« Les militants contre l’A69 sont légitimes dans leur combat »
Le rapporteur spécial de l’ONU sur les défenseurs de l’environnement, a une mission : comprendre et défendre les militants écologistes face à la répression, aux grandes compagnies et aux intérêts économiques colossaux qui menacent leur engagement.
Michel Forst a été élu rapporteur spécial sur les défenseurs de l’environnement au titre de la convention d’Aarhus en juin 2022. Son rôle est de prendre des mesures pour protéger toute personne menacée de pénalisation, de persécution ou de harcèlement pour avoir cherché à exercer ses droits en vertu de la convention d’Aarhus (1).
Pour porter plainte, le formulaire doit être envoyé à aarhus-envdefenders@un.org
Pourquoi la défense de l’environnement et la démocratie environnementale cristallisent-elles autant de tensions et de violence ?
Michel Forst : C’est l’un des sujets autour desquels il y a le plus d’enjeux financiers ! Face aux défenseurs de l’environnement, ce sont des grosses compagnies pétrolières, gazières, agroalimentaires, des pêcheries industrielles, des projets structurants pour le pays comme des barrages hydroélectriques ou des fermes éoliennes gigantesques. Derrière ces projets, il y a le poids des lobbys, des collusions entre les intérêts locaux et ceux de l’entreprise, des pots-de-vin, des parlementaires corrompus. Il y a un climat délétère pour les défenseurs de l’environnement, qui sont souvent des personnes désarmées, parmi lesquelles beaucoup n’ont pas choisi de lutter !
Il y a un climat délétère pour les défenseurs de l’environnement, qui sont souvent des personnes désarmées.
Mais, quand vous habitez dans une communauté du Pérou et que vous voyez des gens arriver sur votre territoire pour creuser dans une terre sacrée où sont enterrés vos ancêtres, vous tentez de protester pacifiquement. Puis la stratégie de l’entreprise passe à une autre échelle, à coups de menaces, d’achats de voix, de consultations tronquées, etc. L’argent est le principal moteur de tous les assassinats de militants écologistes dans le monde entier.
En février, vous vous êtes rendu sur le chantier de l’A69, qui était occupé par des militants perchés dans les arbres, les « écureuils ». Qu’avez-vous constaté ?
Je n’interviens jamais sans avoir été saisi. Donc, pour ce cas, des militants m’avaient adressé une plainte, et la situation me paraissait assez urgente car il y avait des allégations de menaces sur la vie. J’ai demandé à rencontrer le préfet du Tarn, puis je me suis rendu sur place et j’ai demandé aux forces de l’ordre de me laisser dialoguer avec les militants-écureuils dans les arbres, mais elles ont refusé. Le préfet leur a donné l’instruction de me laisser monter dans la nacelle pour aller parler aux militants. Je voulais entendre leur récit. Ils m’ont montré les vidéos des stroboscopes incessants la nuit, des cris pour les empêcher de dormir. Or la privation de sommeil est une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il y avait aussi les questions de droit à l’alimentation, car ils n’avaient plus de nourriture.
Malgré mon insistance, il m’a été refusé de leur porter un sac de provisions et des bidons d’eau. Je n’ai pu que leur fournir des médicaments, notamment pour une des militantes, diabétique, qui était en panne de pompe à insuline. Le préfet avait donné l’ordre de laisser l’accès à l’eau potable, mais un des chefs de chantier d’Atosca – le porteur de projet – avait saboté les bidons d’eau. Les écureuils m’ont également raconté comment des grenades lacrymogènes étaient parfois tirées en l’air, en direction des tentes ou des duvets. Le préfet m’a sorti le discours habituel sur les militants violents, tandis que le colonel de gendarmerie a reconnu certaines des pratiques abusives, comme les lumières stroboscopiques.
1989 Directeur général d’Amnesty International.
1998 Secrétaire général du premier Sommet mondial des défenseurs des droits humains.
2008-2013 Expert indépendant sur la situation des droits humains en Haïti.
2014-2020 Rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits
de l’homme.
En outre, il y a eu des entraves envers les médias : ce jour-là, ils ont été obligés de rester en bas du ravin, même pour me parler, et ne pouvaient pas voir la scène. Idem pour les observateurs de la Ligue des droits de l’Homme. Le dossier est complexe et des actions, notamment auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), sont en cours, mais il est clair que les militants contre l’A69 étaient légitimes dans leur combat pour protéger la zone et qu’il y a eu une violation claire du droit de manifester.
Vous avez récemment publié un rapport sur la répression par l’État des militants écolos en Europe (1). Quelles sont les grandes préoccupations ?
Depuis octobre 2022, j’ai fait un tour d’Europe dans une vingtaine de pays pour rencontrer les représentants des États et les militants environnementaux afin de leur parler de ce nouveau mandat. J’ai été vraiment frappé de voir que, dans tous les pays, les premiers qui venaient vers moi étaient des jeunes militants du climat et que la plupart vivaient un peu la même répression en Espagne, en Allemagne ou au Portugal. Pour moi, le premier élément qui engendre une telle criminalisation, c’est la parole publique, notamment celle des ministres en exercice qui se permettent d’employer des termes aussi forts qu’« écoterroriste », « taliban vert », « khmer vert » ou « éco-zélote ». Quand la population entend régulièrement ce genre de propos, diffusés par la majorité des médias, elle assimile progressivement les militants écolos à la violence, à de dangereux terroristes qu’il faut museler, arrêter, poursuivre en justice.
Le rôle des médias est déterminant : la plupart du temps, ils montrent surtout l’action, le blocage d’une route, par exemple, les violences, les policiers qui dégagent les militants, les automobilistes agacés, mais ils donnent rarement la parole aux militants afin qu’ils expliquent les raisons profondes qui les poussent à agir ainsi. Conséquence : même des personnes conscientisées, politisées commencent à dire que jeter de la peinture sur une œuvre d’art, saccager la façade d’un monument avec de la soupe ou bloquer une route sont des modes d’action trop radicaux ou constituent des entraves pour les travailleurs. Ce rapport est un premier état des lieux afin de montrer que le droit de protester, en Europe, est actuellement mis à mal.
Cette parole politique débridée engendre-t-elle une intensification des violences policières ?
On observe une logique dans laquelle la violence policière se déchaîne. En France, cette violence est extrême. En Allemagne, on remarque des méthodes très particulières et violentes, comme le « pain grip » – des prises qui provoquent de vives douleurs sur des parties du corps telles que les poignets, par un effet de levier. J’ai vu des images de militants, y compris des personnes âgées, pleurant à cause de la douleur infligée par les policiers lorsqu’ils les soulèvent en mettant leurs mains en arrière. Nous citons également quelques cas d’abus en garde à vue : au Portugal, un policier a contraint toutes les militantes interpellées à se dénuder et à s’accroupir, pour les humilier. Nous avons recueilli de nombreux récits qui témoignent de ces violences. Par exemple, on empêche les militants d’aller aux toilettes, et les femmes qui ont leurs règles ne peuvent pas avoir leurs protections hygiéniques avec elles. Certaines personnes malades se voient refuser l’accès à un médecin.
La répression des militants se poursuit ensuite dans les tribunaux…
Au tribunal, on a le meilleur et le pire. Dans certains cas, les militants sont relaxés ou condamnés à des peines légères, avec ensuite une décision d’exemption, comme pour le procès des militants d’Extinction Rebellion à La Rochelle, ou les décrocheurs de portraits à Lyon. A contrario, le cas du Royaume-Uni est particulièrement inquiétant. Certains militants sont condamnés à des peines allant jusqu’à trois ans de prison ferme pour avoir bloqué un pont, d’autres à six mois pour une marche lente destinée à bloquer une route. Les enquêteurs ont recours aux vidéos de surveillance pour repérer les visages des conducteurs de voitures bloquées et ainsi trouver des potentiels témoins. Ils leur demandent s’ils ont été une victime indirecte de cette action en perdant un marché, en arrivant en retard au bureau, etc., et s’ils veulent porter plainte contre les militants.
Dans certains procès, le simple fait de prononcer le mot « climat » engendre une condamnation pour outrage à la cour. C’est inouï dans une démocratie. Il y a aussi des intérêts défendus par des entreprises britanniques qui vont demander des sommes faramineuses aux militants. Une dame âgée nous a raconté qu’à la suite de sa condamnation elle allait perdre sa maison parce qu’il fallait qu’elle paye des dommages et intérêts qui, au Royaume-Uni, sont proportionnels au train de vie.
Y a-t-il une logique qui se duplique dans les différents pays ?
La désobéissance civile est protégée par le droit international.
On note des traits communs, mais cela se traduit de manière différente selon le contexte politique national. Certains pays sont très marqués par la répression policière, mais la pression judiciaire y est moindre, comme en France, alors que c’est plutôt l’inverse au Royaume-Uni. En Allemagne, des mouvements comme Dernière Génération (2) sont assimilés à l’image du groupe Fraction Armée rouge, considéré comme une organisation terroriste d’extrême gauche : sont employés les mêmes termes, le même vocabulaire, les mêmes articles de loi. En Italie, les lois antimafia sont utilisées contre les militants du climat. En revanche, des activistes norvégiens m’ont dit que cette criminalisation n’était pas présente dans leur pays.
