Festival June Events : la danse au diapason de l’autre

La 18e édition de June Events, organisé par l’Atelier de Paris/CDCN, rassemble jusqu’au 8 juin des gestes chorégraphiques très divers portés par des artistes d’origines elles aussi différentes. Pour beaucoup traversés par des enjeux politiques et de société, leurs spectacles invitent à mettre en commun les résistances.

Anaïs Heluin  • 3 juin 2024 abonné·es
Festival June Events : la danse au diapason de l’autre
En alternant chutes, tremblements et marches résolues, les danseurs-chanteurs de Vagabundus, d’Idio Chichava, évoquent la migration.
© Mariano Silva

Festival June Events / 18e édition. Jusqu’au 8 juin à l’Atelier de Paris, Paris 12e.

En choisissant de faire référence dès le titre de son programme, « La danse est xénophile », aux mots écrits par quelqu’un d’autre, Anne Sauvage, la directrice de l’Atelier de Paris/CDCN dit d’emblée son désir d’ouverture, de dialogue. Elle cite sa source : la tribune d’Éric de Chassey, directeur de l’Institut national d’histoire de l’art, publiée dans Le Monde, le 15 janvier 2024. Ce texte, affirmant que « les arts reposent sur l’accueil de l’étranger et s’opposent au rejet de celui-ci ou à la limitation de ses droits », s’infuse dans l’édito de June Events.

La pluralité des gestes, des paroles, des couleurs compose un kaléidoscope plus que jamais nécessaire. 

« Dans un monde de plus en plus divisé par les guerres, les crises et les bouleversements climatiques », la 18e édition de ce festival de danse s’est construite, y lit-on, « avec la conviction que la pluralité des gestes, des paroles, des couleurs, des musicalités corporelles et sonores compose un kaléidoscope de prismes et de points de vue plus que jamais nécessaires ». Avec ses vingt spectacles mêlant artistes déjà renommés et personnalités plus émergentes, des cartes blanches et présentations d’étapes de travail, c’est en effet un paysage chorégraphique très pluriel qu’offre l’Atelier de Paris dans son écrin de la Cartoucherie, nichée au cœur du bois de Vincennes.

Grand écart esthétique

Comme l’indique le recours d’Anne Sauvage à la citation, l’identité du festival est avant tout relationnelle. Rassemblant des artistes d’origines culturelles, géographiques et artistiques diverses, cette édition de June Events plus encore que toutes celles qui l’ont précédée est singulière par les rencontres qu’elle organise. L’ouverture du festival le 22 mai fut à cet égard très éloquente. Jimmy, de Pierre Pontvianne – artiste associé avec sa compagnie Parc à l’Atelier de Paris pour trois ans –, et Vagabundus, d’Idio Chichava, les deux créations présentées ce soir-là, ont en effet invité les spectateurs venus nombreux à un grand écart esthétique.

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Rien en effet dans la première pièce, interprétée par le danseur français Jazz Barbé, ne prépare à la seconde, portée par treize artistes mozambicains. Fruit du retour d’Idio Chichava dans son pays d’origine après quinze ans de carrière européenne auprès de grands noms de la danse contemporaine, la pièce collective nourrie de danses traditionnelles tranche nettement avec le solo. Si l’on comprend aux objets qu’ils déplacent, à leur façon d’alterner chutes, tremblements et marches résolues que les danseurs-chanteurs – leurs gestes sont étroitement associés au chant – évoquent la migration, la partition beaucoup plus abstraite de Jazz Barbé s’ouvre à bien des interprétations possibles. 

Le ton est donné : pour Anne Sauvage et son équipe, il s’agit de défendre une vision de la danse étrangère à toute forme de hiérarchie. En investissant le plateau du Théâtre de l’Aquarium, dont le partenariat permet à June Events d’accueillir des grandes formes que ne peut contenir la salle de l’Atelier de Paris, les danseurs mozambicains, qui viennent pour la première fois en France, sont placés sur le même plan que l’interprète de Jimmy, dont la renommée est l’un des fondements de la pièce.

Il s’agit de tout faire pour ne pas recréer des catégorisations en programmant des personnes racisées et/ou invisibilisées.

A. Sauvage

« Il est important pour nous de partager de manière équitable entre tous les artistes invités la visibilité que peut offrir l’Atelier de Paris, auprès du public autant que des professionnels, explique la directrice. Car il s’agit de tout faire pour ne pas recréer des catégorisations en programmant des personnes racisées et/ou invisibilisées, ce contre quoi alerte très utilement Sylvie Chalaye dans un livre qui m’a beaucoup apporté dans mon travail de programmation, Race et théâtre : un impensé politique (1). » Anne Sauvage prouve encore avec cette référence l’exigence qu’elle met à penser la danse au contact d’autres matériaux.

