« Les comédies musicales qui m’ont marqué ont un arrière-fond politique »
Récompensé de deux prix à Cannes, Emilia Pérez est une comédie musicale enthousiasmante se déroulant au Mexique où Jacques Audiard mêle transidentité, narcotrafic et recherche des disparus.
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Emilia Pérez / Jacques Audiard / 2 h 10 / en salle le 21 août.
D’une originalité folle et suscitant un grand enchantement, Emilia Pérez est une comédie musicale sur fond de thriller. Quatre splendides comédiennes, Karla Sofía Gascón, Zoe Saldaña, Selena Gomez et Adriana Paz, incarnent des femmes de caractère au long d’une intrigue inouïe : le chef d’un cartel de narcotrafic, Manitas, devient une femme, Emilia, désirant changer radicalement de vie (Karla Sofía Gascón interprétant les deux rôles). Avec les apports artistiques de Camille et de Clément Ducol pour les chants et la musique, et de Damien Jalet pour les chorégraphies, Jacques Audiard s’est lancé dans un genre qu’il n’avait pas encore abordé, ce qui lui a valu à Cannes le prix du jury et le prix d’interprétation féminine pour ses quatre actrices. Rencontre avec un cinéaste multitalentueux.
Nous éprouvons beaucoup de plaisir devant Emilia Pérez. En avez-vous ressenti vous-même à le fabriquer, bien qu’il ait demandé un long travail de préparation ?
Jacques Audiard : Ce n’est pas la même chose sur tous les films. Par exemple, le tournage des Frères Sisters (2018) était lourd et dur, j’y ai pris peu de plaisir. Celui d’Emilia Pérez fut lourd et lent, mais j’ai pris du plaisir tous les jours. Parce que j’avais une équipe formidable, du côté tant des actrices que des techniciens, et parce que c’était pour moi très nouveau tout le temps. Les moments où cela jouait, chantait et dansait étaient très exaltants. En outre, nous tournions en studio et tout devait être très préparé. Mais je n’ai jamais eu le sentiment d’être prisonnier d’une boîte. Le fait d’avoir bien préparé, d’être solides sur nos bases, nous donnait beaucoup de liberté, y compris dans ce qui était chanté et chorégraphié.
J’aspire à faire des choses différentes qui vont mobiliser mon attention différemment.
Vos films sont très différents, notamment les trois derniers, Les Frères Sisters, Les Olympiades (2021) et Emilia Pérez. Y voyez-vous une continuité ?
Honnêtement, non. J’aspire à faire des choses différentes qui vont mobiliser mon attention différemment. Le seul point commun que je vois, c’est le rapport aux comédien·nes.
Un autre point commun ne serait-il pas l’émergence de la douceur sur fond de violence, celle-ci étant de différente nature selon les films ?
C’est possible. Dans mes films, il peut y avoir en effet un certain niveau de violence qui sera contrebalancé par autre chose. Comme si cette violence donnait accès à quelque chose se trouvant derrière. Au cinéma, la violence sert à fixer le niveau de vraisemblance d’un récit. Puisque vous savez que la violence, qu’elle s’incarne dans un acteur ou se manifeste par une bagarre ou des coups de feu, est factice. Cela permet d’établir des niveaux de vraisemblance. Dans Dheepan (2015), cette frontière entre violence et non-violence était physiquement marquée dans l’espace. Il y avait une ligne entre deux blocs d’immeubles qui, si le personnage principal la franchissait, signifiait qu’il entrait dans un autre univers.
Un chef de cartel de narcotrafic souhaite devenir une femme. C’est une idée que vous avez trouvée dans un roman de Boris Razon, Écoute (Stock, 2018). Qu’est-ce qu’il y avait là de particulier qui vous touchait au point de déclencher chez vous de la fiction ?
Je ne sais pas pourquoi cela a eu tant d’écho en moi. J’étais d’ailleurs très étonné que Boris Razon n’ait pas poursuivi plus loin cette idée qui, dans son roman, ne tient que sur quelques pages. C’est peut-être la jonction de deux éléments : la transidentité et le Mexique. Le Mexique est une démocratie malmenée, qui connaît beaucoup de violence, des féminicides, des disparitions. Récemment, le jour où la nouvelle présidente a été élue, il y a eu vingt homicides : des journalistes, des hommes politiques… J’ai fait ce rapprochement avec quelqu’un qui veut changer de sexe, c’est-à-dire quitter stricto sensu le champ du patriarcat – même si Emilia veut récupérer ses enfants.
