Avignon « in » : quand les cauchemars deviennent réalité

Avec Absalon, Absalon ! de Séverine Chavrier et Dämon d’Angélica Liddell, le théâtre s’affirme comme lieu de bruit et de fureur refermé sur lui-même et peu porteur de pensée. Loin des valeurs de service public prônées par le directeur du Festival.

Anaïs Heluin  • 2 juillet 2024 abonnés
Avignon « in » : quand les cauchemars deviennent réalité
La terreur de la mort et de la déliquescence dont nous fait part Angélica Liddell est trop égotique pour toucher les spectateurs qui ne font pas déjà partie de ses fidèles.
© Christophe Raynaud de Lage

Jusqu’au 21 juillet,  festival-avignon.com

« Mobilisation. No pasaran ». « La culture contre le racisme et pour le progrès social ». Tendues devant la façade du Palais des papes, deux fines banderoles affichent ces mots, signés respectivement par le ­Festival ­d’Avignon et la CGT Vaucluse. Avancée de quelques jours du fait des Jeux olympiques et paralympiques de Paris, la 78e édition de la grande manifestation théâtrale s’apprête à commencer. Un groupe plutôt éparpillé se forme peu à peu au pied des slogans en réponse à l’appel de l’intersyndicale, en dépit de la trêve électorale.

En ce début d’après-midi du 29 juin, veille du premier tour des législatives anticipées, la menace de l’arrivée au gouvernement du Rassemblement national est pourtant sur toutes les lèvres. Une peur qui se concrétise avec les résultats du premier tour, confirmant les alarmantes prévisions des sondages en faveur du parti de Jordan Bardella et de Marine Le Pen et les craintes souvent exprimées en ce sens par Tiago Rodrigues, à la tête du festival depuis 2022. Son annonce, après la tombée des résultats, de la tenue d’une « Nuit d’Avignon » dans la soirée du 4 au 5 juillet confirme son désir de défendre les valeurs du service public et de la culture.

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Faisant régulièrement référence à la fondation de l’événement théâtral par Jean Vilar, à son lien direct avec la Seconde Guerre Mondiale, dont il devait contribuer à réparer les dégâts immenses, le directeur actuel n’a de cesse de répéter l’urgence de faire barrage à l’extrême droite. Il annonçait par exemple, dans un entretien au Monde daté du 16 juin, qu’il refuserait de coopérer avec le RN si celui-ci arrivait au pouvoir, en précisant que ce scénario catastrophe n’impliquerait pas sa démission, le festival n’étant – en tant qu’association – pas sous la tutelle de l’État. On a aussi pu lire sa détermination à faire d’Avignon un « festival de résistance » dans le cas où ce séisme aurait lieu. 

Scepticisme

Après les deux spectacles d’ouverture du cru 2024 et la création du directeur lui-même, dont nous parlerons dans le prochain numéro, ce type de déclaration ne peut hélas être accueilli au mieux qu’avec scepticisme. Aussi bien Absalon, Absalon ! de Séverine Chavrier que Dämon. El funeral de Bergman d’Angélica Liddell donnent en effet au préambule de cette édition un visage bien peu tourné vers l’extérieur. Si ce visage est sombre, peuplé de cauchemars et de peurs, ceux-ci sont très peu reliés au présent et à ses injustices sociales, auxquelles Tiago Rodrigues dit pourtant vouloir connecter étroitement la grande manifestation qu’il orchestre.

La première pièce, présentée à La FabricA, où s’invitent toujours les créations parmi les plus amples du festival, s’inspire pourtant d’un roman dont la forme très moderne pour son époque – il est écrit en 1936 – est brillamment mise au service d’une exploration des violences dans le sud de l’Amérique pendant la guerre de Sécession. L’œuvre de Faulkner offre au lecteur un espace d’imaginaire, presque de cocréation, que la pièce de Séverine Chavrier échoue à ouvrir à son spectateur. Lequel a tout intérêt, pour entrer un minimum dans les affres de la maison Sutpen décrites par l’écrivain à travers les voix de quatre narrateurs de générations et d’origines différentes, à réviser quelque peu son Faulkner.

