À Châteaubriant, le passé, outil de lutte pour le présent

Le 3 juillet, une marche rurale, sociale et syndicale, organisée par le collectif Réveillons la résistance, a eu lieu dans cette ville marquée par l’histoire. Une première mobilisation pour tisser des solidarités entre campagnes et quartiers populaires, et rappeler les dangers de l’extrême droite.

Vanina Delmas  • 10 juillet 2024
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À Châteaubriant, le passé, outil de lutte pour le présent
© Vanina Delmas

Devant le Théâtre de Verre de la ville de Châteaubriant, des voix inattendues s’élèvent pour crier leur opposition à l’extrême droite qui monte, qui gronde, qui gangrène tous les territoires. Des dizaines de pancartes surgissent : « Le nationalisme est un poison, nous sommes l’antidote », « Tous les quartiers avec nous, barrage citoyen », « Tours et bourgs, même combat ! », « Réveillons la résistance ». À l’avant du tracteur qui ouvre la marche, une palette est soulevée à bout de fourche pour brandir haut une banderole « Pour des campagnes ouvertes et solidaires ».

Châteaubriant lutte RN
(Photos : Vanina Delmas.)

Au premier tour, dans cette vaste circonscription de la Loire-Atlantique, Jean-Claude Raux, député sortant et candidat Nouveau Front populaire-Les Écologistes, est arrivé en tête (34,16 %), devant Julio Pichon pour le Rassemblement national (32,85 %). Le troisième, Alain Hunault (29,18 %), candidat divers droite et maire de la ville, ne s’est pas désisté au second tour (1). Aux élections européennes, le RN a progressé dans tout le département et est arrivé en tête à Châteaubriant.

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L’article a été bouclé avant le second tour des législatives anticipées. Jean-Claude Raux a finalement été réélu à l’issue du second tour, avec 40,06 %, devant le candidat RN (34,53 %).

Dès le 10 juin, une assemblée populaire antifasciste s’est organisée spontanément aux alentours pour réfléchir collectivement et surmonter le choc. Tous décident de former le collectif Réveillons la résistance, qui agrège désormais d’autres citoyen·nes, l’union locale CGT, la Confédération paysanne, l’Amicale de Châteaubriant, qui transmet depuis des décennies la mémoire des fusillés du 22 octobre 1941. C’est justement cette mémoire locale qui est devenue le fil rouge de leur première mobilisation, dans l’espoir de contrer la rengaine du « on n’a jamais essayé l’extrême droite au pouvoir ».

Ici, on sait ce dont est capable l’extrême droite, il est vital de repolitiser le présent.

J. Rousseau

Car tous les Castelbriantais sont attachés au souvenir des 27 prisonniers du camp d’internement de Choisel emmenés dans une carrière pour être exécutés par les nazis. Parmi ces hommes choisis par le gouvernement de Vichy, Émile David, militant communiste originaire de Nantes, Jean-Pierre Timbaud, secrétaire général de la fédération CGT de la métallurgie, ou encore le jeune Guy Môquet. « Ici, on sait ce dont est capable l’extrême droite, il est vital de repolitiser le présent à travers la mémoire locale pour le rappeler à tout le monde, explique Juliette Rousseau, militante féministe et autrice qui vit sur ce territoire. Quand on a grandi ici, on a forcément participé aux commémorations dans la carrière des fusillés. C’est un sentiment très fort, sans dimension partisane particulière, mais qui doit faire sens aujourd’hui. »

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Le matin même, lors d’une distribution de tracts sur le marché, des passants lui ont affirmé sans sourciller qu’aujourd’hui l’idée de résistance est incarnée par les électeurs du RN. Lors des prises de parole, le collectif Réveillons la résistance a tenu à rappeler que Châteaubriant a également connu un crime raciste en 1984, lorsque Frédéric Boulay, militant d’extrême droite, avait tiré au fusil à pompe dans un salon de thé où des ouvriers turcs avaient l’habitude de se retrouver pour jouer aux cartes. Salih Kaynar et Abdullah Yildiz avaient été tués sur le coup.

Des humains, pas des chiffres

Quelques centaines de mètres avant l’arrivée de la marche à la Sablière, la carrière des fusillés, le tracteur s’arrête sur un rond-point. Adeline Orain monte sur la remorque et prend la parole. Fille et petite-fille de paysans, elle-même travaillant à la ferme de La Rousselière, elle partage l’histoire transmise par son grand-père et son grand-oncle, qui ont vu le camp d’internement de Choisel s’installer sur leurs terres en 1940. « L’accès aux champs est bouché par les barbelés en rouleaux. Avec les attelages, il faut traverser le camp avec les prisonniers pour aller labourer et planter des choux », raconte-t-elle, émue.

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Un autre traumatisme de l’histoire locale et nationale, moins connu, est raconté par le père Christophe Sauvé, prêtre de la pastorale des gens du voyage du diocèse de Nantes : celui de l’internement de familles tsiganes au camp de Moisdon-la-Rivière, au sud de Châteaubriant, entre 1940 et 1942. Il rappelle que l’antitsiganisme et les arrêtés municipaux contre les voyageurs n’ont jamais cessé.

« Venez vous battre avec nous pour notre liberté d’être et de rester des enfants, des femmes, des hommes itinérants. Nous avons besoin de vous pour faire connaître notre histoire, sinon ils nous remettront dans les camps ! » clame le prêtre, qui a déjà subi de telles menaces. Un appel à la solidarité « entre Tsiganes, voyageurs, nomades et gadjés sédentaires » qui fait écho à celui lancé par les femmes et les enfants du Kollectif Kuné, arrivé·es du quartier Villejean de Rennes.

