Le Nouveau Front populaire au défi du vote d’extrême droite
Pour renforcer leur bloc électoral et battre le Rassemblement national, les gauches veulent croire que leur programme social pourrait inciter de nombreux électeurs à voter pour elles. Mais elles manquent de temps pour mener une bataille culturelle profonde.
dans l’hebdo N° 1815 Acheter ce numéro
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Si Jordan Bardella n’atteint pas le nombre de voix obtenu par Marine Le Pen à la présidentielle de 2022 – 8,1 millions des suffrages au premier tour, 13,3 millions au second –, la liste du RN recueille 2,5 millions de voix de plus par rapport aux européennes de 2019 et 6 millions de plus par rapport à celles de 2004. Autre donnée : le Rassemblement national arrive en tête dans plus de 32 613 communes sur 35 015, c’est-à-dire dans 93 % d’entre elles. Si l’on projette les résultats de ce scrutin européen au niveau des 577 circonscriptions de France, le parti d’extrême droite est en tête dans 457 d’entre elles.
En 2019, elle l’était dans 325 circonscriptions. Certes, tout cela n’est pas prédictif. Mais quand même. À titre de comparaison, La France insoumise s’est placée, le 9 juin, en première position dans 48 circonscriptions et la liste Parti socialiste-Place publique dans 39. En clair, le vote RN s’est installé partout en France et progresse désormais sur tout le territoire.
Le vote RN s’est installé partout en France et progresse désormais sur tout le territoire.
Face à ce constat, les cerveaux de gauche moulinent pour trouver des réponses à une question : que faire ? Plusieurs lignes stratégiques existent. Il y a ceux qui estiment qu’il est nécessaire de convaincre les abstentionnistes de se mobiliser, persuadés qu’ils pourraient représenter une réserve de voix importante pour le bloc de gauche – notamment dans la jeunesse et les quartiers populaires. Et il y a ceux qui considèrent qu’il est urgent de capter des électeurs qui se sont tournés vers le Rassemblement national, convaincus que ces voix sont des votes de rejet de la politique menée par Emmanuel Macron ou qu’ils s’expliquent plus par des ressorts économiques que racistes.
S’adresser à la « majorité sociale » du pays
« Il n’y a pas un électorat RN parfaitement homogène. Ceux qui sont ‘contaminés’ par le racisme, on ne les convaincra pas. Et, par ailleurs, il n’est pas question de céder sur la lutte contre tous les racismes. Mais il y a un électorat opportuniste, qui vote pour le RN pour changer le système et s’opposer à Emmanuel Macron, et un électorat économique », analyse le député insoumis sortant de Haute-Garonne Hadrien Clouet, qui est convaincu que ce dernier type d’électorat, motivé par la peur du déclassement, la concurrence à l’emploi ou la baisse de son pouvoir d’achat, peut être « retourné » par les propositions sociales défendues par le Nouveau Front populaire.
Le programme de la toute neuve union des gauches promet la mise en place d’un « état d’urgence sociale » dès les 15 premiers jours de la législature, comprenant le blocage des prix des biens de première nécessité dans l’alimentation, l’énergie ou le carburant, l’augmentation du Smic à 1 600 euros net, l’abrogation de la réforme des retraites et des réformes de l’assurance-chômage, ou la revalorisation des APL de 10 %.
Le député communiste sortant de Seine-Maritime, Sébastien Jumel, refuse de segmenter l’électorat français. Lui veut surtout que la gauche apporte des réponses au « peuple en colère ». Une façon de considérer que les abstentionnistes qui se placent en opposition au système politique et ceux qui se tournent vers le RN pour balayer toutes les structures politiques partagent des logiques similaires.
La gauche doit se reconnecter à la question sociale et repartir du problème des gens.
S. Jumel
Proche du député de la Somme et frondeur insoumis François Ruffin, Jumel affirme que la gauche doit « se reconnecter à la question sociale et repartir du problème des gens. Il faut leur parler du manque de services publics, des déserts médicaux, des ruralités abîmées par trente ans de métropolisation, du renouveau industriel, de l’égalité scolaire, de la déprécarisation des aides à domicile ». Un « réancrage » à la réalité pour tenter de convaincre les « fâchés pas fachos » et s’adresser à une « majorité sociale » pour qui voter à gauche n’était plus une option depuis des années.
« C’est notre plafond de verre. Les ouvriers, les employés, les privés d’emploi, la jeunesse scolarisée, les agents du service public, le monde paysan, les travailleurs des plateformes, les petits entrepreneurs, c’est la majorité sociale du pays. Et elle ne trouve pas de débouché politique. Depuis de nombreuses années, la gauche s’est pliée à la logique de Terra Nova [en 2011, le think tank social-libéral publie un rapport conseillant à la gauche de se détourner des employés et des ouvriers, N.D.L.R.]. C’est en parlant du cœur des préoccupations des Français qu’on peut ébrécher l’influence du RN dans des circonscriptions rurales ou populaires », croit Christian Picquet, membre de l’exécutif du Parti communiste.