Le 21 mai dernier, cinq militants du groupe écologiste Letzte Generation (Dernière Génération) ont été inculpés en Allemagne pour « formation d’une organisation criminelle ».
Globalement, nous pouvons affirmer qu’il y a un phénomène de non-respect de la liberté de manifester qui traverse toute l’Europe, et que les États ne sont pas à la hauteur des engagements pris sur le plan international. Très souvent, on retrouve des intérêts financiers derrière cette forme de répression. On le voit également dans le cadre de la paysannerie, par exemple en France avec la FNSEA dans le mouvement des agriculteurs début 2024 ou dans le dossier des mégabassines. C’est également le cas en Amérique latine, notamment avec les mégabarrages, les fermes éoliennes et les fermes de biomasse. Ce sont des intérêts économiques et politiques très puissants, y compris liés parfois à la transition écologique, ce qui nous plonge dans un étrange paradoxe.
Peut-on faire coïncider l’intensification de la criminalisation des militants écologistes avec la multiplication des actions de désobéissance civile qui mettent les États sous pression ?
Depuis la signature de l’accord de Paris en 2015, et même d’ailleurs avant ça, des militants écolos européens se sont dit que les États n’en font pas assez pour atteindre les objectifs climatiques et ont voulu agir. Mon rôle est aussi de rappeler que la désobéissance civile est protégée par le droit international. Pour définir celle-ci, j’applique plusieurs critères cumulatifs : l’intention délibérée d’une personne ou d’un groupe d’enfreindre une loi, d’agir sans violence pour défendre une cause d’intérêt général, et de le faire publiquement. Quand des militants bloquent une route ou un aéroport, c’est parce que, derrière, il y a le poids du climat ; quand ils jettent de la peinture, c’est lié à l’intérêt qu’on accorde à la valeur culturelle d’un monument au regard de l’urgence climatique.
Pour les Nations unies, sont considérés comme de la violence les actes envers les personnes, mais le concept de violence envers les biens matériels n’existe pas en droit pénal. Si un militant lance une pierre ou un cocktail Molotov sur une personne, il ne sera pas éligible à la protection de l’ONU. Un militant qui casse un cadenas pour faucher 10 mètres carrés de culture transgénique, et ainsi protester contre ces nouvelles semences, a certes transgressé la loi, mais c’est un acte symbolique, donc je ne considère pas cela comme de la violence. Gandhi ou les suffragettes ont été violents à l’époque, ils ont franchi une étape que, moi, je ne suis pas à l’heure actuelle prêt à franchir parce que j’ai ces contraintes des Nations unies. Cette clause de non-violence est un garde-fou important.
Au vu de l’urgence climatique, ne se pourrait-il pas que ce garde-fou saute et que le militantisme plus violent soit légitimé ?
L’action de désobéissance civile doit rester un acte symbolique.
Je ne sais pas si ça arrivera un jour. Ce qui me frappe beaucoup, c’est que tous ces rassemblements militants, y compris ceux contre les mégabassines, ne sont pas des rassemblements violents de nature, même si certains black blocs ont attaqué les véhicules des forces de l’ordre. Je comprends que certains décident d’aller vers des actions plus radicales, comme le suggère Andreas Malm dans son livre Comment saboter un pipeline, mais, pour moi, l’action de désobéissance civile doit rester un acte symbolique. D’ailleurs, je ne parle jamais de sabotage, mais de désarmement. Quelques exemples de ce que je considère comme acceptable : démonter une vanne d’une mégabassine pour l’apporter à la préfecture, c’est du vol, mais c’est un acte symbolique ; comme lacérer avec un cutter une petite portion de bâche de mégabassine sur un mètre pour dire son désaccord avec le système agro-industriel. Par contre, si les manifestants détruisent toutes les cultures de la serre, ce n’est plus de l’ordre du symbole.
Comment la justice pourrait-elle avoir un rôle déterminant pour freiner cette criminalisation des militants pour l’environnement ?
La répression judiciaire a des conséquences concrètes et immédiates : beaucoup de jeunes abandonnent le militantisme car une condamnation en justice leur fermerait des portes pour de futures études ou un emploi. D’autre part, des associations sont étouffées financièrement, notamment par des « procès baillons » que leur font des entreprises. Dans des pays comme le Royaume-Uni ou la France, on peut espérer des décisions de justice qui seraient orientées vers la clémence pour les militants et les associations. Les ministres de la Justice pourraient donner des instructions pénales pour indiquer comment aborder de tels dossiers. La CEDH peut également jouer un rôle important. Elle voit des dossiers qui viennent de plusieurs pays, ce qui démontre l’existence d’une problématique européenne. À terme, on pourrait obtenir un arrêt pilote de la CEDH qui éteindrait tous les contentieux judiciaires existants.