JOP 2024 : face à un « management brutal », l’embarras du ministère des Sports
Plusieurs salariés pointent un climat social « tendu » dans le centre sportif de haut niveau de Montpellier et de Font-Romeu (Pyrénées-Orientales). Mais le ministère préfère mettre ce conflit long de plusieurs années sous le tapis olympique des Jeux.
En passant par Montpellier, le 13 mai, la flamme olympique aurait pu faire flamber le centre sportif de haut niveau de la ville, tant le lieu ressemble à un brasier social depuis plusieurs années. Un brûlant dossier duquel la région Occitanie et le ministère des Sports préfèrent rester éloignées. À moins de 70 jours des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris 2024, l’heure doit rester à la célébration des athlètes et à l’inauguration des stades flambant neufs
Un moral au beau fixe qui ne manque pas de faire grincer des dents une partie des personnels des centres de ressources, d’expertise et de performance sportives (Creps) de Montpellier et de Font-Romeu (Pyrénées-Orientales). En plein cœur d’une des branches les plus importantes du sport national, où se nourrit l’ambition de médailles d’or, l’ambiance installée par la direction serait « brutale », selon plusieurs salariés historiques.
Un « acharnement » cautionné par le ministère des Sports ?
Si les alertes syndicales se multiplient à mesure que la situation s’aggrave, la réaction de l’administration reste, elle, sensiblement la même : elle consiste à écouter ces remontées, et puis ne pas faire grand chose. C’était encore le cas en avril dernier quand Raphaël Millon, porte-parole de Solidaires Jeunesse & Sport s’est rendu au ministère des sports. Sorti « outré » de ce rendez-vous avec le cabinet, il n’est pas loin de penser aujourd’hui que la ministre, Amélie Oudéa-Castera, « cautionne l’acharnement sur les agents concernés ». Contactée, la direction des sports du ministère précise qu’elle a reçu une « pétition à l’initiative de 31 agents du site de Font-Romeu et de 27 agents du site de Montpellier signifiant leur ‘opposition tant sur le contenu que sur la forme’ aux tracts du syndicat, qu’ils qualifiaient alors comme étant ‘diffamatoires’ » (*).
Les passages signalés par une astérisque ont été mis à jour suite aux réponses reçues du ministère des Sports, le 3 juin, après parution de notre article.
Du côté de la région, qui gère le bâti et certains des agents (1), on dit avoir fait le nécessaire : « Mes équipes ont vu avec le directeur pour qu’il calme son management et son comportement un peu trop directif », explique Kamel Chibli, vice-président du conseil régional d’Occitanie et responsable de la jeunesse et des sports. « Mais il est sous la responsabilité du ministère donc c’est à lui de prendre des mesures », renvoie-t-il.
Depuis la décentralisation des Creps en application de la loi NOTRe, de 2015.
Depuis l’arrivée en 2019 d’une nouvelle direction au Creps de Montpellier, auquel est rattaché celui de Font-Romeu, plusieurs salariés dénoncent une importante dégradation de leurs conditions de travail. Contacté, le directeur du Creps, François Beauchard, estime qu’il est « toujours compliqué de satisfaire tout le monde, surtout si on a une obligation de changer des choses structurantes dans un établissement ». Dans un duel tendu, il dénonce surtout le comportement « populiste » de Raphaël Millon, « plus politisé que syndicaliste », contre lequel il dit avoir porté plainte pour diffamation et intrusion après un rassemblement organisé par Solidaires Jeunesse & Sport, début avril, devant le Creps. Ambiance.
« Dysfonctionnements graves »
Parmi les cas les plus en souffrance, il y a celui d’un ostéopathe du sport reconnu, trente ans de carrière au compteur. Il a porté plainte pour harcèlement moral, le 29 mai 2022, contre le directeur du Creps. Quelques semaines plus tôt, un collègue avait trouvé des tracts diffamatoires à son encontre sur son lieu de travail. Un événement qui avait donné lieu à un article du Midi Libre. Au même moment, c’est une procédure disciplinaire qui était formulée contre lui. Le motif : un cumul d’activités qui, selon le salarié, était connu de tous et ne gênait personne auparavant.
Depuis quatre ans, tout a été planifié pour me faire craquer.
Un ostéo (Creps)
« Depuis quatre ans, tout a été planifié pour me faire craquer. J’ai systématiquement interpellé la direction des sports. Mais personne ne me protège. Comment voulez-vous que je sois défendu par mes bourreaux ? », interroge-t-il. François Beauchard, lui, voit en cet ostéopathe un « notable local dont le conflit d’intérêts était pointé du doigt par la majorité du personnel ».
Informé de la situation alarmante au Creps de Montpellier et de Font-Romeu, le ministère l’a aussi été pour celui d’Auvergne Rhône-Alpes, où le même directeur a officié de 2010 à 2018. Pendant cette période, un salarié évoque « une vingtaine de personnes » qui auraient été « en conflit » avec lui, allant, pour l’une d’entre elle, jusqu’au tribunal administratif. Des tensions dont était déjà au courant l’actuelle directrice des sports, soit la numéro 2 du ministère, Fabienne Bourdais.
Elle était inspectrice générale pour la région, à l’époque. Elle a ensuite été propulsée responsable des sports nature au ministère. Un domaine que François Beauchard connaît bien, étant un membre important du monde du kayak. Fabienne Bourdais s’était même rendue à ce Creps, suite à un conflit entre un professeur et le directeur. En étant au courant du management contesté de ce dernier, pourquoi n’a-t-elle pas agi plus tôt à Montpellier ? « En tant qu’inspectrice générale, j’ai été amenée à intervenir dans un certain nombre de situations dont le traitement individuel revêt un caractère confidentiel », balaie Fabienne Bourdais (*).
