À « Sainté », le bleu marine de la honte
Saint-Étienne, grosse ville ouvrière de la Loire connue pour son ancrage à gauche, n’a pas résisté à la vague RN des européennes. Depuis le 9 juin, les Stéphanois·es s’organisent pour que leur commune soit un point rouge sur la carte.
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Non loin, Julie et Héloïse, la vingtaine, sont passées de l’incrédulité à la colère quand elles ont vu le Rassemblement national (RN) arriver en tête dans leur ville. « On nous dit qu’on a essayé la droite, la gauche, alors pourquoi pas l’extrême droite ? Mais on a déjà essayé l’extrême droite, ça s’appelait le régime de Vichy ! »
« Discours pseudo-social »
Depuis le 9 juin, Saint-Étienne tremble d’indignation. Cette ville ouvrière de la Loire, cosmopolite et historiquement ancrée à gauche, malgré des maires régulièrement de centre droit, est devenue un point bleu marine sur la carte de France. Le RN y est arrivé en tête aux élections européennes, avec 24,7 % des voix. Jordan Bardella a séduit un peu partout. Dans les périphéries aisées (37 % des suffrages à Saint-Victor) comme dans le centre (40 % à Bergson), dans les quartiers coquets (30 % à Côte-Chaude, 21 % à Fauriel) et ceux plus populaires (28 % au Grand Clos) de la ville. « La honte », souffle un cafetier du centre-ville.
On a déjà essayé l’extrême droite, ça s’appelait le régime de Vichy !
« Saint-Étienne n’est pas en dehors de la France, réagit Mireille Carrot, secrétaire générale de la CGT dans la Loire. Il y a la désindustrialisation, des entreprises qui ferment, le chômage qui augmente, les difficultés à joindre les deux bouts. Le discours pseudo-social du RN peut être entendu par certains. Ce vote montre aussi une désespérance face à la politique néolibérale qu’on connaît depuis des décennies. »
De son côté, LFI a fait ses meilleurs scores chez les plus précaires : 38 % dans les bureaux de vote de Tarentaize et Tardy, et entre 50 % et 77 % dans ceux de Montreynaud. Avec plus de 60 % d’abstention dans ces quartiers, le total des voix stéphanoises n’a pas penché à gauche. Mais Saint-Étienne n’a pas dit son dernier mot. Dès le lendemain des élections, des rassemblements contre l’extrême droite se sont formés spontanément dans la ville. Une assemblée générale organisée à l’initiative des antifascistes stéphanois a rassemblé plus de 200 personnes désireuses d’agir. Le rendez-vous est devenu hebdomadaire et les mobilisations s’enchaînent. Ce samedi 15 juin, 2 000 manifestant·es (selon la préfecture) sont venu·es battre le pavé au son de « Olé, ola, la ville de Sainté sera toujours antifa ».
« T’y crois encore, toi, à la politique ? »
À quelques rues de là, le calme règne à Tarentaize. Quelques habitant·es font la queue devant la pâtisserie du quartier. Une fillette gravit encore et encore la colline à vélo, son petit frère sur le porte-bagage. Sur un trottoir, Bilal et Amar sont en pleine discussion. Ni l’un ni l’autre ne sont au courant qu’une manifestation contre l’extrême droite passe à quelques pâtés de maisons. Amar est allé voter aux européennes. « T’y crois encore, toi, à la politique ? s’étonne Bilal. C’est tous des mythos. Personne ne vote, ici. » La dernière fois que lui a voté, c’était en 2012. Pour François Hollande. Depuis, il a perdu toute confiance en la politique française. « Que des promesses non tenues », résume-t-il avec agacement. « J’ai arrêté d’y croire à cause de Hollande, renchérit Amar. Je vote uniquement pour faire mon devoir de citoyen. »
Une éventuelle victoire du RN aux législatives les laisse de marbre. « C’est le reflet du pays, lâche Bilal, désabusé. De toute façon, le RN ne pourra pas faire tout ce qu’il veut, il y a des garde-fous. » Le sentiment d’impunité que cette victoire pourrait insuffler aux militants d’extrême droite ne l’inquiète pas davantage. Pourtant, une ratonnade a eu lieu pas plus tard que la veille dans la ville voisine de Lyon. « Les militants d’extrême droite ne viendront jamais ici, il y a trop de barbus, ça leur fait peur ! » se moque Bilal en désignant sa propre barbe.
Aujourd’hui, les gens n’ont plus honte de dire qu’ils votent RN.
