Écoféminisme : de la nature et des femmes
Conceptualisé il y a un demi-siècle, l’écoféminisme gagne en popularité depuis plusieurs années. La réédition de l’essai d’Ariel Salleh promet une lecture estivale stimulante.
dans l’hebdo N° 1820-1824 Acheter ce numéro
Pour une politique écoféministe. Comment réussir la révolution écologique, Ariel Salleh, Le Passager clandestin / Wildproject, 372 pages, 25 euros.
Les collections d’accueil de cette réédition, un quart de siècle après la publication initiale (1997), annoncent la couleur : « Boomerang, un passé qui nous revient en pleine face » pour le Passager clandestin, et « Domaine sauvage, ouvrages fondateurs de la pensée écologiste » pour les éditions Wildproject. Assurément, l’essai d’Ariel Salleh, Pour une politique écoféministe. Comment réussir la révolution écologique, laisse difficilement indifférent.
L’autrice, sociologue australienne née en 1944, est une figure de la pensée écoféministe. Universitaire et militante, elle participe aux débats et aux combats de l’écoféminisme depuis plusieurs décennies, dans la lignée de Françoise d’Eaubonne, qui nomma ce courant dès 1974, dans Le Féminisme ou la mort. Les années 1990, durant lesquelles Ariel Salleh publie son ouvrage, connaissent d’intenses débats au sein tant des réflexions féministes que de la gauche radicale. En participant à la revue Capitalism Nature Socialism dès sa création en 1988, Ariel Salleh tente d’imposer l’écoféminisme dans ces reconfigurations idéologiques post-guerre froide.
Cet ouvrage est traversé par une équation : H/F = N. Les Hommes se distinguent des Femmes, lesquelles sont assimilées à la Nature. Une Nature à laquelle sont également renvoyés les peuples autochtones. Ce paradigme serait au fondement d’une culture patriarcale millénaire, qui procède d’une même volonté et d’un même exercice de domination tant de la nature que des femmes, l’une n’allant pas sans l’autre. Si l’autrice cible tout particulièrement la « culture patriarcale capitaliste eurocentrée », elle n’ignore pas les formes que cette culture a pu prendre en d’autres temps et d’autres lieux, et ne voit dans le capitalisme que la forme la plus récente d’une telle culture patriarcale.
« Fondements libidinaux »
Cette dernière s’expliquerait, selon elle, par des ressorts psychanalytiques : la volonté de produire, de dominer la nature ou encore la construction de la science européenne reposeraient ainsi sur des « fondements libidinaux ».
Soucieuse d’inscrire son analyse dans un matérialisme incarné, Ariel Salleh interroge le voile jeté sur les activités de reproduction, pourtant vitales, mais réalisées par les femmes, la paysannerie du tiers-monde et les peuples autochtones : de la maternité à l’agriculture respectueuse des temporalités naturelles, ces activités sont invisibilisées ou discréditées par une culture du développement faisant la part belle au « progrès », mû par une vision instrumentale du monde et qui ne s’accomplirait que dans le contrôle et l’exploitation de la nature.
L’autrice rappelle l’importance du travail domestique, réalisé principalement par les femmes au bénéfice des hommes, qui disposent ainsi de temps libre. Ces heures ne sont d’ailleurs jamais comptabilisées dans les statistiques économiques, qui ne s’intéressent qu’à la production, alors même que le système économique s’effondrerait sans elles.
Classe méta-industrielle
Pourtant, ces activités de reproduction développent un rapport autre qu’instrumental à la nature, et respectueux des temporalités multiples qui la traversent. À l’aide d’une plume riche en néologismes, Ariel Salleh tente alors de définir une « classe en soi » apte à porter une révolution écologique. Partout dans le monde, des re/Sisters (pour « résister » et « sisters », « les sœurs ») mènent en pratique et dès à présent des luttes écoféministes qui ouvrent autant de perspectives pour la constitution d’une « classe méta-industrielle » agrégeant les femmes, les paysan·nes et les peuples autochtones qui parviennent à vivre en dehors de l’équation H/F = N.
Bien qu’elle parle de « nature » et de « femmes », Ariel Salleh se défend des accusations d’essentialisme en insistant sur l’historicité de ces rapports à la nature. Ce faisant, l’ouvrage donne à voir l’intensité des débats qui ont animé les années 1990 sur tous ces sujets : l’autrice n’hésite pas à s’engager contre les féministes libérales ou socialistes, toutes prêtes à intégrer des institutions pourtant patriarcales.
Alors que ces courants ont développé une grande méfiance à l’égard de tout rapprochement entre femme et nature, Salleh, elle, privilégie au contraire une approche matérialiste qui s’appuie tant sur l’expérience corporelle des femmes que sur les activités qui leur sont socialement attribuées, insistant sur la possibilité d’étendre de telles activités aux hommes. Mais non sans s’opposer également à la grande majorité des marxistes qui restaient enfermés dans une vision anthropocentrée et prométhéenne du monde, héritière de l’époque à laquelle Marx a vécu.
Rien n’oblige cependant à suivre Ariel Salleh sur tous les points. La lecture de Pour une politique écoféministe est d’autant plus intéressante qu’elle permet de mieux saisir les différences d’approche entre courants, quitte à pencher en faveur de ses contradicteurs et contradictrices. Si la sociologue australienne privilégie par exemple la linguiste, philosophe et psychanalyste Luce Iragaray, rien n’empêche de lui préférer Simone de Beauvoir, ou de douter de la portée des arguments psychanalytiques.
Interrogations et limites
Certains propos interrogent également, comme le reconnaît dans sa postface Jeanne Burgart Goutal, philosophe et coautrice du roman graphique ReSisters (1), en ciblant l’insistance d’Ariel Salleh sur la maternité dans la construction du rapport au monde des femmes, de même que ses positions méfiantes, si ce n’est réactionnaires, à l’égard des biotechnologies reproductives (comprendre la contraception et l’avortement, voire la GPA).
ReSisters, Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, éditions Tana, 2021.
Des limites qui transparaissent également dans les contours flous de ce que seraient véritablement une politique écoféministe et sa « démocratie terrestre ». S’il s’agit de développer des rapports à la nature qui soient inspirés de ceux qu’auraient les femmes et les peuples autochtones, encore faudrait-il identifier clairement ces rapports et surtout les situer historiquement et socialement. Par ailleurs, à quoi ressemblerait concrètement ce monde écoféministe ? Serait-ce un monde sans électricité, qualifiée de « technologie destructrice » ? Voire un retour à des sociétés majoritairement paysannes ?
Le pari des deux maisons d’édition est cependant réussi : l’ouvrage interpelle, interroge et fait réagir. Il nourrit le débat en proposant la (re)lecture d’un texte important dans la construction de l’écoféminisme, sans tomber dans les travers de l’idolâtrie au moyen d’une postface riche et nuancée. Et demeure une lecture stimulante face aux excès (très probables) de chaleur estivale dus au dérèglement climatique !