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Actes Sud – Papiers, 2020.

Ce mode d’appréhension de la danse est partagé par bien des artistes de ce June Events. La chorégraphe finlandaise d’origine camerounaise Sonya Lindfors développe par exemple, dans un entretien publié sur le site internet du festival, une approche très riche de son art, qu’elle décrit comme étant largement influencée par le rêve décolonial. Lequel « a également changé [sa] façon de comprendre le pouvoir de l’imagination. Des questions spéculatives comme ‘Que serait le monde sans oppression ?’ et ‘Qui seriez-vous, que feriez-vous, comment travailleriez-vous ?’ peuvent vraiment ouvrir un espace permettant de réinventer nos réalités actuelles ».

Pensées muséales

Venue cette année au CDCN avec sa performance pour quatre interprètes de danse urbaine Something Like This, Sonya Lindfors est loin d’être la seule à y représenter ce combat. Les « danses de résistance », ainsi que les nomme Anne Sauvage, sont à l’honneur. Plusieurs s’opposent aux violences postcoloniales et racistes. Avec son solo L’Opéra du villageois, où il s’amuse à déjouer les attentes suscitées par son titre chez un public occidental, le Camerounais Zora Snake en fait partie. Grâce à sa danse combinée à une utilisation originale du masque, il entend ­contribuer à ­« renverser les ­pensées muséales et les conceptions sur les Afriques d’aujourd’hui ».

Les colères, les luttes qui traversent les créations de Zora Snake, Sonya Lindfors, Idio Chichava, le duo formé par la Guadeloupéenne Myriam Soulanges et la Martiniquaise Marlène Myrtil ou encore la Malgache Soa Ratsifandrihana se trouvent renforcées – et non le contraire – par la présence à leurs côtés de pièces où la recherche formelle prime l’engagement. Les liens thématiques communs à différents spectacles permettent aussi au spectateur de mener une réflexion sur le rapport entre la danse et telle ou telle réalité.

Aliféyini Mohamed met en place une forme de rituel lui permettant d’approcher l’état de corps de son frère autiste.

Lors d’une de nos visites, le 28 mai, Tonewall et Shido se renforçaient l’une l’autre dans leur exploration du handicap. Née d’une rencontre dans le cadre d’un autre festival de l’Atelier de Paris, Pulse, dédié à « toutes les enfances » et accessible aux personnes sourdes et malentendantes, la première pièce donne à voir avec un minimalisme presque austère la parenté entre danse et langue des signes française (LSF). La danseuse et comédienne Thumette Léon, sourde et signante en LSF, y partage la scène et une même gestuelle presque entièrement concentrée dans les mains avec Jazz Barbé et Laura Frigato – entendants et signants – de la compagnie Parc. Tandis que, dans Shido, le danseur mahorais Aliféyini Mohamed met en place une forme de rituel lui permettant d’approcher l’état de corps de son frère autiste.

Hors les murs

La danse, à June Events, se faisant véhicule vers l’autre, il était aussi naturel pour Anne Sauvage de « chercher à inventer des liens toujours nouveaux entre l’Atelier de Paris et le bois de Vincennes, en programmant des spectacles hors les murs qui interrogent notre rapport à l’environnement – une autre des questions souvent abordées cette année par les artistes. En 2019, nous avons aussi commencé à accompagner des équipes dans la création de liens avec les habitants précaires du bois. Depuis trois ans, nous travaillons dans ce sens avec le danseur Paul Girard et la réalisatrice de documentaires Ikram Benchrif ».

June Events ne cesse d’élargir les horizons de la danse.

June Events a ainsi accueilli la troisième restitution de leur « enquête sensible » au long cours. Devant une quarantaine de spectateurs, cette dernière a eu lieu devant le lac des Minimes au moment de la tombée de la nuit. Très ténue, la proposition tenait presque entièrement sur un écran à surtitres, où défilait le texte fictionnel écrit par les artistes à partir de leurs rencontres, notamment avec les hébergés du pavillon de la terrasse d’Emmaüs solidarité. La danse peut-être viendra après, ou bien ne viendra pas, le but de l’Atelier de Paris étant ici avant tout de créer la relation la plus juste possible entre artistes, habitants du bois et spectateurs.

Loin de se limiter au temps du festival, cette question du lien anime l’équipe du lieu tout au long de l’année sous des formes multiples, qui vont de la production de spectacles à l’action culturelle en passant par une billetterie solidaire. Partie visible d’une activité profonde et patiente, June Events ne cesse d’élargir les horizons de la danse.

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Spectacle vivant
Temps de lecture : 8 minutes