Je peux comprendre le ministère s’il a considéré qu’il ne fallait pas changer la direction quelques mois avant les Jeux.
K. Chibli
Plusieurs sources évoquent les JOP comme paravent à toute résolution du conflit. « Je peux comprendre le ministère s’il a considéré qu’il ne fallait pas changer la direction quelques mois avant les Jeux », estime, de son côté, Kamel Chibli. « Quel que soit le contexte, le ministère des Sports et des Jeux olympiques et paralympiques reste vigilant et attentif au climat social au sein de tous les établissements publics qui sont mobilisés de façon exceptionnelle par les JOP », rétorque Fabienne Bourdais (*).
Emprise
La plainte de l’ostéopathe, que nous avons pu consulter, a été classée sans suite. Mais depuis cette démarche, en 2022, « l’emprise » qu’il dénonce ne se serait pas arrêtée. Dans un courrier daté du 3 novembre 2023, la direction convoque le professionnel pour un nouvel entretien en vue d’une seconde procédure disciplinaire. « Je n’avais aucune nouvelle de la première procédure, et me voilà convoqué pour une deuxième ! », peste-t-il. Ses yeux s’écarquillent lorsqu’il constate que cette décision fait suite « aux conclusions de l’audit mené par les Inspecteurs généraux et de la volonté exprimée par la direction des sports », comme l’indique le courrier dont nous avons obtenu copie.
En effet, une enquête administrative avait été ouverte en 2022, et dont les conclusions, remises à la ministre des Sports de l’époque, Roxana Maracineanu, n’ont pas été communiquées aux représentants du personnel (2). Les salariés comptaient beaucoup sur cette enquête administrative pour qu’elle mette en lumière les « dysfonctionnements graves » dont ils estimaient être victimes en matière de management. Mais ils s’aperçoivent qu’elle peut servir, en réalité, de préconisations pour les mettre à l’écart.
Contactée, Roxana Maracineanu n’a pas répondu à nos sollicitations.
La conclusion de cette procédure disciplinaire s’est soldée par une exclusion de six mois à partir de février dernier. Une « sanction disproportionnée », juge Raphaël Millon, présent à la commission de discipline. L’ostéopathe envisage de la contester au tribunal administratif. Dans un mail envoyé le 7 mars à Fabienne Bourdais, il écrit : « Quant aux sportifs de haut niveau en préparation olympique, ils ne trouveront pas les meilleures conditions pour aborder l’enjeu national à venir. Qui s’est préoccupé de leurs intérêts et de leur avis ? »
« Management très directif, voire autoritaire »
Pourtant, la sonnette d’alarme avait été tirée de nombreuses fois. Dès décembre 2020, un rapport d’inspection santé et sécurité au travail (ISST) pointe des difficultés en matière de suivi des responsabilités. « Plusieurs situations de souffrance au travail ou de collectif dégradé sont remontées, dont certaines semblent installées durablement », note le document. Au même moment, une alerte est envoyée par un médecin du travail du Creps à la direction.
Dans un rapport en mai 2021, ce dernier rappelait dans ses conclusions l’existence de « réorganisations incomprises, un changement de procédure brutal ». Mais aussi « une modification profonde des missions, un manque de cadre, un manque de sens », ainsi qu’« un manque de considération, voire dévalorisation, perte d’autonomie ». Le médecin remarque enfin une « perception d’un management très directif voire autoritaire » de la part des salariés avec qui il s’est entretenu.
C’est le premier outil des personnes toxiques : accuser une personne de ce qu’elle subit.
Mathilde
Parmi les personnes qu’il a entendues, il y a Mathilde*. Aujourd’hui en arrêt maladie, elle évoque des « injonctions contradictoires », malgré sa vingtaine d’années d’ancienneté. « Toutes les missions que le directeur me donnait étaient soit infaisables, soit déjà faites. Il utilisait cette manière de diriger pour me faire partir. C’est le premier outil des personnes toxiques : accuser une personne de ce qu’elle subit », pointe-t-elle auprès de Politis. Ou ce formateur, qui dénonce des formes de « dénigrements, mensonges, manipulations, divisions, harcèlements, violence psychologique, et tentative d’isolement… », dans un courrier de réponse adressé au directeur suite à un refus de promotion hors classe.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.
Plusieurs personnes interrogées pointent un comportement de la part de la direction qui consiste à cibler certains salariés en les opposant au reste du personnel. Dans un cahier d’établissement où des alertes peuvent être consignées et que l’on a pu consulter, un autre médecin signale en mai 2022 des « utilisations hors contexte de propos et de situations visant à [le] placer en conflit de loyauté envers le personnel du service médical ou des entraîneurs de pôles, une remise en question de [ses] valeurs, l’instauration (…) d’un climat de défiance ».
Il poursuit en ces termes : « La dégradation de mon état de santé qui découle de ces situations devient elle-même préoccupante ». Peu de temps après, il fait un burn-out. Arrêt de travail de trois mois. « Ce sont les pratiques de la direction qui m’ont fait plonger. C’était terrible », explique-t-il aujourd’hui. Qu’en sera-t-il demain ? Le mandat du directeur se termine en septembre. Après des hésitations, il a décidé de ne pas se représenter.