À partir de cette idée de Razon, j’ai écrit trente pages qui se divisaient en actes. Cela ressemblait à un opéra, avec des personnages archétypaux, sans beaucoup de psychologie. La chronologie était séquencée de manière abrupte, comme des tableaux. Puis nous nous sommes lancés dans des repérages au Mexique, des recherches de décors naturels. Quand, soudain, j’ai décidé que ce serait tout autre chose : on tournerait le film en studio. C’était revenir à l’ADN opératique du projet. Le film a d’ailleurs gardé des signes de l’opéra initial, que je n’ai pas voulu atténuer, au contraire. Emilia Pérez n’est donc certainement pas un film réaliste. Une chose que je remarque avec les années : à la fin, le film que j’ai devant moi est assez fidèle à la première intuition que j’en ai eue.
Le film que j’ai devant moi est assez fidèle à la première intuition que j’en ai eue.
La première impression est la bonne, c’est une idée proustienne…
Oui, et Paul Valéry a écrit : « Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers. » Mais on ne peut pas se le dire a priori. Parce qu’il faut d’abord éprouver la validité du projet pendant un ou deux ans. Mais, à l’arrivée, je ne peux que le constater.
Comment est née en vous l’idée de raconter cette histoire sur le mode de la comédie musicale ? Vous êtes très cinéphile : aviez-vous en tête des films références ?
Premièrement : je ne suis pas un grand connaisseur de la comédie musicale. Deuxièmement : je ne sais pas si c’est un genre que j’aime beaucoup. Les comédies musicales qui m’ont marqué ont très souvent un arrière-fond politique, selon l’adage : si vous vivez une tragédie, chantez et dansez ! Exemples : Cabaret, qui se déroule en Allemagne lors de la montée du nazisme dans les années 1930. Ou Les Parapluies de Cherbourg, au temps de la guerre d’Algérie. On peut voir deux citations lointaines dans Emilia Pérez : le ballet des femmes de ménage peut faire penser à Golden Eighties, de Chantal Akerman ; et la clinique, avec le top shot (« prise de vue d’en haut », N.D.L.R.) tournant rappelle un peu le style de Busby Berkeley.
C’est peut-être cela la cinéphilie : on fait certains choix dans l’écriture, la mise en scène ou la mise en place, en ne songeant à rien d’autre qu’à prendre la meilleure décision et, bien après, on s’aperçoit que ce qu’on a décidé relève d’une réminiscence. Par exemple, au début du film, il y a un plan sur Mexico, et on entend une complainte criée par des ferrailleurs, ce qui est très caractéristique de la ville. J’ai demandé à Camille et à Clément Ducol de faire quelque chose de très strident. En l’occurrence, je savais que cela venait de quelque part, mais je ne me souvenais pas de quoi. Et un jour, cela m’est revenu : c’est le générique des Nains aussi ont commencé petits, de Werner Herzog. Il faut reconnaître que ces réminiscences voyagent de façon très singulière.
Je voulais placer le film dans une sorte de « mexicanité » qui ne soit pas du folklore.
À propos de cette complainte de ramasseurs de ferraille qui résonne dès l’ouverture : est-ce pour vous une manière d’évoquer d’emblée la misère au Mexique, de poser ce contexte ?
Oui, je voulais placer le film dans une sorte de « mexicanité » qui ne soit pas du folklore. Cela rejoint ce qu’on disait plus haut sur l’artificialité ou la stylisation.
Manitas, qui va devenir Emilia, désire changer de sexe et changer de vie, c’est-à-dire faire table rase du passé. Pour lui, c’est la même chose. Qu’en pensez-vous ?
Il y a une part d’illusion. Mais cela souligne aussi le fait que Manitas a beaucoup souffert. Emilia est naïve dans son mouvement de rédemption. Mais cette naïveté est vertueuse.
Le film pose une question essentielle : peut-on se réformer dans la vie ?
