À gauche, face au RN, une nécessaire remise en question stratégique

La relative victoire du Nouveau Front populaire aux élections législatives ne doit pas masquer un constat inquiétant. Le Rassemblement national continue de progresser et de s’ancrer. Pour contrer cette hausse, la gauche a tout intérêt à s’implanter localement dans les zones rurales. Pas simple.

Hugo Boursier  et  Pierre Jequier-Zalc  • 17 juillet 2024 abonné·es
À gauche, face au RN, une nécessaire remise en question stratégique
Affiches électorales à Belleville-sur-Vie, en mai 2024.
© Mathieu Thomasset / Hans Lucas / AFP

« On n’aura pas de seconde chance. » Cyrielle Chatelain, présidente du groupe des Écologistes à l’Assemblée nationale, a tiré, la semaine dernière, dans nos colonnes, le signal d’alarme. Grâce à une mobilisation historique et à un front républicain, le pire a été évité. Le Rassemblement national, à qui les sondages promettaient une victoire, n’a finalement pas obtenu de majorité au Palais-Bourbon. Pourtant, loin d’une défaite en rase campagne, ce résultat ne doit pas masquer une nouvelle nette progression de l’extrême droite. De 89 à 143 députés en deux ans. Surtout, le RN s’implante de plus en plus dans nombre de territoires historiquement de gauche, souvent ruraux et populaires.

Spatialiser le vote, c’est occulter des enjeux sociaux beaucoup plus forts en termes d’inégalités et de différences de classes.

B. Coquard

Comment faire, alors, pour contrer cette progression ? Cette question, plus que jamais centrale, déchire aujourd’hui la gauche. Pour caricaturer, on a d’un côté la stratégie portée par Jean-Luc Mélenchon, consistant à concentrer davantage les efforts sur les quartiers populaires, les abstentionnistes et une jeunesse plutôt diplômée ; de l’autre celle de François Ruffin, qui souhaite faire refluer le RN dans des territoires populaires plus ruraux, en axant son discours sur le travail et les classes ouvrières, quitte, parfois, à éluder d’autres sujets.

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Pourtant, ces deux stratégies, seules, sont dans l’impasse. « Les résultats du 7 juillet posent une vraie question à la gauche. D’un côté, les ‘fâchés’ ont continué à voter facho. De l’autre, la forte participation a plutôt bénéficié au RN, allant à l’encontre d’une ‘armée de réserve’ de gauche dans la population habituellement abstentionniste. Donc maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? » s’interroge Thibault Lhonneur, conseiller municipal à Vierzon et coauteur, pour la Fondation Jean-Jaurès, de l’enquête « Faire campagne en sous-préfecture ».

Le sociologue Benoît Coquard, auteur de Ceux qui restent (La Découverte, 2019), réfute l’idée d’une « fracture territoriale ». « Spatialiser le vote, c’est selon moi occulter des enjeux sociaux beaucoup plus forts en termes d’inégalités et de différences de classes », souligne-t-il dans une interview accordée à Society. Il conclut en affirmant qu’« on ne vote pas RN seulement parce qu’on est rural, mais disons qu’on a plus de chances d’être rural si on appartient aux classes populaires ».

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Pourtant, c’est bien cette opposition entre villes et campagnes qui aujourd’hui anime le débat public et la gauche. Une opposition qui sert avant tout le discours des médias d’extrême droite. Une « construction », selon Salah Amokrane, militant toulousain de l’Assemblée des quartiers. « Ce duel me paraît fabriqué de toutes pièces. On crée des frontières là où il n’y en a pas », explique cette figure des quartiers populaires. Et Salah Amokrane de prendre l’exemple des lycées professionnels pour désigner un endroit, parmi d’autres, dans lequel les habitants populaires des zones rurales et ceux des métropoles convergent. Preuve qu’il y a un destin partagé, souvent traversé par des difficultés semblables : travail, éducation, logement.

Priorité aux quartiers populaires

S’il y a bien des passerelles communes, force est de constater que le succès à gauche se trouve du côté des quartiers populaires. Pour l’expliquer, c’est à l’un des contributeurs de cette stratégie qu’il faut poser des questions. Le député de Seine-Saint-Denis Éric Coquerel tient d’abord à ne pas laisser fleurir le discours selon lequel La France insoumise aurait tourné le dos à la campagne. « Il n’a jamais été question de se tourner exclusivement vers les quartiers populaires. Mais plutôt d’y aller prioritairement », nuance celui qui a été élu dès le premier tour des législatives, à plus de 65 %.

