Un rassemblement contre l’A69, entre détermination et espoir
Malgré l’interdiction de la manifestation contre le projet d’autoroute entre Castres et Toulouse, plusieurs milliers de militants se sont rassemblés tout le week-end dans le Tarn. Politis y était. Récit.
« Allez ! On y va ! On y va ! » D’un coup, des centaines de personnes, la plupart camouflées de K-Way noirs, déferlent d’une colline en plein milieu de la campagne tarnaise. Soudaine, cette charge est impressionnante, tant elle est pleine de vigueur et de rage. Plus bas, l’objectif est bien gardé et les affrontements vont y durer plusieurs heures.
La cible – un banc de terre battue avec une structure en béton –, est un tronçon de la future autoroute A69 entre Castres et Toulouse. Du 7 au 9 juin, à l’appel des Soulèvements de la Terre, du Groupe national de surveillance des arbres (GNSA), du collectif La Voie est libre (LVEL) et d’Extinction Rebellion Toulouse, des milliers de militants se sont retrouvés non loin du village de Puylaurens. Baptisé « Roue libre », ce week-end de mobilisation s’ancre dans un long combat contre ce projet routier, jugé « écocide » par de nombreux militants écologistes et scientifiques.
Il faut dire que ces quatre voies de bitume de 53 kilomètres vont traverser 32 cours d’eau et détruire 230 hectares de terres agricoles, d’après un rapport de l’autorité environnementale. À cela, « s’ajoutent des contournements, des zones commerciales » dénonce Étienne* (prénom modifié), jeune militant des Soulèvements de la Terre. Le lieu de campement du week-end est justement prêté par une habitante confrontée à la perte d’une partie de son terrain. « Et il ne faut pas oublier les différentes usines du chantier », relance Etienne. Pour les travaux, deux usines vont en effet produire 500 000 tonnes d’enrobé (environ 50 Tour Eiffel) nécessaires à la chaussée.
« Tout ça pour nous emmerder »
La veille de la glorieuse charge, le camp a commencé à accueillir des milliers de manifestants venus de la France entière et même plus. Au milieu des centaines de tentes qui s’entassent petit à petit, des voix s’expriment en espagnol et en italien. Dans la soirée du vendredi 7 juin, la musique tonne sous un des deux chapiteaux montés pour l’occasion pendant que la cantine et le bar ne désemplissent pas.
Le réveil est difficile. « Je n’ai quasiment pas dormi », explique un jeune homme avec un grand café à la main. Un de ses compagnons ajoute : « Ils ont vraiment foutu un bordel de fou. Tout ça pour nous emmerder. » Il faut dire que la nuit a été relativement bruyante sur le campement. Vers une heure et demie du matin, plusieurs voitures de gendarmerie sont passées très lentement avec les sirènes hurlantes, devant le camp, dans l’incompréhension générale. Pour en rajouter une couche, à quatre heures du matin, le compagnon quasi permanent des militants est revenu pointer son nez. Avec son spot lumineux, l’hélicoptère de la gendarmerie a survolé pendant plus de trente minutes les tentes, réveillant une grande partie des dormeurs et dormeuses.
« Manif’active »
Dans la matinée, après un café, environ 200 personnes partent planter des semis avec la Confédération paysanne, pendant que d’autres militants participent à des tables rondes. Vers midi, tout le monde attend le départ de la « manif’active ». Un flyer est distribué avec plusieurs questions permettant de trouver le cortège à suivre. Il y en a quatre en tout : rouge, jaune, bleu et vert.
Préparez-vous à courir et à transpirer !
Avec une heure de retard, les différentes troupes se forment. Musical et festif pour le rose, familial pour le jaune. Le cortège bleu est composé exclusivement de militants déterminés et équipés pour l’affrontement. Boucliers et cagoules, ce black bloc de plusieurs centaines de personnes est imposant. Le dernier, le vert, est largement équipé, mais plus légèrement que le bleu et semble aussi bien plus mobile. Il sera le seul à passer à travers champs dès le début. C’est le cortège que va suivre le gros de l’Observatoire toulousain des pratiques policières lié à la LDH et qui documente depuis des mois la lutte autour de l’A69. « Préparez-vous à courir et à transpirer ! », lance une voix dans un mégaphone.
