« Maria », les larmes de Maria Schneider

Dans Maria, Jessica Palud retrace avec empathie le parcours de la comédienne, brisée par le viol dont elle a été victime sur le tournage du Dernier Tango à Paris.

Christophe Kantcheff  • 18 juin 2024 abonnés
« Maria », les larmes de Maria Schneider
Anamaria Vartolomei est de bout en bout remarquable, faisant notamment ressortir le caractère farouche de Maria Schneider.
© Haut et court

Maria / Jessica Palud / 1 h 44.

« Ça parle d’un homme et d’une femme qui se rencontrent par hasard et qui décident de se mettre entre parenthèses. C’est-à-dire de vivre une relation physique et désespérée. Sans rien savoir, même pas leur nom. Comme une sorte de pari impossible. » Telle est la façon dont le personnage du cinéaste Bernardo Bertolucci (Giuseppe Maggio), dans le film de Jessica Palud, résume pour la jeune actrice Maria Schneider (Anamaria Vartolomei) ce que sera Le Dernier Tango à Paris. Maria se sent loin du rôle. Mais parce qu’elle est une débutante, autrement dit une « page vierge », il croit en elle malgré l’avis réservé de son producteur. Il ajoute que Marlon Brando (Matt Dillon) a donné son accord pour interpréter le rôle masculin. La jeune femme de 19 ans – encore à certains égards une jeune fille – est aux anges…

Le deuxième long-métrage de Jessica Palud, aux allures de biopic, met en scène la longue dégringolade de Maria Schneider, aussi bien professionnelle qu’existentielle, qui a un point d’origine : la fameuse scène de sodomie forcée pratiquée avec l’aide d’un peu de beurre. Une scène qui a déclenché un énorme tumulte, rendant le film de Bertolucci non seulement sulfureux mais sujet à la censure pour pornographie : classé X dans de nombreux pays, il fut interdit aux moins de 18 ans en France au moment de sa sortie en 1972, tandis que Bertolucci, Brando et Schneider furent condamnés pour obscénité à deux mois de prison avec sursis en Italie. La comédienne ne put se défaire de cette scène à laquelle elle fut constamment réduite. Et les circonstances de son tournage l’ont durablement traumatisée.

Justesse

Jessica Palud (qui a commencé comme stagiaire sur Les Innocents – The Dreamers, de Bernardo Bertolucci !) a adapté librement le livre de Vanessa Schneider, la cousine de l’actrice, Tu t’appelais Maria Schneider (1). Elle en a retenu l’essentiel. D’où l’aspect concentré, sans fioritures, du film, qui touche par sa justesse. À l’occasion de sa présentation à Cannes, certains ont estimé que Maria péchait par trop de « sagesse » dans sa facture. Cette sagesse n’est autre que de la rigueur. On sait gré à la cinéaste, avec un tel sujet, de ne pas avoir cherché à en rajouter dans les effets ou à appuyer la dimension mélodramatique. On y ressent au contraire de l’honnêteté et une quête de vérité.

1

Grasset, 2018.

Le moment clé du film – le tournage de la scène en question – n’arrive qu’au bout du premier tiers, ce qui permet de faire connaissance avec la jeune Maria. Et de constater qu’elle a en elle, comme le lui dit Bertolucci lors de leur première rencontre, « quelque chose de blessé ». Son père (Yvan Attal), célèbre acteur un peu sur le retour (Daniel Gélin dans la réalité), ne s’est jamais occupé d’elle, ne l’a pas reconnue – Maria est une enfant adultérine. Ouverture du film : invitée par son père sur un plateau, elle l’observe tourner une scène. Tout un symbole : c’est lui qui attire les regards, en particulier celui de sa fille. Quant à sa mère (Marie Gillain), pleine de rancœur envers cet homme, elle maltraite Maria et finit par la jeter dehors.

On a souvent mis en avant le déséquilibre affectif de Maria Schneider dû à cette absence d’amour parental pour expliquer sa descente aux enfers et sa carrière avortée. Une façon commode de nier la gravité de ce qui s’était passé lors du tournage du Dernier Tango. Il est évident qu’elle souffrait de manques, ce qui entraînait chez elle une fragilité. Attirée par cet univers qui lui semble merveilleux, elle a élu le cinéma comme un lieu où elle aurait sa place, qu’elle pourrait habiter. Mais d’emblée, à l’occasion de son premier grand rôle, elle en découvre à ses dépens la part d’ombre.

