Argentine : braver la haine

La mise en œuvre du programme de Javier Milei a engendré des milliers de licenciements et une augmentation de la pauvreté. Cette violence sociale s’est doublée d’attaques contre les journalistes, les syndicalistes, les féministes. Des foyers de résistance s’organisent.

Eva Tapiero  • 24 juillet 2024 abonné·es
Argentine : braver la haine
Manifestation en soutien à l’agence Télam, fermée par le pouvoir, à Buenos Aires, le 20 avril 2024.
© Luciano Adan Gonzalez Torres / Anadolu / AFP

De grandes tentes de toile blanche, bleue et noire s’étendent sur plusieurs mètres avenue Belgrano et rue Bolivar, à Buenos Aires. Le campement a pris forme début mars 2024, quelques jours après l’annonce par Javier Milei de la fermeture de Télam, principale agence de presse d’Amérique latine, et la seconde hispanophone dans le monde. Lors d’un discours devant les députés, le président élu fin 2023 justifie sa décision par son obsession : la réduction des dépenses publiques.

Il accuse au passage l’organe de « propagande kirchneriste » – une référence à Néstor et Cristina Kirchner, deux anciens dirigeants du pays, de centre gauche. Une sortie qui donne le ton de son mandat, caractérisé par des discours de haine contre les voix dissidentes. À chaque catégorie correspond une insulte ou un sobriquet péjoratif : les fonctionnaires sont des ñoquis (« payés à ne rien faire » en argot argentin), les journalistes des « vendus ».

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Dès lors, rien d’étonnant à ce que le chef de l’État s’en prenne à l’agence de presse nationale. Le site internet de Télam affiche désormais un laconique « La page que vous essayez de voir est en reconstruction », et un dispositif policier s’est déployé devant ses bâtiments dans la capitale argentine, empêchant tout accès. Les centaines d’employés sont depuis dans l’expectative. Fernando Faia était chez lui lorsqu’il a appris la nouvelle. Journaliste depuis plus de trente ans, il est rédacteur en chef de la rubrique sport.

Ayant fait toutes ses armes chez Télam, il connaît bien la maison, suffisamment pour savoir que les tentatives de fermeture, « il y en a eu d’autres ». Cette fois, « quelques rumeurs circulaient, mais je n’étais pas certain que ce soit réel, donc j’ai quand même été surpris », avoue-t-il. Rapidement, les travailleurs et les travailleuses décident de s’organiser. «À partir du lundi suivant l’annonce, ma mission et celle de beaucoup de mes camarades étaient de réfléchir à la lutte pour contrer cette décision, détaille le journaliste. Résister est une responsabilité morale pour moi. Baisser la tête, ce n’est pas mon truc. »

Et cette résistance commence en faisant le pied de grue devant les anciens locaux. Le campement est occupé jour et nuit par les employés, qui se relaient. «Pour dire que nous sommes là et n’abandonnons pas nos postes de travail, quand bien même ils sont à l’extérieur », poursuit Fernando. Sous la toile, quelques tables sont installées, un peu de café et de maté traînent çà et là : de quoi recevoir aussi les citoyens de passage qui viennent apporter leur soutien.

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Dans ce décor de bric et de broc, les journalistes continuent d’exercer leur métier tant bien que mal. Ils ont mis en place leur propre site internet et une page Instagram sur lesquels ils publient le contenu produit. «Bien sûr, ce n’est pas comme avant, mais c’est notre façon de dire que nous sommes toujours des journalistes et d’expliquer à la société que l’on continue à l’informer. Cela nous permet aussi de visibiliser la lutte. »

Les discussions n’ont pas cessé avec le représentant du gouvernement, alors Fernando continue d’aller « au travail » en gardant espoir, «avec la certitude que tout a un début et une fin, en essayant de convaincre et de m’autoconvaincre que cette issue sera favorable». Difficile de savoir ce qu’il adviendra de Télam, tant les professionnels des médias semblent être dans le viseur du pouvoir. Lucas Pedulla travaille pour Lavaca, une organisation indépendante. Il collabore à la revue de l’association, MU, et a fait les frais de cette politique violente.

Blessé lors des manifestations contre la ley de bases – cette loi qui donne à Javier Milei des pouvoirs extraordinaires pendant un an –, il insiste : « Lorsque l’on regarde la liste des victimes et qu’on voit qu’un tiers d’entre elles travaillent dans le secteur de la presse, il est clair que ces personnes sont ciblées par le gouvernement. » Et ce ne sont pas les seules.