Juliette Rousseau, militante féministe et autrice qui vit sur ce territoire, avec Claire. (Photos : Vanina Delmas.)
À gauche, Régine Komokoli, élue au conseil départemental d’Ille-et-Vilaine.
Les femmes du collectif Kuné ont nommé avec ironie leur périple jusqu’à Châteaubriant « le grand déplacement ».

« De Bardella ? Y en a marre ! Et du fascisme ? Y en a marre ! Et du racisme ? Y en a marre ! » crient ces femmes en chœur, déterminées. Pour elles, les résultats des élections européennes ont été difficiles à encaisser. L’angoisse et la peur ont vite surgi dans les messages échangés sur leur groupe WhatsApp. L’envie d’agir aussi et de ne plus être invisibilisées.

Je suis l’exemple que, quand on régularise les gens, ils se mettent au service des Français.

R. Komokoli

« Notre premier réflexe a été de parler aux jeunes pour qu’ils n’entrent pas dans une colère immédiate. Puis l’urgence était de montrer qu’on existe, que nous ne sommes pas que des réserves de voix comme on a pu l’entendre depuis plusieurs semaines, venant de la droite comme de la gauche. Nous sommes des humains, pas que des chiffres », s’indigne Régine Komokoli, élue au conseil départemental d’Ille-et-Vilaine après avoir migré de Centrafrique et connu la vie de sans-papiers en France. « Je suis l’exemple que, quand on régularise les gens, ils se mettent au service des Français. Aujourd’hui, je le dis fort et avec fierté pour montrer que le ‘grand remplacement’ est un fantasme », ajoute-t-elle. Avec ironie, elles ont nommé leur périple jusqu’à Châteaubriant « le grand déplacement ».

(Photos : Vanina Delmas.)

S’indigner ne suffit plus

Ce besoin de recréer du lien sur ces territoires où le sentiment d’abandon prolifère est ressenti par de nombreux·ses habitant·es. Caro a tenu pendant sept ans Le Papier buvard, un café militant, solidaire et culturel à Soulvache, à 15 kilomètres de Châteaubriant, « où ça a voté à 52 % pour le RN ». Elle y organisait des concerts, y recevait des Algériens, des Turcs, et cela créait des rencontres, du dialogue. Elle ne comprend pas comment « des gens de 70 ans qui vivent ici, avec cette mémoire, peuvent voter FN en démystifiant complètement ce parti ». « Il faut resserrer les rangs, reconstituer le tissu solidaire pour faire face à l’insécurité sociale qui va arriver », glisse-t-elle.

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Pour Claire, habitante du coin, la disparition de ce genre de café populaire participe au repli sur soi : « En 2017, on parvenait encore à discuter avec les gens en train de vaciller vers le RN. Aujourd’hui, c’est plus difficile. S’il y avait davantage de lieux solidaires dans les villes et les campagnes, ça pourrait rompre l’isolement et la tentation de passer ses journées devant des chaînes de télé qui qui font la part belle à l’extrême droite ! » Autant de solidarités à retisser sur ce territoire où la pauvreté et les préjugés sévissent, afin de se préparer pour les prochaines années.

Le RN prospère sur cet oubli de l’histoire, sur la désespérance sociale et la peur de l’étranger.

L’après-7 juillet trotte dans tous les esprits, lucides sur le fait que cette échéance électorale inattendue n’est qu’une étape dans la résistance antifasciste qui s’organise. Le Kollectif Kuné songe aux potentielles conséquences pour ses membres, à 90 % issues de l’immigration, africaines ou arabes, et de leurs enfants. Leur groupe Les Clandestines, né pour aider les femmes victimes de violences, est prêt à accueillir et à cacher des sans-papiers, tout comme certaines agricultrices et maraîchères avec qui elles travaillent pour rendre accessible aux familles modestes une alimentation bio. Même combativité chez Adeline Orain. Elle sait qu’elle ne sera pas la première ciblée par un gouvernement RN, mais elle est ferme : « Si on a peur, le rapport de force s’inverse et tout bascule, alors oui, s’il le faut, j’entrerai en résistance. »

Adeline Orain, fille et petite-fille de paysans, travaillant à la ferme de La Rousselière, partage l’histoire transmise par son grand-père et son grand-oncle, qui ont vu le camp d’internement de Choisel s’installer sur leurs terres en 1940. (Photo : Vanina Delmas.)

Arrivée à la Sablière, moment de recueillement. Un temps suspendu, nécessaire pour tisser un peu plus le lien entre passé et présent. Dans son discours, l’Amicale des fusillés tord le cou à cette fameuse dédiabolisation de l’extrême droite et appelle à la mobilisation : « Le RN prospère sur cet oubli de l’histoire, sur la désespérance sociale et la peur de l’étranger. Il est en cela fidèle à sa filiation, qui va du FN, à Ordre nouveau, au GUD, à tous les groupuscules pétainistes et néofascistes qui ont pour idéologie la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme et le rejet de l’autre. S’indigner ne suffit pas. Face aux grands défis, il faut agir, s’engager. Dans l’immédiat, il faut battre l’extrême droite dans les urnes. Demain, continuer de combattre ses idées pied à pied. »

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À la fin de cette marche pleine d’émotions, la foule, main dans la main, prononce un serment : « Nous faisons le serment d’œuvrer collectivement pour des campagnes ouvertes et solidaires, d’agir, par tous les moyens évoqués, pour provoquer le changement nécessaire pour affronter l’extrême droite et ses idées là où nous vivons. »

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