Je suis convaincu que c’est possible. Très souvent, dans mes films, il y a cette idée : à combien de vies a-t-on le droit ? Et combien coûtera la prochaine, en abandons, etc. ? Emilia vit exactement cela. « Ma nouvelle vie exige que je me sépare de mes enfants. Mais combien va me coûter cette séparation ? » Elle la refuse. Ce qui a des conséquences. Cette nouvelle vie a un coût. Cela dit, à propos de cette question, « À combien de vies a-t-on le droit », quand je vois Karla Sofía Gascón dans la vraie vie, je me dis que sa transformation est particulièrement réussie. Elle est devenue femme, elle vit avec son épouse et sa fille. Vu de l’extérieur, toutes trois forment un ensemble extrêmement harmonieux et enthousiasmant.
Que pensez-vous des propos de Marion Maréchal et de ses suiveurs d’extrême droite, selon qui le prix d’interprétation féminine, que vos actrices ont reçu à Cannes, avait été décerné à un homme ?
Ces propos viennent d’un vieux monde. Cela relève de la pure méchanceté envers Karla Sofía Gascón et d’un mépris pour ses talents de comédienne. Cette attaque est due à une personne qui n’a en outre pas vu le film. Karla Sofía est une grande comédienne.
En donnant un rôle aussi important à une comédienne transgenre, qui interprète un personnage transgenre, le film participe au changement de perception de ces personnes…
Oui, c’est aussi une des raisons de faire ce film. Mais en ce qui concerne l’ampleur du changement, la réforme des esprits, l’acceptation des choses, je serai prudent. Cela dit, je ne m’attendais pas du tout à ce que les quatre comédiennes obtiennent le prix d’interprétation. C’est un hommage à leur talent, et c’est très intelligent : le prix est allé à une trans, à une Mexicaine, ainsi qu’à une Noire et une Blanche états-uniennes.
À un moment donné, Emilia est en proie aux doutes. Non parce qu’elle est devenue femme, mais parce qu’elle doit dissimuler ce qu’elle était avant. Manitas est censé être mort alors qu’Emilia est vivante, elle est censée ne pas avoir d’enfants alors qu’elle en a deux, etc. Elle finit par dire : « Je suis ce que je sens. » N’est-ce pas une formidable définition de nos identités plurielles, mouvantes et asociales ?
Je crois que c’est une parole de Karla Sofía Gascón que j’ai reprise. Elle dit exactement ça : je suis ce que je sens être dans l’instant présent. C’est profond, abyssal. Et cela rejoint le refus de l’assignation. Ne pas être assigné par l’extérieur et se fier à ce que l’on ressent soi-même. « Je ne suis pas tout à fait un homme, pas tout à fait une femme, je navigue entre les deux, n’est-ce pas vertueux de naviguer entre les deux ? » Quand Karla Sofía m’en parle, je trouve que c’est limpide. Moi qui suis un homme blanc, hétérosexuel et d’un certain âge, cela m’oblige à un travail d’ouverture et de pensée original.
Au Mexique, il existe une hiérarchisation sociale en fonction de la couleur de la peau.
Zoe Saldaña interprète le rôle d’une avocate de peau noire. Elle dit qu’elle ne pourra jamais ouvrir un cabinet. Pourquoi ?
Au Mexique, il y a très peu de Noirs. Pour une raison simple : les Mexicains n’ont pas eu à importer d’esclaves. Les Indiens qui ont survécu au génocide ont servi de main-d’œuvre sur place. Au Mexique, il existe toute une hiérarchisation sociale en fonction de la couleur de la peau. Au bas de l’échelle se trouve l’Indien. Quand on a la peau teintée, on est forcément marginalisé.
Le cinéma raffole des jeunes actrices et les cinéastes aiment « découvrir » des actrices qui n’ont jamais tourné. Ici, vous avez offert de magnifiques rôles à des comédiennes qui ont la quarantaine ou la cinquantaine…
Je fais le même constat que vous sur le cinéma et les emplois féminins. Pour le film, j’ai fait un casting qui a duré longtemps, j’ai vu beaucoup d’actrices trans au Mexique. Mais elles étaient trop jeunes. Elles n’incarnaient pas le personnage. Quand j’ai vu Karla Sofía, il m’est apparu comme une évidence qu’elle était Emilia. Elle a 50 ans, l’âge des autres femmes devait être en harmonie. Cela donne une densité au propos. Elles ont une beauté évidente et sont des femmes d’expérience.