responsabilité de sélectionner les livres que nous mettons dans la main des client·es.
G. Bourain
Hasard du calendrier, les Rencontres nationales de la librairie posaient leurs lunettes à Strasbourg le week-end suivant le scrutin européen. Au programme, une étude Xerfi commandée pour l’occasion annonce des « années noires » pour la profession : effondrement des marges, cessations de paiement, rideau. Un constat économique sous-tendu par une concentration historique des acteurs de la chaîne du livre dans les mains d’une poignée de milliardaires, dont l’agenda politique apparaît en bandeau.
« À l’heure où Bolloré rachète à tout-va et met à la tête de Fayard l’éditrice d’Éric Zemmour [Lise Boëll, N.D.L.R.], nous avons la responsabilité de sélectionner les livres que nous mettons dans la main des client·es, martèle Guillaume Bourain, cofondateur des Rebelles ordinaires à La Rochelle. Les livres sont les chevaux de Troie d’idées, voire de loi dans le cas de l’ouvrage Transmania. On ne peut pas dire ‘si je ne le vends pas, les gens iront ailleurs’ : c’est un argument de dealer ça, pas de libraire ! »
Au-delà de la défense de leurs lieux, les librairies antifascistes mettent au service de la campagne contre le RN leur catalogue d’action habituel. « Nous avons proposé aux salarié·es de fermer pour leur permettre d’aller en manif, raconte Solveig Touzé de la librairie La Nuit des temps à Rennes. Mais nous sommes sur le parcours des manifs, l’équipe a préféré garder ouvert pour accueillir, constituer un lieu de refuge, donner du carton pour les pancartes. »
Les cours des librairies s’ouvrent, s’y organisent des lectures, les tracts s’empilent, les affiches de designeuses ou graphistes locales ou de maisons d’éditions engagées sont placardées… Ainsi, sur le mur d’Arborescence, l’affiche des éditions lillloises Les Venterniers présente une longue file d’attente pour voter, avec ce slogan : « Les gens qui luttent mettent au monde les mondes de demain ».
Dans le quartier d’Endoume, à Marseille, la librairie jeunesse Le Petit Pantagruel avait, elle, réuni en vitrine sa propre sarabande : une manif de doudous, défilant aux côtés de la biographie dessinée de Rachel Carson ou du livre sur la démocratie expliqué aux ados d’Esther Duflo. Parmi les protestataires, un ourson blanc avec un panneau lettré bleu ciel : « Je veux vivre dans une France antiraciste et antifasciste ».
Climat de menace
Dans le train de retour des rencontres de Strasbourg, la cogérante Émilie Berto reçoit un mistral de SMS d’alerte : « La vitrine avait été pétée, un gros impact au milieu comme une boule de pétanque, une étoile s’est formée, elle tient toujours debout, décrit-elle, la voix pas complètement réparée. Des gens sont venus de l’autre bout de Marseille pour nous acheter des bouquins, nous soutenir. Certains avouaient qu’ils ne connaissaient pas d’enfant, mais voulaient aider. » La montée d’un climat de menace et de violence l’empêche de baisser la garde : « En huit ans, nous avons fait des vitrines costaudes politiquement, mais rien de tel n’est jamais arrivé. »
Quand nous prenons position, nous sommes assez vite menacées.
A. Chauvet
La radicalisation à droite n’est pas le monopole des éditeurs. L’équipe d’Un livre et une tasse de thé a ainsi essuyé un raid masculiniste lors d’un financement participatif lancé il y a trois ans : « Des milliers de messages, d’insultes, de menaces, égraine avec lassitude Annabelle Chauvet. Quand nous prenons position, nous sommes assez vite menacées. Nous avons porté plainte, mais ils ont dit qu’il n’y avait pas de preuve. » Une pression qu’assume même le gouvernement. Située devant le futur hôtel des polices de Nice que devait visiter Gérald Darmanin, la librairie Les Parleuses avait convié des colleuses féministes à étaler leurs messages sur sa vitrine : « Violeurs, on vous voit, victimes, on vous croit », « Impunité ». Avant l’arrivée du ministre de l’Intérieur, la police municipale a procédé à un méticuleux arrachage des slogans sur la vitrine et étendu un drap noir pour empêcher de voir ceux affichés à l’intérieur.
La perspective d’une prise de pouvoir d’un gouvernement d’extrême droite apparaît dès lors comme le prolongement d’un mouvement contre lequel se débattent les librairies indépendantes. Parmi les signataires, l’une d’elle a déjà vécu un tel épisode, mais pas en France. Libraire à Foz do Iguaçu dans l’État brésilien du Paraná, Nathalie Husson Granzotto apporte son témoignage au collectif des libraires antifascistes.
« Ce qu’on défend dans la lecture, c’est le temps de la réflexion »
« Depuis 1998, il existait un financement de la culture qui a été amplifié par Gilberto Gil, des achats dans les bibliothèques, une sorte de chèque culture sous Dilma Roussef… énumère la gérante de la Livraria Kunda. Puis, Bolsonaro arrive et soudain, tout s’arrête : la loi du prix unique du livre a été mise à la trappe, Amazon vend moins cher que les éditeurs ». Malgré le retour de Lula au pouvoir, les stigmates de cette purge culturelle demeurent : « Des livres sont censurés dans certains États, j’ai été ciblée par une campagne de dénigrement. Bolsonaro est parti mais le bolsonarisme reste. »
Si la loi Lang sur le prix unique du livre tombe, on sait pas ce qu’on va devenir.
É. Guillaume
Asphyxiées par les grands groupes, les librairies ne possèdent que de fines digues pour éviter la noyade. « Si la TVA est changée, si la loi Lang sur le prix unique du livre tombe, on sait pas ce qu’on va devenir », s’inquiète Élise Guillaume à Massy. Dans les voix, néanmoins, brille la joie de voir les piles de bell hooks ou du sociologue du vote de l’extrême droite Félicien Faury fondre comme les intentions de vote pour le RN. « Ce qu’on défend dans la lecture, c’est le temps de la réflexion, conclut Guillaume Bourain à La Rochelle. Nous ne sommes pas des gueulards, nous restons des lieux joyeux. Des lieux d’accueil. »
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