Y aller ou pas ? La gauche unie face au dilemme du pouvoir

En situation de majorité relative, le Nouveau Front populaire pourrait ne pas avoir assez de marge de manœuvre pour appliquer son programme de rupture. Il court le risque d’être disqualifié politiquement mais ne compte pas laisser passer une occasion de gouverner.

Lucas Sarafian  • 17 juillet 2024 libéré
Y aller ou pas ? La gauche unie face au dilemme du pouvoir
Les représentants des forces de gauche membres du Nouveau Front populaire, à Paris, ce 14 juin 2024.
© Maxime Sirvins

Et si tout ça n’était qu’un piège ? Après sa courte victoire au second tour des législatives du 7 juillet, le Nouveau Front populaire (NFP) l’assume : il doit accéder au pouvoir. Dans la nuit qui suit les résultats de ce scrutin, socialistes, communistes, écologistes et insoumis commencent à échafauder des plans pour imaginer la suite. Il y a l’épineuse question du Premier ministre et du casting qui composera un futur gouvernement de gauche. Mais il y a un autre problème. Moins visible mais encore plus délicat. Comment accepter la cohabitation et réussir à gouverner en situation de majorité relative sans transformer le NFP en machine à créer de la déception ?

L’Assemblée nationale est divisée en trois blocs : l’union des gauches (182 députés), le camp présidentiel Ensemble (168) et le Rassemblement national et ses alliés (143). Aucune majorité forte ne se dégage. Et si le Nouveau Front populaire s’imagine au gouvernement, il ne peut pas raisonnablement parler de victoire majoritaire. Devant le Parlement, l’unité des gauches devrait forcément considérer les équilibres politiques. Il semble donc impossible qu’elle soit en capacité de tenir exactement la ligne de son programme.

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De ce fait, si la gauche n’arrive pas à se dégager assez de marge de manœuvre au Parlement, en nouant des accords par exemple, elle risque, une fois au gouvernement, d’être contrainte de revoir sérieusement ses grandes ambitions. Le NFP serait alors pointé du doigt pour avoir trahi ses électeurs puisqu’il ne serait pas arrivé à respecter à la lettre le contrat de législature sur lequel la coalition des gauches a fait campagne.

Avec trois blocs au sein de l’Assemblée nationale, personne ne peut gouverner sans renoncer à rien.

S. Benmouffok

« La gauche est sortie victorieuse, ce qui lui permet d’être en situation de demander à accéder au gouvernement. Mais elle va devoir accepter l’exercice du pouvoir. Et en situation de majorité très relative, avec trois blocs au sein de l’Assemblée nationale, personne ne peut gouverner sans renoncer à rien. Dès que l’on voudra faire adopter des lois, il y aura des compromis, explique Saïd Benmouffok, membre de l’équipe de pilotage de Place publique. Il y a une façon négative de voir les choses : la gauche n’appliquera pas entièrement son programme. Il y a aussi une façon positive : nous entrons dans une nouvelle ère parlementaire et nous pouvons pleinement jouer le jeu démocratique, contrairement à ce qu’a fait de façon irresponsable Emmanuel Macron depuis 2022. Le Parlement européen fonctionne comme ça. Est-ce que ça empêche les groupes d’agir ? Non.»

Mais le régime de la Ve République ne partage pas tout à fait les mêmes logiques que le Parlement européen. Le compromis et la discussion parlementaire ne font pas vraiment partie de la culture politique française. Et l’image de la IVRépublique et ses blocages permanents n’ont pas vraiment bonne presse dans la classe politique. Si le Nouveau Front populaire se noyait dans les concessions et les négociations à la Chambre basse, il pourrait en pâtir dans l’opinion publique. Pari risqué.

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Au sein du Nouveau Front populaire, on imagine une stratégie pour que l’Assemblée nationale ne s’oppose pas aux textes défendus par un potentiel exécutif : miser sur la pression populaire. Comment des députés centristes ou libéraux pourraient-ils barrer la route à des mesures et des textes qui, selon le NFP, ont suscité un soutien massif dans la population ?

