Gaza : l’incroyable silence de la rue arabe
Alors que les attaques israéliennes subies par les Palestiniens suscitent une indignation mondiale, les pays voisins restent étrangement atones. Pourquoi ?
dans l’hebdo N° 1814 Acheter ce numéro
Depuis le début du conflit, les pays arabes, qui disent défendre la cause palestinienne, affichent un silence pour le moins curieux. L’opposition à la guerre est plus vigoureusement affichée dans les rues de Londres, de New York ou de Bruxelles. Hormis peut-être Sanaa – entre les mains des houthistes, eux-mêmes engagés dans cette guerre – et Amman, où vit une forte communauté palestinienne, les capitales arabes semblent en total décalage avec la vague mondiale de mobilisation que suscite la poursuite des massacres à Gaza. Même la récente ébullition dans les campus universitaires en Occident n’a pas réussi à faire bouger la rue arabe. « Pourquoi nos étudiants ne font-ils pas la même chose ? », s’est interrogé l’écrivain égyptien Alaa El Aswany.
Depuis les grandes manifs des premières semaines ayant suivi l’offensive israélienne, à la suite de l’attaque sanglante du 7 octobre, très peu d’actions de soutien aux Palestiniens ont été organisées dans ces pays. Pourquoi ? Les régimes arabes ont-ils peur qu’un envahissement continu de la rue puisse se transformer en contestation de ces mêmes régimes ? C’est ce que pensent nombre d’intellectuels arabes. Hassan Abou Haniyeh, chercheur jordanien, estime que « les régimes despotiques arabes vivent dans la peur que le ‘Déluge d’Al-Aqsa’ [nom donné par le Hamas à son attaque du 7 octobre – N.D.L.R.] donne lieu à une deuxième vague de Printemps arabe dans la région, qui menacerait un ordre bancal fondé sur la répression ».
Les régimes dans des pays comme l’Égypte, le Yémen, la Tunisie ou la Libye, et dans d’autres encore, ont peur de la rue.
A. Moufok Zidane
Même analyse formulée par Ahmed Moufok Zidane, écrivain et journaliste syrien : « Un état de terreur et de panique, écrit-il, s’est emparé des régimes arabes autoritaires, dont en particulier ceux qui avaient connu le Printemps arabe et ses révolutions, dont les braises sont toujours sous les cendres. » Cet auteur soutient que « les régimes dans des pays comme l’Égypte, le Yémen, la Tunisie ou la Libye, et dans d’autres encore, ont peur de la rue parce que leurs politiques ne sont pas au diapason des aspirations de leurs peuples, qu’ils ont opprimés, torturés et poussés à l’exil ».
Les révélations faites par l’ancien émissaire américain au Proche-Orient Dennis Ross, selon lequel tous les responsables des pays arabes qu’il avait rencontrés approuveraient, en coulisses, « l’élimination rapide » du Hamas, en disent long sur l’état d’esprit actuel de ces dirigeants, selon l’auteur.
La question demeure posée sur les mobiles de cette apathie qui gagne le citoyen arabe face à la tragédie actuelle.
S.F. Al-Mojel
Un ancien ministre tunisien des Affaires étrangères, Rafik Abdel Salam, va dans le même sens en déclarant, dès les premiers jours de la guerre, que l’opération menée par le Hamas le 7 octobre contre des cibles israéliennes « ouvrira de nouveaux horizons devant permettre une résurrection du Printemps arabe, qui a subi des coups violents des contre-révolutions au cours des dix dernières années. » Son compatriote Habib Bouajila, militant de gauche, soutient, lui aussi, que le « Déluge d’Al-Aqsa » « va inspirer un nouveau Printemps arabe, sans doute différent de celui de 2011 ».
Cela dit, toutes ces prophéties, prononcées dans la foulée de l’attaque foudroyante lancée par le Hamas, sont restées de simples supputations, et leurs auteurs ne s’expliquent pas le prolongement du silence de la rue arabe huit mois après.
Rassemblements interdits
Pourquoi ce mutisme ? La question taraude les esprits et envahit les forums de débat. Dans un texte captivant intitulé « Le jour où la rue arabe s’est tue ! », l’universitaire koweïtienne Souad Fahd Al-Mojel écrit : « Il y a près de vingt-trois ans, lorsque le petit Mohamed Al-Doura a été lâchement assassiné par des tirs israéliens, les populations arabes, dont des étudiants, étaient sorties en masse pour dénoncer ce meurtre, réclamer justice et l’arrêt de l’agression israélienne. Cela a d’ailleurs donné la deuxième Intifada dans les territoires occupés […]. Aujourd’hui, alors que le père du même Mohamed Al-Doura assiste à la disparition de certains membres de sa famille sous les bombardements à Deir El-Balah, au centre de Gaza, un lourd silence enveloppe les rues et les campus arabes. Et la question demeure posée sur les mobiles de cette apathie qui gagne le citoyen arabe face à la tragédie actuelle, dès lors que nous n’avons pas vu une seule manifestation d’étudiants sortir des universités arabes – à l’exception de celle du Koweït –, pour au moins exprimer sa colère face à la mort qui fauche indistinctement enfants, femmes et personnes âgées à Gaza, à Rafah et en Cisjordanie. »
Dans un de ces forums dont regorge la toile, un internaute formule à sa manière la question que tout le monde se pose : « Pourquoi tout ce silence arabe sur ce qui se passe en Palestine ? N’y a-t-il pas une seule personne sur 450 millions qui se lève pour parler de ce qui se passe en Palestine ? Et vous, en tant qu’Arabes, ne ressentez-vous pas de la honte et de la lâcheté ? » Réponse bien inspirée d’un autre participant : « J’ai entendu de nombreuses personnes exprimer leur colère contre le silence des pays arabes qu’elles accusent de n’avoir rien fait qui mérite d’être mentionné. Elles ont peut-être raison, mais ma question est : que pouvaient faire les pays arabes et qu’ils n’ont pas fait ? » Il est acquis que les Arabes n’enverront plus de troupes en Palestine, comme en 1948, 1967 ou 1973.