« No Macadam ! » Malgré l’interdiction de manifestation, annoncée le 4 juin par Gérald Darmanin, et les stigmates des précédentes mobilisations comme Sainte-Soline, 6 000 personnes (1 500 d’après la préfecture) s’élancent en chansons et slogans. Du côté du cortège vert, le trajet est le plus difficile. À travers bois et à travers champs, le millier de militants qui le compose avancent en file. Avec un rythme soutenu, la marche se transforme en randonnée alors que le pollen fait ses premières victimes. « Ah Anti Antihistaminiques ! », scande la belle troupe, parodiant un slogan anticapitaliste bien connu. Après plus d’une heure à se frayer un chemin entre les ronces et les champs, le cortège vert, essoufflé, arrive en haut de la fameuse colline.
C’est le cortège bleu qui se fait allumer !
Au loin, vers Puylaurens, des détonations et un panache de fumée. « C’est le cortège bleu qui se fait allumer ! », crie une manifestante alors que les talkies-walkies s’allument dans tous les sens. Le temps d’un instant, ce combat distant jette un froid sur les « verts » qui y voient un futur proche. « C’est bientôt notre tour. Préparez-les banderoles et boucliers. » Une fois sur la hauteur, on retrouve le doux paysage de cette région de la France, avec, derrière la N126, les travaux de la future autoroute. « Voilà ce qu’il va se passer. On va toutes et tous foncer vers le chantier et le but va être de tenir la route au moins trente minutes, explique une personne au mégaphone avant de rassurer les troupes : « Si c’est trop chaud, on se replie ensemble sur la hauteur. »
L’assaut…
Une fois la colline dévalée, le cortège vert s’engage dans un chemin, avec, au bout, une bassine agricole. « On s’est trompé d’endroit ? On est à Sainte-Soline ? » rigolent certains. Arrivés à destination, à seulement quelques pas de la N126, de l’objectif, des cars de CRS débarquent en trombe. Il ne faut pas attendre une seconde pour que les premières grenades soient envoyées. Un autre groupe arrive à atteindre la route nationale et à poser les pieds sur le chantier de l’A69. Une barricade est montée à la va-vite, mais les CRS arrivent, des deux côtés. Repli, mais pas abandon.
« On va percer le dispositif », hurle un militant derrière une banderole, alors que l’assaut reprend de plus belle, mais cette fois-ci face aux policiers qui protègent… de la terre. Mortiers d’artifice, cocktails molotov et lance-pierres avancent en première ligne. À l’arrière, deux grandes frondes sont installées et bombardent les cars des forces de l’ordre. La réponse est directe et intense. Grenades lacrymogènes et assourdissantes pleuvent dans le champ. Les premiers blessés, côté manifestants, arrivent quand les grenades explosives tombent au milieu des blés, sans que personne sache vraiment où. Chaque détonation surprend et parfois blesse, faute d’avoir vu où la grenade est tombée.
… et le repli
Entre replis et assauts avortés, les militants reculent petit à petit hors du champ, vers des habitations et fermes, au pied de la colline. Alors que la tête du cortège est toujours dans l’affrontement, l’arrière fait la queue devant un robinet d’eau. Soudain, des cris de joie. Le cortège bleu vient de rejoindre le spectacle. Les affrontements reprennent avec encore plus d’intensité. Au même moment, la foule apprend que le cortège jaune composé de paysan.nes tente de ralentir l’arrivée des renforts policiers, en plaçant une remorque au milieu de la route. Elle ne fera pas le poids face aux blindés.
« Médics ! Médics ! »
Au milieu des affrontements une petite route est barricadée, mais les forces de l’ordre avancent encore et encore. Alors qu’il ne reste que des pierres à jeter d’un côté, les explosions s’enchaînent. Une des grenades éclate dans les pieds d’une personne qui s’effondre devant la barricade. Les gens essaient de s’enfuir, mais les grenades tombent partout.
« Médics ! Médics ! » Sous la lacrymogène et les détonations, les militants font bloc pour protéger le blessé. Les soignants accourent sans hésitation. Un premier brancard passe puis un deuxième. Des personnes sont portées et d’autres boitent en revenant de la première ligne. Au milieu de la scène, entre projectiles et cris, deux personnes, dont seuls les yeux sont visibles, s’enlacent en larme.
