« El Profesor », la philosophie en héritage

María Alché et Benjamín Naishtat racontent un épisode charnière dans la vie d’un universitaire en Argentine.

Christophe Kantcheff  • 2 juillet 2024 abonné·es
« El Profesor », la philosophie en héritage
Le film porte un regard sur les méfaits de l’ultralibéralisme tout en s’adressant à un large public.
© Unifrance

El Profesor / María Alché et Benjamín Naishtat / 1 h 50.

En faisant son footing, le professeur Caselli est pris d’une crise cardiaque et meurt. Éminemment respecté, il occupait la chaire de philosophie de l’université de Buenos Aires, pour laquelle il va falloir trouver un remplaçant. Deux candidats sont en lice, deux vieilles connaissances de la faculté qui se sont depuis longtemps perdues de vue. L’un se distingue dès les funérailles : Rafael (Leonardo Sbaraglia). Il ne fut l’étudiant de Caselli que brièvement, puis il est parti faire une belle carrière en Allemagne, mais, sans vergogne, il prend part aux hommages au défunt, en citant Kant dans le texte.

L’autre est le héros du film, Marcelo (Marcelo Subiotto). Celui-là, d’une personnalité discrète, s’est toujours tenu dans l’ombre du maître, fut son loyal second. Le film montre aussi combien Marcelo est un gaffeur, peu à l’aise dans la vie, sa maladresse entraînant des situations comiques. Aux obsèques, alors qu’il aurait été l’un des plus légitimes à prendre la parole, il ne dit mot.

Dyptique évolution/fidélité

Il n’est pas non plus un homme d’engagements. Quand une étudiante vient haranguer sa classe sur la nécessité d’agir face aux mesures injustes prises par le gouvernement, il reste impassible alors qu’il vient de parler de Rousseau et de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Au contraire de sa femme, une avocate, qui défend des salariées en lutte dans une entreprise que celles-ci ont reprise en coopérative. Mais avec le décès de Caselli, Marcelo se retrouve malgré lui en première ligne. Les proches du professeur disparu ne comprendraient pas qu’il ne pose pas sa candidature pour lui succéder.

María Alché et Benjamín Naishtat, coréalisateurs d’El Profesor, ont décidé à bon escient de faire de Marcelo et de Rafael des professeurs de même qualité. Ce sont leurs personnalités et leurs usages de la philosophie qui diffèrent. Rafael est plus ludique, plus brillant, plus moderne. Marcelo développe des réflexions générales. Sa position, alors qu’il a perdu son mentor, est un des points passionnants du film. Dans sa volonté de lui rester fidèle, de perpétuer son enseignement, ne se condamne-t-il pas à se fermer à ce qui pourrait bousculer ses partis pris ?

El Profesor dresse le portrait subtil d’un personnage en mouvement et traite des situations avec intelligence.

Question universelle se posant à chaque fois qu’est en jeu le diptyque évolution nécessaire/fidélité à un héritage intellectuel ou spirituel. On le voit notamment refuser avec une légère condescendance, au moins dans un premier temps, l’invitation d’une professeure bolivienne, d’appartenance autochtone, à intervenir dans son pays, à l’université publique d’El Alto, dont on imagine que les références philosophiques ne sont pas aussi classiquement européennes que celles de Marcelo.

Signes avant-coureurs

Pourtant, l’intense attachement qu’il porte à Caselli donne lieu à une scène très émouvante. La veuve du défunt a donné à Marcelo comme ultime et précieux cadeau le dernier carnet de son mari. Quand il l’ouvre, Marcelo, qui manifeste peu ses émotions d’ordinaire, est soudain au bord des larmes. L’acteur, Marcelo Subiotto, tout en nuances, est impeccable dans le doux burlesque comme dans l’émotion.

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María Alché et Benjamín Naishtat ont écrit le scénario d’El Profesor trois ans avant l’arrivée au pouvoir du populiste d’extrême droite Javier Milei (voir ce qu’en disait la codirectrice du Festival de cinéma de La Rochelle, Sophie Mirouze, dans ces colonnes la semaine dernière). Cependant, ce qu’ils montrent de la société argentine porte des signes avant-coureurs de cette catastrophe électorale. Sur l’appauvrissement général, par exemple. Y compris des enseignants à l’université. Non seulement leurs salaires ne sont pas versés, mais quand ils le sont, ils ne suffisent pas. Ainsi, pour arrondir ses fins de mois, Marcelo donne des cours privés à une très vieille bourgeoise qui n’y comprend mais et pique du nez quand il lui cause Nietzsche ou existentialisme.

El Profesor dresse le portrait subtil d’un personnage en mouvement et traite des situations avec intelligence, il porte un regard sur les méfaits de l’ultralibéralisme tout en s’adressant à un large public. Autant dire qu’il réunit beaucoup de qualités.

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Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes