Stravinsky, leçons de musique

Les éditions Allia publient la première traduction française des entretiens de Robert Craft avec Igor Stravinsky. Un portrait passionnant du musicien ancré dans son époque et dans son travail de compositeur.

Pauline Guedj  • 12 juin 2024 abonné·es
Stravinsky, leçons de musique
Sceptique sur les compositeurs américains de son temps, était curieux du jazz et admirait Pierre Boulez.
© ANN RONAN PICTURE LIBRARY / AFP

Conversations avec Igor Stravinsky /Igor Stravinsky et Robert Craft / traduit de l’anglais par Olivier Borre et Dario Rudy / éditions Allia, 190 pages, 16 euros.

New York, 1957-1969, le compositeur russe Igor Stravinsky accorde une série d’entretiens au chef d’orchestre américain Robert Craft. Depuis sa rencontre avec le jeune musicien en 1948, Stravinsky a fait de lui son protégé. Alors étudiant, Craft deviendra d’abord son assistant, puis le chef d’orchestre privilégié de certaines de ses œuvres. Il accompagne Stravinsky dans sa découverte des scènes contemporaines et participe de son engouement pour les compositions sérielles, dans lesquelles Stravinsky perçoit l’avenir de la musique.

Leurs conversations témoignent de leur amitié et, aux États-Unis, cinq volumes sont publiés, revenant sur l’évolution de la carrière du compositeur, sur ses techniques de création ainsi que sur son regard sur la musique et sur ses contemporains.

En janvier 2023, alors que les éditions Allia publient des entretiens avec le compositeur américain Steve Reich, celui-ci souffle à l’éditrice de la maison l’idée de traduire en français les « Conversations », série qu’il considère comme le plus grand ouvrage sur la musique jamais édité. De nombreux commentaires sur Stravinsky existent en français, son autobiographie a déjà été publiée chez Denoël, mais ces textes restent inédits alors même que le compositeur y évoque ses relations avec la France et ses musiciens ainsi que certains événements de sa carrière, dont la première du Sacre du printemps au Théâtre des Champs-Élysées en 1913.

« Substance élastique »

Le premier volume de ce travail de longue haleine vient de paraître, et on ne peut que saluer l’initiative des éditions Allia et s’enthousiasmer pour la facture même du livre, richement illustré d’archives, notamment photographiques, qui permettent au lecteur de visualiser la pensée labyrinthique mais toujours structurée de Stravinsky.

En quatre parties, le livre peut s’appréhender dans sa linéarité ou au gré des thèmes qui y sont évoqués. Pour ceux qui souhaitent découvrir les techniques de composition de Stravinsky, la première partie sera précieuse, mêlant représentation visuelle des outils de la composition, parfois survenue lors de rêves où un intervalle devient « une substance élastique » qui s’étire entre deux notes, et témoignages sur le processus créatif : «Lorsque j’ai arrêté le sujet principal de mon œuvre, je me figure déjà le type de matière musicale qu’il exigera. Je me mets alors à la recherche de cette matière, parfois en jouant des compositions des grands maîtres, d’autres fois en improvisant directement des motifs rythmiques sur une suite de notes provisoires. »

Lorsque j’ai arrêté le sujet principal de mon œuvre, je me figure déjà le type de matière musicale qu’il exigera.

I. Stravinsky

Vient ensuite une série de portraits par lesquels Stravinsky situe son œuvre dans l’histoire de la musique et des arts. Le compositeur y détaille son admiration pour certains – Rimski-Korsakov, qui lui déconseilla d’assister aux cours du conservatoire de Saint-Pétersbourg pour privilégier des leçons particulières axées sur la composition, ou Debussy, musicien auquel, selon lui, les artistes de sa génération «doivent le plus » – et insiste sur son manque d’intérêt, voire son mépris pour d’autres, multipliant les formules lapidaires qui font sourire et permettent de saisir la radicalité informée de ses jugements.

« Apprendre de ses cadets »

Ainsi commente-t-il les opéras de Wagner : « Le seul endroit où je les tolère, c’est au purgatoire où l’on châtie la banalité satisfaite.» Sur l’œuvre de Matisse, il souscrit à l’avis de Picasso, qui la résume ainsi : « Un balcon avec un gros pot de fleurs rouges renversé dessus. »

Passionnante, la dernière partie du livre fait dialoguer Igor Stravinsky avec la musique contemporaine. On y découvre son scepticisme pour les compositeurs américains de son temps, sa curiosité pour le jazz et son admiration sans faille pour Le Marteau sans maître de Pierre Boulez. En Boulez Stravinsky voit un novateur qu’il invite à continuer de s’affranchir des limites de son temps, comme il l’a fait lui-même. Ne jamais « mettre son succès sous cloche», conclut-il, ne jamais privilégier la sécurité et toujours « apprendre de ses cadets».

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Musique
Temps de lecture : 4 minutes