Amar
« Aujourd’hui, les gens n’ont plus honte de dire qu’ils votent RN, se désole Amar. Les médias ont une grande responsabilité là-dedans en leur donnant une telle visibilité. » Lui votera aux législatives. Mais sans conviction. Et pour qui ? « Depuis qu’on est petits, on nous dit que, comme on est d’origine maghrébine, il faut qu’on vote à gauche. Moi, plus jamais je vote PS ! »
« Les gens ont d’autres problèmes »
Fatma, elle, aurait bien voulu voter. Mais voilà : elle n’a pas la nationalité française, malgré soixante ans passés à Saint-Étienne. Née en Algérie, elle est arrivée bébé dans la ville et ne l’a plus quittée. « Je suis stéphanoise avant tout », affirme-t-elle avec fierté. Son mari n’a jamais voulu qu’elle demande la nationalité française. Maintenant qu’il est décédé, les démarches lui donnent des sueurs froides. « Mes enfants ne sont pas allés voter, ils disent que ça ne changera rien », soupire-t-elle. Son amie Amina, Française d’origine turque, ne s’est pas rendue au bureau de vote du quartier, comme la plupart de ses voisins. « Les gens ont d’autres problèmes, la vie coûte de plus en plus cher », analyse-t-elle.
Il ne faut pas s’étonner que les quartiers populaires ne suivent plus.
Yanis
Ce qui préoccupe les deux femmes, c’est leur retraite. Fatma a bientôt 62 ans, et de nombreuses années passées à faire des travaux domestiques chez des particuliers. À 55 ans, Amina a toujours été mère au foyer. Toutes deux s’inquiètent de savoir combien elles toucheront, et quand, « avec la réforme ». « Si Le Pen arrive au pouvoir, est-ce qu’ils pourraient vraiment renvoyer les étrangers chez eux ? » s’inquiète soudain Amina. L’instant passe, et le quotidien reprend le dessus. Il faut finir les courses, préparer le repas et s’occuper des petits-enfants.
« À force de stigmatisation et de politiques de plus en plus dures et répressives, il ne faut pas s’étonner que les quartiers populaires ne suivent plus, réagit Yanis, du Comité antifasciste stéphanois. On prend le problème à l’envers. On reproche aux gens de ne pas aller voter, mais il n’y a rien qui les y incite. » Sans compter que l’affaire Perdriau est dans tous les esprits. À la suite de révélations de Mediapart en août 2022, Gaël Perdriau, maire Les Républicains de Saint-Étienne, également président de la métropole, est accusé d’avoir participé à un chantage à la sextape visant son premier adjoint. Mis en examen, il est toujours en poste. De quoi porter un coup fatal à la confiance des Stéphanois·es envers leurs élu·es.
« Un vrai sursaut »
Mobiliser ces quartiers sera un enjeu de taille pour le Nouveau Front populaire (NFP). Le 31 mai, un meeting de LFI organisé pour Gaza, en présence de Mathilde Panot et de Rima Hassan, a réuni plusieurs centaines de personnes à Montreynaud. La députée insoumise sortante, Andrée Taurinya, candidate NFP pour la deuxième circonscription de la Loire, qui couvre le sud de Saint-Étienne, est optimiste. « Il y a un vrai sursaut. Le soir des élections, des habitants sont venus spontanément dans ma permanence, qui est dans le quartier de Tarentaize, pour proposer leur aide. Maintenant, il nous faut convaincre les abstentionnistes et les indécis. »
Avec un brin de lassitude, elle se rappelle ses 15 ans et ses premières manifestations contre Jean-Marie Le Pen, déjà. « À l’époque, ses scores étaient minables. Je n’aurais jamais imaginé, à 60 ans, me retrouver dans l’Hémicycle face à 88 députés RN. »
Pour la première circonscription, qui englobe le reste de la ville, le Nouveau Front populaire a choisi le socialiste Pierrick Courbon et l’écologiste Julie Tokhi (suppléante). Un duo étonnant, puisque le premier avait décidé de faire cavalier seul aux législatives de 2022, la Nupes ayant préféré investir l’écologiste Laetitia Copin. Ce qui s’était soldé par l’élection du candidat Renaissance. Un siège que le NFP compte bien reprendre. « Nous voulions donner un symbole fort, montrer que, même si nous nous sommes entre-déchirés en 2022, nous sommes capables de nous rassembler face à l’urgence actuelle », précise Julie Tokhi.
Montrer que nous sommes capables de nous rassembler face à l’urgence actuelle.
J. Tokhi
Sainté pourrait-elle basculer à l’extrême droite le 7 juillet ? « Je ne l’envisage pas, tranche-t-elle. On a douze jours pour faire en sorte que ça n’arrive pas. » Chiche. Dans le cortège, une large banderole rouge met d’ores et déjà en garde les futur·es député·es : « Pour un Front populaire à la hauteur. Pas de trahisons, pas d’erreurs. »
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