Au Brésil, une relève militante autochtone toujours plus connectée

Pendant des siècles, les peuples originels ont été invisibilisés. Mais aujourd’hui la nouvelle génération fait entendre son cri de plus en plus loin via un nouvel outil : les réseaux sociaux.

Anaïs Richard  • 5 juin 2024 abonnés
Au Brésil, une relève militante autochtone toujours plus connectée
Neidinha et Txai Suruí, mère et fille et militantes des droits des peuples autochtones au Brésil.
© Bryan Bedder / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

« Nous sommes la continuité de la lutte de nos ancêtres », tonne Txai Suruí au micro, sous le chapiteau de la Coordination des organisations autochtones de l’Amazonie brésilienne. Devant elle, un parterre de militants qui brandissent leur téléphone pour immortaliser la prise de parole de la « Greta Thunberg d’Amérique latine ».

La jeune femme a été la première autochtone brésilienne à s’exprimer en ouverture d’une conférence des parties à la convention des Nations unies sur les changements climatiques (COP). Son intervention à Glasgow, en 2021, a marqué les esprits. « C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à utiliser les réseaux sociaux, pour souligner l’importance que nous, jeunes autochtones, soyons présents dans les instances internationales », retrace-t-elle en ajustant sa coiffe de plumes jaunes et turquoise. Sur son profil Instagram, suivi par 139 000 personnes, une mosaïque de vidéos explicatives et d’extraits de discours politiques.

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Ce 26 avril, Txai, 27 ans, participe à la plus grande mobilisation autochtone du monde, l’Acampamento Terra Livre (ATL). Une fois par an, depuis deux décennies, les peuples originels de tout le Brésil plantent leurs tentes à quelques pas de la place des Trois-Pouvoirs, à Brasília, pour une occupation géante. Objectif : au pied des édifices abritant les instances fédérales supérieures des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, défendre les droits des peuples autochtones en interpellant les acteurs politiques sur leur terrain.

Au programme, des manifestations pour revendiquer la démarcation des terres ancestrales, des hommages et des activités culturelles. « L’ATL est un moment d’union et de transmission entre les 305 peuples autochtones, où la jeunesse a un rôle clé », se réjouit Luan de Castro Tremembé, chargé de la communication de l’événement, qui a accueilli 8 000 personnes cette année, du 22 au 26 avril. Chez les Pataxó, les Suruí ou les Tremembé, l’activisme coule dans les veines. Txai tient sa verve et son engagement de sa mère, Neidinha Suruí. Même quand elle était enceinte, cette militante historique du mouvement autochtone n’a jamais cessé de participer aux protestations.

La jeunesse s’immisce dans tous les espaces grâce à des outils que nos ancêtres ne savaient pas utiliser.

T. Suruí

« C’était très important pour moi qu’elle sache dès sa naissance que nous vivons dans un monde où la nature est en danger. Txai a grandi comme une guerrière », explique la quinquagénaire avec fierté. Orpaillage illégal, pollution des rivières, déforestation : les « gardiens de la terre » sont quotidiennement témoins d’atteintes à l’environnement. Selon une étude réalisée en 2016 par la Banque mondiale, les autochtones ne représentent que 5 % de la population du globe, mais sont en contact avec 80 % de sa biodiversité.

« Passer la coiffe »

« Toute notre existence tourne autour de la lutte : que nous le voulions ou non, nous baignons dedans depuis notre enfance », souligne Cristian Wari’u, jeune créateur de contenus en ligne, engagé depuis sept ans. Et cette nouvelle génération, particulièrement impactée par le réchauffement climatique, entend bien mener le combat à sa façon. « Notre mouvement se fortifie de jour en jour. La jeunesse s’immisce dans tous les espaces grâce à des outils que nos ancêtres ne savaient pas utiliser », s’exclame Txai Suruí pour clôturer son discours improvisé.

Les applaudissements se mêlent aux pulsations de maracas. « C’est primordial que nous “passions la coiffe”, que nous transmettions cet héritage de lutte. La parole de nos enfants a aujourd’hui une portée bien plus grande, confirme sa mère d’un hochement de tête. Nous ne dépendons plus des médias traditionnels, où nous sommes peu ou mal représentés. » « Flemmards », « adeptes de la boisson » : les stéréotypes racistes collant à la peau des autochtones sont légion. Les réseaux sociaux permettent de les briser en montrant la réalité sans filtre ni intermédiaire.

Ça n’est pas parce qu’on a un iPhone que l’on abandonne notre ancestralité. Cela perpétue nos identités.

C. Wari’u

Cristian Wari’u commence à poster des vidéos sur Instagram lors de son arrivée à l’université de Brasília, en 2017. Il fait partie des précurseurs. À l’époque, les contenus produits par des autochtones sont quasi inexistants sur la toile. « Nous sommes vus comme des sujets étranges par la société. On nous demande pourquoi nous avons quitté notre communauté, pourquoi nous portons tel signe distinctif. J’ai appris à répondre à ces interrogations de manière didactique, afin de mieux cohabiter », explique celui qui cumule près de 250 000 abonnés sur Instagram, TikTok et YouTube.