L’interdiction des rassemblements, justifiée par l’état d’urgence, est de mise dans de nombreux pays, dont l’Algérie. Il est curieux de constater que, dans ce pays qui se dit avant-gardiste, les manifestations pro-palestiniennes n’ont été, jusqu’ici, autorisées qu’une seule fois. C’était d’ailleurs la première manif depuis 2020. Dès le lendemain de l’élection d’Abdelmadjid Tebboune, les autorités avaient instauré une interdiction de manifester, mettant fin à un long cycle de marches populaires hebdomadaires qui avaient commencé le 22 février 2019 pour réclamer le départ de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika.
Pour les Algériens qui veulent aujourd’hui afficher leur solidarité avec les Palestiniens, le seul mode d’expression possible reste les réseaux sociaux ou les stades de football, où des slogans à la gloire de Gaza sont scandés et des fanions palestiniens déployés sans aucune contrainte. Cela dit, le pouvoir sauve la face en intensifiant ses initiatives favorables à la cause palestinienne, notamment au Conseil de sécurité des Nations unies, dont il est membre non permanent. Du coup, l’Algérie apparaît, aux yeux d’une large frange de l’opinion arabe, comme le porte-étendard de la cause.
Chez le voisin de l’ouest, le Maroc, la situation est plus paradoxale. On y assiste à des manifestations de soutien aux Palestiniens, qui sont autorisées et médiatisées dans toutes les villes, mais, en face, le Palais se claquemure dans un silence royal. Ce paradoxe s’explique par une politique d’équilibre suivie par le régime pour, justement, tenter de faire oublier son attitude passive. La normalisation des relations avec l’État d’Israël, conclue en 2020, reste difficile à digérer même pour les Marocains les plus loyaux.
La normalisation à l’épreuve
Cette liberté relative dont jouissent les Marocains les a incités depuis quelques semaines à multiplier sur les réseaux sociaux les appels au boycott des célébrités jugées « silencieuses » face à ce qui se passe à Gaza. Ils s’inspirent de la campagne « Blockout », lancée à l’échelle internationale, visant les personnalités auxquelles il est reproché de n’exprimer aucun signe de sympathie pour les Palestiniens dans leur épreuve.
Dans les lieux saints, les drapeaux palestiniens sont arrachés des mains des pèlerins, au prétexte qu’il est interdit d’y faire de la politique.
Autre cas singulier, celui de l’Égypte. Un activiste connu, Ahmed Douma, affirme que les autorités ont réprimé toute tentative de manifestation au Caire. Selon lui, des dizaines de manifestants, dont des avocats et des journalistes, ont été arrêtés depuis octobre dernier. L’emblématique place Tahrir, qui fut le théâtre des gigantesques manifestations anti-Moubarak de 2011, est fermée à tout rassemblement depuis le début des événements à Gaza. Confronté à une situation inédite, avec une guerre à ses frontières, le régime d’Abdel Fattah Al-Sissi redoute des débordements, internes ou externes, qu’il ne pourra pas contrôler. Les Égyptiens sont conscients que l’accord de paix qui les lie à l’État israélien ne tient qu’à un fil. Mais, pour l’instant, leur rôle de médiateur dans cette affaire – aux côtés des Qataris et des États-Uniens – leur sert de paravent.
Le silence le plus pesant reste celui des monarchies du Golfe, y compris le Qatar, réputé proche du Hamas et qui joue, lui aussi, un rôle de médiation. Tout aussi gênés par le besoin de surfer sur la vague tout en maintenant les relations normalisées – ou en cours de normalisation – avec Israël, des régimes comme ceux d’Abou Dhabi, de Riyad ou de Mascate instaurent un contrôle strict sur le débat politique. Compassion avec les Palestiniens, oui, mais pas question de faire l’apologie du Hamas ou de ses symboles. Dans les lieux saints, les drapeaux palestiniens sont arrachés des mains des pèlerins, au prétexte qu’il est interdit d’y faire de la politique. Un peu comme à l’Assemblée nationale française.