Femmes et minorités de genre en première ligne

Dans une vidéo devenue virale, Javier Milei, alors candidat, arrache des post-it sur lesquels figurent les noms des ministères. « Ministère de la Culture, afuera [“dehors”], ministère du Droit des femmes, afuera », hurle-t-il en ôtant les bouts de papier. Son rêve s’est réalisé : le ministère des Femmes, des Genres et des Diversités n’existe plus. Avec son élimination, les politiques publiques incluant une perspective de genre ont été supprimées. Quant au droit à l’avortement récemment gagné, s’il n’est pas aboli, il est remis en cause, le chef de l’État s’étant personnellement déclaré contre.

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«Nous n’avons pas été surpris par les mesures », assure Clarisa Spataro, chargée des questions de genre et de diversité sexuelle à l’Association des travailleurs d’État (ATE, syndicat des fonctionnaires publics), à Buenos Aires. L’étonnement vient «de la rapidité et de la cruauté avec lesquelles tout ceci se passe », poursuit-elle. Quand on lui demande ce qui a changé depuis l’élection de Milei, elle marque une pause : «Tout a changé, parce que ce gouvernement a choisi comme ennemis principaux l’État et les politiques de genre et de diversité sexuelle. Notre syndicat est la somme des deux. »

Alors, depuis sept mois, l’organisation ne chôme pas, ses membres sont de toutes les marches, ils participent aux mobilisations pour exiger l’arrêt des licenciements et du démantèlement de l’État. «Nous sommes allés au Congrès pour exposer la gravité de l’élimination pure et simple des politiques publiques et dénoncer les centaines de licenciements. » Le syndicat s’est aussi lancé dans la bataille juridique pour faire réintégrer les personnes dont le licenciement contrevient à la loi imposant le quota de 1 % de personnes trans.

Nous sommes des centaines de milliers contre les mesures que prend Milei.

Clarisa

« Nous devons penser qu’un jour ce cauchemar va cesser et, à ce moment-là, il faudra pouvoir offrir au peuple et à nous-mêmes des alternatives politiques possibles », dit Clarisa, en se projetant sur le long terme. Ce qu’elle attend maintenant ? «Que le peuple se réveille. » Pour la syndicaliste, «soit la bataille est collective, soit c’est la défaite qui nous attend ». Elle prend l’exemple de la grève générale du 1er Mai et insiste sur la nécessaire convergence des luttes, afin de « démontrer que nous sommes des centaines de milliers contre les mesures que prend Milei ».

La nécessité du collectif

Dans l’immédiat, on est loin du soulèvement de décembre 2001 qui avait conduit à la démission du gouvernement et du président. Emilio Cafassi, professeur de sociologie à l’université de Buenos Aires (UBA), est l’auteur d’un ouvrage centré sur cette mobilisation massive (1) durant laquelle la consigne « Que se vayan todos » (2) était scandée, « accompagnée de concerts de casseroles ». Des assemblées de quartier avaient alors vu le jour. Depuis l’élection de Milei, ces asambleas ont repris du service. Pour le sociologue, elles ont vocation, comme celles d’antan, à «appuyer les processus de lutte et de résistance aux dynamiques capitalistes néolibérales et à l’autoritarisme répressif ».

1

Olla a Presión : cacerolazos, piquetes y asambleas sobre fuego argentino, Universidad de Buenos Aires, 2002.

2

« Qu’ils s’en aillent tous ».

Pour l’instant, ces réunions citoyennes restent «numériquement minoritaires et marginales » et ne remettent pas « en cause la légitimité de la représentation», relève Emilio Cafassi. Mais, selon lui, « l’explosion sociale » est possible au vu de «l’ampleur et de la magnitude de l’attaque des intérêts populaires par le gouvernement de Milei». Dans ce cas, « si une telle rébellion avait lieu », il souligne la nécessité de pouvoir compter sur cet « espace organisé déjà construit ».

En attendant la mobilisation générale, les asambleas se réunissent dans les quartiers urbains. À Buenos Aires, ­Fernando Pettersson se joint à celles de plaza Almagro tous les samedis. Nombre de ses amis ont perdu leur travail et le climat général le déprimait. Avec sa compagne, ils cherchaient un «soutien, pour ne pas se sentir seuls au milieu de ce contexte». Depuis qu’il participe, il «va mieux» car il a pu se rendre compte que «tout le pays n’a pas été colonisé par cette folie ».

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Les activités des assemblées sont variées et vont de projets «culturels ou artistiques» à la participation aux diverses marches et manifestations en passant par des «achats en groupe pour faire face à l’augmentation du coût de la vie», ou encore à l’organisation d’une soupe populaire pour les personnes vivant dans la rue et « persécutées par ce gouvernement», précise Fernando. «Je résiste pour dire à mes enfants que je ne faisais pas partie de la destruction de mon pays et qu’il y avait des gens qui ne se sont pas laissé séduire par l’hystérie collective que nous vivons. Pour moi, résister, c’est exister. »

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Publié dans le dossier
Un monde de résistances
Temps de lecture : 8 minutes

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