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La relation de la metteuse en scène à Absalon, Absalon ! manque de la clarté nécessaire pour permettre au public de partager son voyage personnel au cœur de l’univers faulknérien. En remplaçant la langue très singulière de l’auteur par des paroles beaucoup plus quotidiennes et actuelles, que l’on devine écrites à partir d’un travail de plateau, Séverine Chavrier pose entre elle et Faulkner une distance à laquelle ne prépare guère son titre. Son choix de donner la parole à Thomas Sutpen (Laurent Papot), alors qu’il n’existe dans l’œuvre littéraire qu’à travers les récits de celles et ceux qui l’ont connu ou ont hérité de son histoire, n’est porteur d’aucun sens qui ne serait évident dans le roman, bien au contraire.

L’idéal démocratique formulé par Tiago Rodrigues n’est guère au rendez-vous.

En invitant les comédiens à s’approprier le texte, l’artiste fait de la fausse polyphonie faulknérienne – tous les narrateurs s’y expriment de façon assez similaire, dans un flux très peu naturaliste constitué d’incessants ressassements et reformulations – une partition vraiment hétérogène mais assez uniforme dans sa pauvreté de style autant que de pensée. L’ajout de nombreux éléments étrangers au roman, telles de la danse urbaine et des scènes de groupe où une jeunesse d’aujourd’hui fait la fête et brasse quelques idées politiques, vient encore brouiller le parcours de Sutpen, dont le projet de créer une plantation et d’y installer une dynastie pérenne n’est alors accessible qu’à une poignée d’initiés. Cela malgré un superbe travail scénographique qui tente de nous immerger dans une atmosphère cauchemardesque, hallucinée.

L’idéal démocratique formulé par Tiago Rodrigues n’est guère au rendez-vous. Il l’est encore moins chez Angélica Liddell, programmée dans le lieu hautement symbolique qu’est la cour d’honneur du Palais des papes, dont l’entrée a été débarrassée le 29 au soir de la banderole évoquée plus tôt. Familière du festival pour y être déjà venue à pas moins de neuf reprises présenter ses créations provocatrices dont elle est invariablement la pièce maîtresse, l’Espagnole laissait entrevoir dans l’entretien réalisé pour Avignon la possibilité d’une petite ouverture à d’autres cérémonies et sujets que les siens. Les premières minutes de Dämon. El funeral de Bergman vont dans ce sens : la lente traversée par un homme en tenue papale du plateau nu – à l’exception de quelques bidets et urinoirs – convoque le passé du lieu.

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Les funérailles promises par Angélica Liddell, pense-t-on aussi, se préparent. L’entrée en scène de la performeuse ne tarde pas à nous détromper. Habillée d’une tenue immaculée laissant entrevoir son sexe qui restera à vue pendant la quasi-totalité du spectacle, la voilà qui entame un monologue aussi enragé que tous ceux dont elle a déjà pu gratifier ses spectateurs. La promesse de l’enterrement du réalisateur suédois, dont celui-ci aurait lui-même écrit le scénario dans son testament, s’éloigne.

Litanie de grossièretés

Pour tirer à hue et à dia sur le genre humain dont elle semble ainsi s’exclure, Angélica Liddell commence par s’acharner sur une cible qu’elle attaquait déjà dans sa pièce précédente, Liebestod. El olor a sangre no se me quita de los ojos (2021) : les critiques de théâtre. Citer des passages d’articles négatifs ne suffit pas à celle qui s’autoproclame ainsi génie incompris : elle nomme les journalistes et va jusqu’à insulter personnellement l’un d’eux, se vautrant dans une litanie de grossièretés. Cela après avoir jeté sur le mur du Palais des papes l’eau souillée par une toilette intime dont elle a fait profiter toute l’assistance – une autre des multiples choses déjà faites ailleurs par elle et par d’autres qu’elle reprend ici sans même chercher à en renouveler l’approche.

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En s’en prenant à ceux dont la profession est d’écrire sur le théâtre, sans manquer d’égratigner le public, Angélica Liddell limite la portée de son assaut à ce même milieu dont elle dénonce pourtant la propension à l’entre-soi. Bergman a bon dos. Après avoir été cité quelques fois pour la forme, il n’apparaît vraiment – dans un cercueil – qu’à la toute fin de la pièce, après une sorte de rituel où des figurants âgés en fauteuil roulant se voient offrir par de jeunes actrices du Théâtre royal de Suède le spectacle de leur beauté dénudée. La peur de la mort, la terreur de la déliquescence dont nous fait part l’Espagnole est trop égotique pour toucher qui ne fait déjà partie de ses fidèles. On en sort attristé, surtout en des temps où le collectif s’impose comme rempart au péril qui va planer sur l’ensemble du festival, et au-delà.

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Théâtre
Temps de lecture : 7 minutes