Pour les demandeurs d’emploi, des « immersions » qui posent question

La généralisation des « périodes de mise en situation en milieu professionnel », loin de garantir une insertion durable, profite au secteur privé et retarde l’accès à l’emploi des personnes alors même que certains secteurs se plaignent de pénurie de main-d’œuvre.

Nathalie Tissot  • 19 juin 2024 abonnés
Pour les demandeurs d’emploi, des « immersions » qui posent question
Les agences O2 de services à la personne prennent en immersion des travailleurs en situation de handicap.
© Riccardo Milani / Hans Lucas / AFP

Plus de 18 000 en février, 19 000 en mars, 21 000 en avril : depuis le début de l’année, le nombre de « périodes de mise en situation en milieu professionnel » (PMSMP) explose. Créée il y a dix ans pour remplacer l’« évaluation en milieu de travail », cette immersion en entreprise n’est pas rémunérée et s’adresse aux demandeurs d’emploi ou aux salariés. Elle peut durer jusqu’à un mois, renouvelable une fois dans une même structure ; sans limite dans des organismes différents. En 2023, plus de 220 000 ont été réalisées. Elles ont duré 40 heures en moyenne.

France Travail impose aux privés d’emplois de suivre une PMSMP afin de valider leur projet professionnel.

P. Granodier

Dans les textes, il n’est pas question de remplacer un emploi salarié. L’objectif est de permettre de découvrir un métier, de confirmer un projet professionnel ou d’entreprendre une démarche de recrutement. Les demandeurs d’emploi doivent être maîtres de leur parcours, affirment les services publics de l’emploi. Pourtant, le recours aux immersions tend à devenir systématique. « France Travail impose aux privés d’emplois de suivre une PMSMP afin de valider leur projet professionnel », dénonce Pierre Garnodier, le secrétaire général du comité national des travailleurs privés d’emploi et précaires CGT. Christophe Moreau, du syndicat SNU-FSU Emploi, a lui aussi eu vent d’immersions professionnelles obligatoires avant toute formation dans des agences d’Île-de-France. « C’est totalement inadéquat ! À partir du moment où quelqu’un a un projet bien défini, il n’y a aucune raison qu’elle soit obligatoire », déplore-t-il.

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Deux documents internes, auxquels Politis a eu accès, confirment ce caractère systématique. L’un, d’octobre 2023, cite la PMSMP comme mobilisable « dans le cadre de prestations intégrant systématiquement une période d’immersion professionnelle – exemples : Parcours emploi santé – Valoriser son image – Activ’projet… ». L’autre fixe comme objectif d’augmenter de 50 % le nombre de ces immersions en 2024 dans le cadre du contrat d’engagement jeune (CEJ), « en systématisant l’immersion professionnelle pour chaque jeune dont le projet n’est pas déterminé dans le mois de son inscription ».

« Il n’y a pas d’obligation pour un demandeur d’emploi souhaitant suivre une formation d’effectuer une PMSMP au préalable », assure cependant France Travail à Politis, tout en reconnaissant qu’elle est « recommandée » pour des projets de reconversion et proposée « systématiquement » dans le cadre d’Activ’projet.

Des prérequis au recrutement

L’institution vante l’utilité de ce dispositif pour les candidats qui se destinent par exemple au métier de conducteur de car ou à celui de chauffeur de poids lourd, pour lesquels une formation longue est impérative. Mais dans des secteurs comme la restauration, la grande distribution ou le service à la personne, la multiplication de ces immersions conduit à l’augmentation des dérives et à leur banalisation. Elles deviennent parfois des prérequis au recrutement.

« Une petite période de mise en situation en milieu professionnel sera à prévoir pour tester vos compétences et/ou aptitudes », est-il mentionné en mai 2024 dans une offre de CDI au sein d’un atelier de confection textile en Seine-Maritime ; « période d’immersion professionnelle de 15 jours avant la prise de poste », précise une autre pour devenir chauffeur livreur en Bretagne.

« Lors d’une candidature, nous réalisons une préqualification téléphonique pour valider le fait que la personne possède les qualités requises pour travailler dans le service à la personne et, si l’entretien est positif, elle est convoquée pour une information sur l’entreprise, tests et entretien. À ­l’issue, il lui est proposé la réalisation d’une PMSMP et, si cette période s’avère positive et que nous sommes d’accord pour travailler ensemble, un CDI est proposé au candidat », détaille enfin le directeur d’une agence O2, spécialisée dans le service à domicile, dans une annonce diffusée sur le site de La Dépêche.