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À partir de là, Éric Coquerel est très clair. « Pourquoi les quartiers ? D’abord, parce qu’on y avait des élus. Ensuite, parce que les habitants vivent toutes les inégalités. Enfin, parce que ces habitants sont très jeunes », énumère-t-il. « Il y a une question d’efficacité, analyse Thibault Lhonneur, c’est beaucoup plus facile d’être élu dans ces territoires, et donc d’obtenir rapidement des postes à forte visibilité. Cela compte dans la stratégie des partis politiques. » Le but pour le député de la Seine-Saint-Denis ? « Avoir un levier suffisamment puissant pour créer un rapport de force » et générer un important « potentiel militant ».

Les gens vivent une réalité qui n’existe qu’à la télévision. 

É. Coquerel

Ça, c’est la théorie. Dans la pratique, la gauche a deux ­faiblesses de taille. La première, c’est qu’elle ne dispose pas, ou plus, de militants implantés localement dans une grande partie des zones rurales. Cet inconvénient révèle, en miroir, l’absence de « liens sociaux associatifs, collectifs ou partidaires qui, eux, sont très forts dans certains quartiers populaires », selon Éric Coquerel.

Porte à porte Essonne législatives Nouveau Front populaire
Porte à porte dans l’Essonne en faveur du Nouveau Front populaire, avant le premier tour des législatives. (Photo : Pauline Migevant.)

La conséquence, et c’est la deuxième lacune de la gauche, c’est que « le lien social vers l’extérieur est phagocyté par les médias d’extrême droite ». Dans ce match télévisuel, l’adversaire semble trop fort. CNews, BFMTV, Europe 1, Le JDD, Le Figaro : les chaînes d’info en continu et la presse de milliardaires imposent au quotidien leur grille de lecture. « Si vous n’avez pas de structures militantes fortes qui constituent un antidote à cette propagande inédite, c’est impossible. Les gens vivent une réalité qui n’existe qu’à la télévision. »

Un argument parfois un peu facile, qui oublie que, si certaines personnes sont réceptives aux médias d’extrême droite, c’est aussi parce qu’aucun contre-discours ne leur est proposé depuis longtemps. Et que, comme le rappelle Benoît Coquard, les facteurs de sociabilité sont beaucoup plus déterminants que les médias, à l’instar de ceux qu’il appelle les « notables locaux », dont la voix porte, et qui ont basculé vers le parti à la flamme.

S’investir localement

Pourtant, ne pas réussir à parler à toute une frange des classes populaires pour qui la gauche, aujourd’hui, est invisible ou presque, c’est l’assurance de voir, rapidement, le RN arriver au pouvoir. Inverser la tendance est donc, plus que jamais, une nécessité. Et la tâche est immense. Elle sera forcément laborieuse. Mais des pistes existent. En premier lieu, sur l’investissement local de la gauche dans ces territoires.

On a décidé de faire des professions de foi très locales.

M. Pochon

Un bon exemple pourrait être celui de la députée écologiste de la troisième circonscription de la Drôme, Marie Pochon. Avec 56,6 % des suffrages au second tour, elle a recueilli 14 000 voix de plus qu’en 2022, où elle avait mis fin au règne du centre et de la droite dans la circonscription. Sa recette ? Un discours basé sur les problématiques locales : l’accès aux soins, le retour des services publics, l’accès au logement dans une circonscription où les résidences secondaires et les Airbnb fleurissent. « On a décidé de faire des professions de foi très locales, en adaptant ce que proposait le programme du NFP aux problématiques de ma circonscription », explique l’élue. Au second tour, elle va même plus loin, réalisant sept tracts différents. Un selon chaque communauté de communes où ils seront distribués.