Jessica Palud reconstitue ce moment du tournage. Bertolucci souffle à la jeune actrice qu’il faut de l’agressivité dans cette scène sans l’avertir qu’elle différera de la manière dont elle est écrite dans le scénario. Puis, c’est le viol lui-même, un « viol symbolique », comme le désignera Maria Schneider, puisque simulé. C’est ce que montre sans ambiguïté la cinéaste. Mais apparaît aussi clairement le trauma que subit Maria, désemparée et humiliée.

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Comme elle le dit plus tard, Bertolucci cherchait à obtenir davantage que le personnage : il voulait les larmes réelles de l’actrice, et c’est ce qu’il a eu. Quand le réalisateur est sur le point de dire : « Coupez ! », la caméra de Jessica Palud s’attarde sur le visage des différents membres de l’équipe des techniciens qui l’entourent. Ils viennent d’assister à cette scène éprouvante. Plans muets, remarquables : on sent sur leurs visages comme une salissure, le signe d’une souillure qui restera silencieuse.

Broyée

Vanessa Schneider écrit dans son livre : « Tu sors du tournage broyée. Tu as compris que cette prise te marquera à jamais, comme un tatouage raté que l’on passe ensuite sa vie à essayer de cacher. Peu importe que la sodomie ait été simulée, tu te sens violée, salie. Tu ne sais pas encore que tu aurais pu empêcher cette séquence non écrite de figurer au montage du film. Tu aurais pu faire appel à un avocat, attaquer le producteur, contraindre Bertolucci à la couper. Tu es jeune, tu es seule, tu es mal conseillée. Tu ne connais rien au monde du cinéma, à ses règles, à ses lois. La victime parfaite. »

Peu importe que la sodomie ait été simulée, tu te sens violée, salie.

V. Schneider

Une fois le film en salle, Maria est livrée au public comme une proie sans défense, victime sacrificielle du scandale. Elle n’a aucun recours possible. Son père minimise ; Bertolucci et Brando ont fui la France ; son agent lui interdit de dire la vérité de ce qu’elle a vécu sur le tournage, comme elle a commencé à le faire dans la presse. « Ils vont tous avoir peur de t’engager si tu continues comme ça ! » lui lance-t-il. L’opprobre, l’injonction au silence et le cantonnement aux rôles « à poil » la propulsent dans l’abîme qui se présente sous la forme de l’héroïne destructrice.

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Le film n’a pas besoin de psychologisme ni de pesantes explications pour décrire la chute de l’actrice. Sur un terrain affectif fragile, le « viol symbolique » qui a eu lieu sur le tournage du Dernier Tango a déclenché en Maria une perte d’elle-même. Jessica Palud montre combien la jeune femme devient pathétique, ce qui, lorsqu’elle en a conscience, accroît sa souffrance. Que ce soit sur le tournage de Cet obscur objet du désir, de Buñuel, que finalement elle ne fera pas car elle est incapable de retenir son texte. Ou dans les couloirs de l’hôpital Sainte-Anne, où elle fait des séjours pour dépression.

Empathie

La dernière partie fait intervenir un nouveau personnage, Noor (Céleste Brunnquell), et une histoire d’amour entre les deux jeunes femmes. Le film reste cohérent car il se situe toujours dans la perspective des dégâts occasionnés par le tournage du Dernier Tango. Maria est en proie à une addiction infernale et à une profonde solitude. Noor vient littéralement la sauver et l’accompagner. Ces moments qui pourraient être plus attendus – les scènes de manque induisant de la violence, celles de tendresse amoureuse – restent pourtant intenses grâce à l’interprétation tout en nuances des deux comédiennes. Révélée par L’Événement (2021), d’Audrey Diwan, Anamaria Vartolomei, qui est de tous les plans, est de bout en bout remarquable, faisant notamment ressortir le caractère farouche de Maria Schneider, victime certes mais qui s’est rebellée avant d’être rappelée à l’ordre et lâchée.

Quelques années avant sa disparition en 2011, l’actrice est revenue dans la presse sur ce qu’elle avait vécu devant la caméra de Bertolucci. Sans aucun écho. #MeToo n’était pas encore advenu. Maria a continué à tourner et a rencontré quelques cinéastes qui ont su magnifier le talent qu’elle portait en elle. Les noms d’Antonioni (pour Profession : reporter) et de Rivette (pour Merry-Go-Round) sont cités dans le film. Il n’en a fallu qu’un seul pour briser son destin cinématographique. Avec Maria, le cinéma lui rend aujourd’hui justice sans esprit de revanche, mais avec une profonde empathie.

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