« Notre gouvernement devra être cohérent : il devra présenter des projets qui, parce qu’ils rencontrent une adhésion populaire, auront une majorité à l’Assemblée nationale. La réforme des retraites a été adoptée contre l’avis des syndicats, contre l’opinion des ­Français et contre le Parlement. Je ne vois pas un parlementaire expliquer à ses électeurs qu’il se positionne contre l’avis des Français. C’est impossible », estime Cyrielle Chatelain, députée de l’Isère et présidente sortante du groupe écologiste.

Les députés seront imprégnés de l’engagement populaire. Ils pourraient changer de vote sur des propositions majoritaires dans le pays.

R. Cardon

« Les députés seront imprégnés de l’engagement populaire. Ils pourraient changer de vote sur des propositions majoritaires dans le pays. Pendant la séquence des retraites, des députés ont basculé parce que les électeurs de leur circonscription y étaient opposés et leur mettaient une forte pression », abonde Rémi Cardon, sénateur PS de la Somme. « Tout le monde comprend que la situation politique est compliquée. On sait bien qu’il y a des députés qui ont été élus pour faire barrage au Rassemblement national. C’est vrai pour les députés du Nouveau Front populaire mais aussi pour beaucoup de députés de la Macronie. À chaque vote, ils devront penser à qui ils doivent leur victoire », remarque la secrétaire nationale des Écologistes, Marine Tondelier, le 9 juillet sur BFMTV.

Le retour de la bipolarisation

Les insoumis vont plus loin. Pour eux, la solution est simple : l’application pleine et entière du programme de rupture de l’union des gauches. La formule « rien que le programme, mais tout le programme » est martelée par tous les membres de La France insoumise (LFI). D’après eux, c’est la seule voie possible pour faire refluer le vote RN, installer la gauche comme unique alternative à l’extrême droite et, enfin, remporter la prochaine élection présidentielle dans trois ans.

Nouveau front populaire conférence de presse 14 juin 2024
Présentation du Nouveau Front populaire, à Paris, le 14 juin 2024. (Photo : Maxime Sirvins)

Persuadées que l’effritement macroniste réinstalle une bipolarisation du paysage, les troupes mélenchonistes estiment que la ligne qu’ils défendent est leur assurance-vie sur le long terme. Donc il ne faut pas transiger. « L’extrême-droitisation de la société est passée par l’accompagnement à plusieurs niveaux. L’accompagnement politique de la Macronie, comme avec la loi immigration, ou l’accompagnement médiatique avec la lente mais profonde banalisation du RN, expose la députée LFI du Val-de-Marne Clémence Guetté. Il doit donc y avoir une rupture claire et nette que nous devons continuer à affirmer. Nous avons un projet antiraciste, féministe et de justice sociale. C’est un coup d’arrêt à cet accompagnement. »

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Comme toutes les composantes du Nouveau Front populaire, les insoumis ne veulent pas laisser passer leur chance de gouverner. Toutefois, il n’est pas question, pour eux, de s’embarquer dans une coalition gouvernementale ou parlementaire avec le moindre élu macroniste, centriste ou libéral. Ils considèrent que ce genre de combines décevrait l’électorat de gauche et disqualifierait presque automatiquement le NFP pour 2027. Une réflexion qui n’est pas partagée par le reste de l’alliance des gauches, les socialistes étant plus enclins à envisager des accords. Pour un négociateur, « ce qui fait synthèse, c’est notre envie d’accéder au gouvernement. Mais il y a des nuances sur un point : notre rapport à la Chambre basse ». La gauche acceptera-t-elle de céder sur quelques points programmatiques ?

Ce qui fait synthèse, c’est notre envie d’accéder au gouvernement.

Mais un scénario est impossible à ignorer. Si un gouvernement de gauche se fait renverser dès ses premières heures par une motion de censure adoptée à l’Assemblée nationale, il sera accusé de ne pas être en capacité de gouverner. Par voie de conséquence, la gauche serait pointée du doigt pour n’avoir pas su prouver qu’elle était à la hauteur de l’exercice du pouvoir. Là encore, l’union des gauches serait mise en difficulté dans la perspective de 2027. L’équation difficile vire au nœud gordien.

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Certains avancent une idée : l’action. Au gouvernement, la gauche prendrait très rapidement des mesures d’urgence par circulaire ou par décret pour permettre notamment l’augmentation du Smic à 1 600 euros net et le blocage des prix des biens de première nécessité dans l’alimentation, l’énergie et les carburants. Deux promesses qui figurent dans le contrat de législature défendu lors de la campagne des législatives.