La chaîne YouTube de Cristian Wari’u.

« Je maîtrisais les codes de ces plateformes, alors je me suis dit que je pouvais apporter ma pierre à l’édifice », sourit l’étudiant en communication, collier de perles traditionnel autour du cou. La flèche atteint sa cible : son public est en majorité constitué de non-autochtones.

Depuis, ont fleuri sur Instagram les comptes marqués d’un émoji « arc » – signe distinctif des producteurs de contenus de peuples originels. « Le mouvement s’est diffusé principalement pendant la pandémie », rembobine Cristian. Alors que le covid-19 se répand dans tout le pays, les boucles WhatsApp et les comptes Instagram se veulent le relais des campagnes vaccinales. « Pendant cette période, l’utilisation des réseaux sociaux par les leaders autochtones a permis d’assurer la communication au sein des communautés », décrypte Ariene Susui, journaliste autochtone. « Nous avons perdu de nombreux grands chefs, ce qui a poussé la jeunesse à reprendre le flambeau », poursuit Cristian Wari’u, du peuple Xavante, installé dans le Mato Grosso.

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« Nous avons commencé à utiliser ces plateformes pour sensibiliser à nos modes de vie, à ce que la forêt représente pour nous, à ­l’importance de la protéger », expose Raquel Tupinambá. À 32 ans, cette agricultrice dirige un programme destiné à former la relève autochtone à la communication, au sein de WWF. « C’est une corde de plus à notre arc, que les jeunes ont une facilité à prendre en main », poursuit-elle. Pour la nouvelle garde, traditions et technologies n’ont rien d’incompatible. « Ça n’est pas parce qu’on a un iPhone que l’on abandonne notre ancestralité. Cela perpétue nos identités. En envoyant des messages audios dans notre langue, en produisant des photos et des vidéos, nous constituons des archives visuelles et auditives qui protègent notre culture », revendique Cristian Wari’u.

D’égal à égal avec les ‘Blancs’ 

Les réseaux sociaux permettent l’émergence de nouveaux porte-voix de la lutte. Mais cette médiatisation peut mettre leur vie en péril. Le Brésil est l’un des pays les plus dangereux au monde pour les activistes environnementaux. Selon l’ONG Global Witness, 34 militants y ont été tués en 2022. La possibilité de divulguer des images en temps réel à un grand nombre de spectateurs peut alors constituer un gage de sécurité. « C’est une forme de protection. Nos détracteurs agissent d’une manière différente lorsqu’ils voient qu’ils sont filmés », témoigne Txai. Une sorte de garde du corps à portée de clic.

La jeune autochtone et sa mère ont été menacées de mort à maintes reprises et sont sous protection policière dans leur État de Rondônia. En mai 2023, lors d’une action contre des éleveurs illégaux, les deux femmes sont prises en otage pendant cinq heures. Txai sort indemne de cette embuscade en négociant avec ses preneurs d’otage, usant des articles de loi qu’elle connaît sur le bout des doigts grâce à son cursus en droit.

Car les autochtones brésiliens sont de plus en plus nombreux sur les bancs des universités. Droit, éducation, communication : les domaines qu’ils privilégient sont souvent en lien avec leur engagement politique. « Nous souhaitons avoir des outils professionnels pour défendre nos peuples, pour pouvoir parler d’égal à égal avec les “Blancs” », développe Cristian Wari’u. Lorsqu’il entre à l’université de Brasília, il est le seul autochtone. Aujourd’hui, ils sont une dizaine.

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Ce renouveau militant est l’occasion de mettre de nouvelles problématiques sur la table : droits des personnes LGBT+, santé mentale, etc. D’autant que les autochtones sont désormais présents dans les plus hautes sphères du pouvoir. Depuis le retour de Lula à la présidence, le Brésil compte une ministre dédiée, Sônia Guajajara. En 2022, la figure historique du Parti du travail avait fait des droits autochtones un des fers de lance de sa campagne présidentielle, invitant des jeunes activistes tels que Txai Suruí à s’exprimer lors de ses meetings. Mais, près de dix-huit mois après sa prise de fonction, le bilan de l’ex-métallo déçoit. Là où des chiffres mettent en avant la division par deux de la déforestation en Amazonie, les autochtones dénoncent une faible avancée de la démarcation de leurs terres et un ministère transformé en coquille vide par le Congrès, très marqué à droite.

La jeune génération, qui parcourt désormais la planète pour faire entendre sa voix dans les grandes conférences internationales, n’hésite pas à interpeller le chef d’État. Sur le profil Instagram de Txai Suruí, les photos d’embrassades avec Lula ont laissé place à des vidéos où elle le met face à ses promesses non tenues. « Ce que nous souhaitons, c’est être acteurs des prises de décision », assène l’étudiante en droit. Les descendants des premiers habitants du Brésil ont déjà en ligne de mire la COP 30, fin 2025, qui prendra place à Belém, aux portes de l’Amazonie. Les annonces de Lula, entre autres, devraient y être particulièrement ­scrutées.

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