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Mais l’investissement local passe aussi par les thématiques abordées. C’est ce que soutient, en tout cas, Thibault Lhonneur dans son enquête sur la campagne des législatives de 2022 de 103 candidats Nupes dans les territoires des sous-préfectures. « Le problème, ce n’est pas ce qu’on dit, ni comment on le dit. Le problème, c’est ce qu’on ne dit pas », assure le conseiller municipal. Une manière, en creux, de répondre à François Ruffin, qui a beaucoup critiqué, ces derniers jours, le « ton » insoumis. Pour le Vierzonnais, le vrai problème réside plutôt dans l’absence quasi totale de discours et de propositions politiques sur de nombreux sujets quotidiens dans ces territoires ruraux et populaires. « Que propose la gauche sur la voiture ? Sur l’aménagement du territoire ? Sur la désertification des petits centres-villes ? Sur la culture dans ces espaces ? Rien », regrette-t-il.

Il faut changer la vie des gens, concrètement, en gagnant des victoires locales, et en les informant au mieux.

L. Lapray

D’une certaine manière, cela reviendrait à faire exactement ce que La France insoumise a su faire dans de nombreux quartiers populaires, en parlant, justement, des préoccupations des habitants tout en leur offrant un débouché politique. Mais pour faire cela dans les territoires ruraux et populaires, la tâche s’annonce plus ardue. Déjà parce que la gauche n’existe, parfois, presque plus. Et, surtout, car le RN s’y est installé et compte bien y rester.

Mobiliser la société civile

La seule solution, c’est donc la plus évidente. Mais pas la plus simple à mettre en application : le travail de terrain. Comme l’a fait, par exemple, François Ruffin, qui, depuis des années, investit toutes les luttes locales de sa circonscription. Une implantation qui, forcément, aide durant la campagne électorale. D’autant que plusieurs centaines de militants sont venus en renfort pour l’aider à quadriller son territoire. Un chiffre très important alors que, selon l’étude de la Fondation Jean-Jaurès, les 103 candidats de la Nupes étudiés en 2022 ne disposaient que de 12 militants quotidiens en moyenne.

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Cependant, a contrario de 2022, ces élections anticipées de 2024 ont largement mobilisé la société civile, qui, face au danger du RN, a bien plus investi le terrain. Convois de la victoire pour envoyer des militants dans des circonscriptions serrées, phoning massif, porte-à-porte géants, etc. Autant d’initiatives extérieures aux partis politiques qui ont marqué cette campagne express. « J’ai eu près de 1 000 personnes pour m’aider dans ma campagne, ce qui équivaut à un chiffre de candidat urbain », se félicite Marie Pochon. « Il faut que les partis se rendent compte du rôle que l’on a eu et de l’importance que cela a », remarque Lumir Lapray, activiste au sein de collectifs citoyens qui ont activement participé à la campagne sur le terrain, notamment dans des milieux ruraux, comme chez elle, dans l’Ain.

Tractage Nouveau Front populaire Oise législatives Amadou Ka
Amadou Ka, ex candidat LFI-NFP dans la 3e circonscription de l’Oise, et Magali, une des organisatrices de sa campagne, à Précy-sur-Oise, avant le second tour des législatives. Pendant cette campagne express, les militants de gauche ont tracté intensivement. (Photo : Pierre Jequier-Zalc.)

Le risque, en effet, est que ces personnes – souvent issues des grandes métropoles – venues pour les trois semaines de campagne repartent. « Il y a aussi une forme de condescendance à penser que les milieux populaires ne sont jamais tout à fait sûrs de leur vote et qu’il suffirait de les convaincre à coups de deux ou trois arguments », souligne dans Society Benoît Coquard. Ce qui serait, pour Lumir Lapray, dramatique. « Il faut changer la vie des gens, concrètement, en gagnant des victoires locales, et en les informant au mieux, par un important travail de terrain », assure-t-elle.

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La clé ? Les moyens financiers. « Pour faire ce travail, on va avoir besoin de ressources. On ne peut pas faire ça gratuitement 18 heures par jour. Or cela va prendre du temps et de l’investissement. Il faut que les partis le reconnaissent », souffle l’activiste. Thibault Lhonneur conclut : « L’argent succède à une volonté politique. Aujourd’hui, il n’y a pas de volonté politique. » Pourtant, alors que le RN a gagné plus de la moitié de ses nouveaux députés dans des circonscriptions avec une sous-préfecture (de 45 à 78 entre 2022 et 2024), cette volonté politique est d’un point de vue moral – représenter les classes populaires – comme stratégique – battre le RN en 2027 – plus urgente que jamais.

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