Stéphane Troussel, président socialiste du département de la Seine-Saint-Denis, perçoit la question de la même façon. « Il faut aller chercher les électeurs modestes, les classes populaires, les ouvriers qui veulent la hausse de leur salaire et qui voient la baisse de leur pouvoir d’achat, assure l’élu. Mais on ne doit pas délaisser les questions qui pourrissent la vie des gens comme l’insécurité. Ce sont les plus modestes qui en sont victimes. Et nous pouvons porter des propositions de gauche sur ce sujet, comme la mise en place d’une police de proximité. »
La gauche doit être à la hauteur des grands défis de l’époque (…) mais aussi montrer qu’elle peut résoudre les problèmes du quotidien.
Y. Jadot
« On ne va pas accepter la résignation, la déception. Les électeurs ont vu les gouvernements se succéder sans qu’ils répondent aux problèmes du quotidien. La gauche doit être à la hauteur des grands défis de l’époque comme la crise environnementale, mais elle doit aussi montrer qu’elle peut résoudre les problèmes du quotidien », estime le sénateur écologiste et ex-candidat à la présidentielle de 2022 Yannick Jadot, dans le jardin de la Maison de la chimie à Paris le 14 juin, quelques minutes après la présentation officielle du programme du Nouveau Front populaire.
Convaincre les abstentionnistes et les catégories populaires
Pour Stefano Palombarini, économiste et maître de conférences à l’université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis, espérer convaincre des électeurs d’extrême droite est quasi impossible. « D’abord, il est faux d’affirmer que les électeurs qui se sont tournés vers le RN viennent forcément de la gauche. Une grande partie vient plutôt de la droite. Ensuite, les électeurs d’extrême droite ne sont pas forcément racistes, mais ils ont une stratégie avec des logiques racistes. Ils veulent se mettre à l’abri du déclin qu’ils subiraient, quitte à faire payer d’autres personnes. Et la gauche peut difficilement leur parler car elle a un tout autre principe de réalité, développe le chercheur. Si elle veut élargir son socle électoral, la gauche doit se concentrer sur les abstentionnistes. Elle a plus de marge, surtout dans le cadre de législatives. »
Professeur de science politique à l’université de Lille et chercheur au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales, Rémi Lefebvre partage à peu près l’analyse. Selon lui, la gauche ne doit surtout pas ignorer l’obstacle principal dans sa réflexion stratégique : le manque de temps. « La gauche a deux semaines de campagne, c’est très court. Donc elle doit penser ses priorités, être efficace. Concrètement, la variable déterminante de ces élections, ce sera la mobilisation de son camp et des abstentionnistes », avance-t-il.
Il faut rappeler aux électeurs, sans être méprisant, que les députés RN votent comme les macronistes.
M-C. Garin
Le chercheur distingue par ailleurs trois catégories d’électeurs que la gauche pourrait tenter de ramener à elle : « Il y a d’abord les ‘racisés’ des quartiers populaires, comme en Seine-Saint-Denis ou à Roubaix : LFI est assez douée pour leur parler même s’il y a encore des marges de manœuvre. Il y a ensuite les catégories populaires traditionnelles : la gauche peut éventuellement les convaincre en adoptant un discours bien à gauche et en pointant les contradictions du RN, mais ce sera assez compliqué. Enfin, les catégories populaires en milieu rural : la gauche peut porter un discours sur le développement des services publics ou la lutte contre les déserts médicaux par exemple, un discours assez en phase avec ce que défend François Ruffin. »
« Tout dépend des territoires, résume Marie-Charlotte Garin, députée écologiste sortante de Lyon. Mais, de façon générale, il y a une seule chose sur laquelle nous sommes tous convaincus : la diabolisation du RN ne fonctionne pas. On a essayé pendant deux ans à l’Assemblée nationale et ça ne marche pas. Il faut rappeler aux électeurs, sans être méprisant, que les députés RN votent comme les macronistes en s’opposant à l’augmentation du Smic, à l’indexation des salaires sur l’inflation, au gel des loyers ou au rétablissement de l’ISF. Il faut porter l’idée que le RN appartient à la classe dominante. Mais, surtout, il faut réussir à les convaincre qu’on se présente pour changer la vie, ce qui intéresse au fond tous les électeurs. » La gauche doit désormais mettre en application ses grands discours. Et elle n’a plus beaucoup de temps.
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