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Ces périodes d’immersion non rémunérées allongent ainsi le processus pour espérer décrocher un contrat. Sans raccourcir la période d’essai en cas d’embauche. Pire, dans une enquête de satisfaction menée par France Travail en 2019, si la grande majorité des candidats déclarent qu’elles leur ont été utiles, 39 % ont eu « le sentiment de travailler gratuitement (47 % dans le cas d’une immersion pour initier un recrutement) ». Dans une note interne, France Travail rappelle d’ailleurs que le conseiller « doit être en veille sur la mobilisation par un même employeur de nombreuses immersions professionnelles et, plus particulièrement, lorsqu’elles n’aboutissent que rarement à une embauche ».

Pour les employeurs, ces immersions peuvent s’ajouter à d’autres dispositifs d’aide à la formation financés par France Travail, comme la préparation opérationnelle à l’emploi individuel (POEI) ou l’action de formation préalable au recrutement (AFPR). Les salariés en insertion par l’activité économique et ceux en contrat unique d’insertion peuvent également effectuer jusqu’à 25 % du temps de leur contrat en immersion professionnelle alors même que ce sont des parcours déjà censés être adaptés aux publics éloignés de l’emploi.

La PMSMP devient une période d’essai supplémentaire ‘gratuite’ à moindres frais.

N. Jourdin

Natalia Jourdin, de FO France Travail, juge ce dispositif intéressant dans l’absolu. Mais elle reconnaît que, parfois, « la PMSMP devient une période d’essai supplémentaire ‘gratuite’ à moindres frais ». Pour elle, ces abus ont toujours existé. « Les employeurs voyous, consommateurs d’aides, ce sont toujours les mêmes et on les connaît », regrette-t-elle. « Au regard des objectifs qu’auront les conseillers France Travail dans le cadre de la loi plein emploi, ce sont les employeurs qui auront la main », ajoute Guillaume Bourdic, représentant syndical CGT. Selon France Travail, les signalements d’abus restent « marginaux » même si l’institution ne dispose d’aucun chiffre au niveau national.

Violence économique

Dans un contexte de précarité accrue, les personnes en situation de handicap ou les jeunes semblent particulièrement vulnérables. En 2023, un quart des demandeurs d’emploi en immersion avaient moins de 26 ans et 10 % étaient en situation de handicap. Le site de l’Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph) rapporte la réussite d’un homme de 23 ans atteint de troubles autistiques. Initialement travailleur dans un Esat, il lui aura fallu trois immersions professionnelles – dont au moins deux d’un mois – en un an pour décrocher un CDI comme assistant ménager au sein d’une agence O2 du Sud-Ouest.

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« Nous avons pris le temps qu’il fallait pour identifier les difficultés potentielles et sécuriser la démarche pour lui-même comme pour l’entreprise et ses clients », défend sous ce témoignage Amélie Gautier, chargée de mission handicap et diversité au sein du groupe français Oui Care, qui possède la marque O2. Rien ne presse les entreprises à recruter ce personnel en situation de handicap. Et pour cause, dès la PMSMP, quelle qu’en soit la durée, elles peuvent le comptabiliser parmi les bénéficiaires de l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés, fixée à 6 % par la loi.

Aujourd’hui, personne ne le remet en question. Ce stage est quelque chose d’admis.

P. Garnodier

Convaincu de son efficacité, pourtant loin d’être flagrante (48 % des demandeurs d’emploi ayant effectué une PMSMP en 2022 ont eu accès à un contrat de six mois ou plus dans l’année qui a suivi), l’État a même lancé il y a deux ans une plateforme de mise en relation entre employeurs et candidats. Il y diffuse aussi des statistiques. Plus de 54 000 entreprises accueillantes sont, par exemple, répertoriées. Et, sur les douze derniers mois, le métier le plus conventionné est… celui de conseiller en insertion professionnelle !

Cela concerne surtout les missions locales et « d’autres acteurs de l’emploi », précise France Travail, qui n’en accueille que 4 % en son sein. Une immersion durant laquelle les aspirants à cette profession apprendront à orienter d’autres demandeurs d’emploi vers ce type de dispositifs. « Aujourd’hui, personne ne le remet en question. Ce stage est quelque chose d’admis », conclut, fataliste, Pierre Garnodier. Y compris par les premières victimes de cette violence économique.

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