Principe de réalité

Cette marge de manœuvre administrative permettrait à la gauche de se construire une crédibilité de gouvernement. Mais cette méthode d’action est très loin d’être viable sur le long terme. Car, dès octobre, le NFP devra s’atteler à la construction d’un budget qui pourrait ne pas être voté, au regard des équilibres à l’Assemblée. De façon générale, si la gauche envisage de défendre n’importe quel projet de loi à la Chambre basse, le gouvernement serait systématiquement mis en difficulté puisque toutes les composantes du NFP refusent d’utiliser le 49.3 – l’abrogation de cet article constitutionnel est un point important du programme.

La réalité, c’est qu’il faut réussir à faire voter des lois. Donc il faut accepter de trouver des chemins au Parlement.

R. Temal

« Dans la situation politique dans laquelle nous sommes, il ne faut pas dire ‘tout le programme et rien que le programme’. Ce n’est pas prendre en compte la réalité du Parlement, avance Rachid Temal, sénateur PS du Val-d’Oise. Au fond, c’est un vieux débat qui traverse la gauche : il y a les envies de ‘grand soir’ mais il y a aussi un principe de réalité. Et la réalité, c’est qu’il faut réussir à faire voter des lois. Donc il faut accepter de trouver des chemins au Parlement. » La gauche serait donc condamnée à faire des compromis et à revoir son programme à la baisse.

L’hypothèse d’une coalition gouvernementale avec des centristes et des forces de droite a été une piste au sein des négociations du NFP. Cette voie aurait permis à la gauche de ne pas être mise en échec trop rapidement par l’Assemblée nationale et, dans le même temps, de ne pas porter seule la responsabilité d’un potentiel fiasco politique. Tout en permettant à quelques mesures – comme la mise en place d’un référendum d’initiative citoyenne, le retour de l’impôt de solidarité sur la fortune, la hausse du Smic et l’abrogation de la réforme des retraites – d’être appliquées dans le pays.

Rassemblement République jeudi 27 juin législatives Nouveau Front populaire
Rassemblement contre l’extrême droite, place de la République, à Paris, le jeudi 27 juin 2024. (Photo : Maxime Sirvins.)

Mais cette idée, notamment défendue par le député socialiste de l’Eure ­Philippe Brun et un temps envisagée par le secrétaire national du Parti communiste, Fabien Roussel, ou le frondeur insoumis de la Somme, François Ruffin, est aujourd’hui mise de côté. Car elle est loin de faire consensus au sein du NFP. « Il ne faut pas laisser le Nouveau Front populaire éclater, affirme un parlementaire socialiste. Deux théories se font face : la centralité de la gauche et l’élargissement du bloc central. Nous voulons continuer d’avancer ensemble. » L’union des gauches doit donc s’entendre sur son plan d’action.

Voie alternative

En tout état de cause, les gauches n’envisagent pas une seule seconde de renoncer au pouvoir. Alors que faire ? Certains députés dessinent une voie alternative. « Il faut qu’on se mobilise autour des propositions de notre programme qui sont majoritaires dans la société, comme le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune, la mise en place d’une taxe sur les superprofits, l’augmentation des salaires, l’abrogation de la réforme des retraites, la diminution du nombre d’élèves par classe… » liste Sophie Taillé-Polian, députée Génération·s du Val-de-Marne.

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« Les discussions doivent partir de la base de notre programme et, ensuite, nous devrons faire confiance à la culture du compromis. Il y a des propositions sur lesquelles les macronistes peuvent difficilement s’opposer, comme les superprofits ou l’augmentation du Smic. On se torture l’esprit avec les manœuvres, mais on peut accepter simplement le débat politique, reprend le socialiste Rémi Cardon. Emmanuel Macron refuse de répondre à la demande de la gauche d’accéder au pouvoir. Mais il a une voie devant lui s’il veut prendre de la hauteur : accepter la cohabitation et nous laisser faire pendant un an, dans le cadre d’un pacte de non-agression par exemple. Et si, dans un an, nous n’obtenons pas de résultats ou si la France est toujours en situation de blocage institutionnel, il aura la possibilité de dissoudre une nouvelle fois. » Peut-être que cette fiction deviendra réalité.

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