« On reviendra »
Les CRS maintiennent la pression sans interruption. Les militants sont forcés de reculer encore et encore. Tout le monde commence à remonter la colline mais quelques dizaines sont encore à l’affrontement. Quand une détonation fait vibrer les feuilles et voler la terre, les huées suivent. Plusieurs grenades explosent directement dans la foule spectatrice des violences. L’organisation appelle à rentrer au camp, mais certains espèrent encore réussir à percer le dispositif policier alors que deux bottes de foin sont en feu.
On a été courageux et on a surtout pris soin des uns des autres
« On a été courageux et on a surtout pris soin des uns des autres », crie une voix dans le mégaphone, maintenant, il faut rentrer toutes et tous ensemble pour se protéger. » Il faudra encore quelques minutes d’attente pour que les derniers projectiles soient envoyés et que la foule décide de rentrer « boire des coups ». Car malgré les blessés et l’échec de la prise du chantier, le moral est bon et les militants se réconfortent entre eux. « On ne pouvait pas faire plus face à leurs blindés et à leurs armes. On reviendra. » En tout, trois personnes sont évacuées et les blessés se comptent par dizaine. Chez les 1 600 membres des forces de l’ordre mobilisés, la préfecture annonce trois blessés légers, deux gendarmes et un CRS, touché par un cocktail molotov.
Retour mouvementé
Vers 19 heures, après quatre heures d’affrontements, le retour se fait sous la pluie. En traversant un jardin privé, alors que les blessés se reposent et certains attendent une évacuation, les habitants offrent de l’eau à la troupe épuisée. Un petit groupe décide de faire un détour par Terre d’Avoine, un site de Pierre Fabre qui « a soutenu activement le projet d’autoroute », d’après une enquête de Radio France. La dizaine de K-Way est vite renvoyée à coups de grenade. En fin de file se mélangent les derniers à avoir combattu, les blessés et les observateurs de la LDH.
On laisse personne derrière.
Pour éviter un barrage des forces de l’ordre, les retardataires s’attendent. « On s’attend tous, on laisse personne derrière et on passe par les bois en bloc autour des blessés pour les protéger », lance une militante de l’organisation. Pour traverser les fossés de plusieurs mètres, l’entraide fait foi. Le groupe avance lentement alors que les boucliers tiennent la position pour protéger les autres. C’est là où les derniers affrontements ont lieu.
Les détonations s’entendent jusqu’à l’entrée du camp. « Les gendarmes ont avancé vers le groupe alors celles et ceux avec les boucliers ont tenté de tenir la position avec des projectiles », explique un jeune cagoulé. Au loin, ceux qui ont avancé observent, aux jumelles, une ambulance de médics encerclés par les gendarmes. « LDH ! LDH ! », sachant qu’ils ne peuvent gagner le rapport de force, les militants appellent les observateurs à aller sur place, ce qu’ils font instantanément. Tout le monde est finalement relâché et Les Soulèvements de la Terre communiquent rapidement sur la scène : « Des médics attaqué·es par la police ! ».
Après l’effort…
Une fois les retardataires arrivés, c’est le moment de souffler. La tente des médics est pleine. Dans la soirée, plusieurs véhicules de pompiers viennent directement sur le campement. De l’autre côté du terrain, les pétards et feux d’artifices restants sont allumés au grand dam de certain·es. « Pourquoi ils font ça ?!, s’énerve une jeune femme avant de rajouter entre deux sursauts, on a déjà eu assez d’explosions comme ça pour la journée, il y a des gens qui sont en panique, là ! » Au bar, la file est sans fin. « On l’a bien mérité », entend-on. Alors qu’un grand feu est allumé, certains en profitent pour détruire les preuves des affrontements, en jetant dans les flammes leurs casques, gants et autres protections. D’autres font sécher leurs vêtements, encore trempés par l’averse.
La soirée continue jusqu’à trois heures du matin, avec plusieurs concerts. L’hélicoptère ne fera vibrer les tentes que vers neuf heures alors que les petits yeux commencent à s’ouvrir. Avec des orages prévus toute la journée, le camp se vide rapidement et tout le monde se félicite de cette mobilisation. Entre nouvelles amitiés, plaies pansées et boue sur les chaussures, les milliers de militants se quittent progressivement, plus déterminés que jamais contre cette autoroute tant décriée. « No Macadam ! »