Avec les législatives, les patrons publics en roue libre

Les très libérales Rencontres économiques d’Aix-en-Provence se tenaient le week-end dernier, à la veille du second tour des législatives. Retour sur un débat lunaire qui illustre la déconnexion et la radicalisation des élites économiques du pays.

Pierre Jequier-Zalc  • 11 juillet 2024
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Avec les législatives, les patrons publics en roue libre
Le PDG d'Aéroport de Paris (ADP), Augustin de Romanet, aux Rencontres économiques d'Aix-en-Provence, le 6 juillet 2013.
© FRANCK PENNANT / AFP

« L’État doit-il se réinventer ? » Ce samedi 6 juillet, à moins de 24 heures du second tour des élections législatives, cette question a fait l’objet d’une table ronde des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, organisées par le Cercle des économistes – un regroupement d’économistes très libéraux. Autour de la table, trois personnes. L’animateur, Nicolas Doze, est éditorialiste économique à BFM TV et BFM Business. Les deux intervenants sont des grands patrons publics français : Augustin de Romanet dirige le groupe ADP et Nicolas Dufourcq, la BPI. Les deux sont énarques et gagnent 450 000 euros par an.

Si l’État dépense moins, de manière plus efficace, s’il prélève moins, tout ira mieux.

N. Doze

Le décor est planté. Et le suspense ne va pas durer longtemps. À la question posée – l’État doit-il se réinventer, donc – Nicolas Doze y répond dès son propos introductif. « La réponse, elle est connue, la réponse sera oui. Donc nous allons immédiatement rentrer dans les pistes de solutions. » Au moins, ça a le mérite d’être clair. L’animateur, qui n’a pas encore donné la parole à ses intervenants, enchaîne tout de suite. « Si l’État se réinvente, tout ira mieux, tout ira mieux. Si l’État dépense moins, de manière plus efficace, s’il prélève moins, tout ira mieux. »

La discussion n’a même pas commencé que l’animateur se permet même de donner sa solution. Selon lui, cela permettrait « une politique de l’offre qui augmentera de 10 points le taux d’emploi, et nous ferons rentrer d’un coup 130 milliards d’euros de recettes supplémentaires. Et d’un coup d’un seul, l’intégralité des difficultés économiques est réglée (sic). » Ébouriffant.

Pas un mot sur l’extrême droite

Le ton est ainsi tout de suite donné. Avant de – quand même – donner la parole, Nicolas Doze se permet un petit commentaire sur le contexte politique du moment. « Ce débat est hors élections législatives et le paradigme de la gratuité qui l’a accompagné. » Durant la petite demi-heure de débat, pas un seul mot sur l’extrême droite et le danger qu’elle représente. Là aussi, au moins, le message est passé.

Il est temps, désormais, de donner la parole aux deux intervenants, deux puissants patrons publics, hauts fonctionnaires. Apporteront-ils un peu de nuance à ce propos introductif pour le moins – et c’est un euphémisme – unilatéral ? Parole est donnée à Augustin de Romanet de Beaune, PDG d’ADP depuis 2012 : « Depuis 1960, on souffre d’une maladie violente : le keynésianisme. » Pour un autre son de cloche, on repassera. Mais écoutons tout de même la suite. « Tous les ans que Dieu fait, les hommes politiques ont basé leur crédit sur la dépense publique », assure le patron d’ADP pour qui l’État « n’a jamais réussi à se réformer ».

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La « cause racine » de cela ? « L’esprit de responsabilité a disparu », contrairement à ce qu’il se passe « au sein des entreprises privées ou dans les vies personnelles ». Pourquoi selon lui ? Du fait, notamment, de la « disparition des élites locales » avec « la suppression du cumul des mandats ».

Saillies néolibérales

Tuons tout suspens, le troisième intervenant, Nicolas Dufourcq, tiendra tout aussi bien la ligne. Pour lui, la France a deux problèmes principaux. En premier, le système de retraites par répartition. Selon lui, nous serions « drogués aux retraites ». Et c’est notamment ce qui expliquerait le fait – qu’il reconnaît – que les « professeurs sont mal payés ». Le second problème de l’État français, pour le patron de la BPI, est aussi tout trouvé : la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Une instance qui « incarcère un grand nombre de gens dans l’État les empêchant d’aller dans le privé » et vice versa. Une instance qui, pour lui, « va beaucoup trop loin ».

Durant 25 minutes, ces trois intervenants vont ainsi enchaîner les saillies néolibérales d’un autre siècle. Comme si ce n’étaient pas ces politiques qui, depuis les années 1980, avaient fait repartir à la hausse les inégalités partout dans le monde occidental. Mais pour ces grands patrons d’entreprises pourtant publiques, il faudrait encore aller plus loin. Beaucoup plus loin.

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Ainsi, la première thématique de cette table ronde concerne les fonctionnaires. « Est-ce que l’un des points de départ de la réforme de l’État c’est la suppression du statut de fonctionnaire ? », interroge Nicolas Doze qui ne peut s’empêcher de donner son avis : « Je pense que la suppression du statut de fonctionnaire est un des points clés de la réforme de l’État. »

Un des avantages du statut de fonctionnaire, c’est qu’il coûte moins cher.

N. Dufourcq

Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, Nicolas Dufourcq ne va pas acquiescer. Tenez-vous bien, l’argumentaire est formidable. « Non, il ne faut pas faire une fixation là-dessus. Un des avantages du statut de fonctionnaire, c’est qu’il coûte moins cher. Or, on a plus de sous. Si tu supprimes le statut de fonctionnaire tu vas devoir payer beaucoup plus beaucoup de gens. Et on n’a pas les capitaux. » À ce niveau-là, on hésite encore sur la réaction à avoir. Mais pas le temps de réfléchir, Augustin de Romanet embraye : « Ce que dit Nicolas est budgétairement marqué du bon sens. »

Il faut retrouver l’idée de dire que si tu réussis, on te promeut et si tu rates, on te sanctionne.

A. de Romanet

Ouf, ni l’un, ni l’autre ne veut de fait s’attaquer au statut de fonctionnaire. Attendons toutefois que Augustin de Romanet termine son raisonnement. « Non, il ne faut pas supprimer le statut de fonctionnaire à court terme parce que ça coûterait les yeux de la tête, mais, en revanche, déverrouiller toute ces rigidités qui sont un peu liées à ce statut. Par exemple les contractuels sont une très bonne idée ! » Avant de conclure : « Il faut retrouver l’idée de dire que si tu réussis, on te promeut et si tu rates, on te sanctionne. Ça n’existe plus aujourd’hui et c’est la nécrose du système. » Audacieux venant d’une personne issue d’une grande famille bourgeoise, anoblie sous l’Ancien Régime et fils d’avocat.

Aveuglement idéologique

On est déjà à plus de la moitié de cette discussion qui va se terminer comme elle a commencé : par plusieurs propositions ultralibérales – présentées comme « de bon sens ». Notamment la retraite par capitalisation, « une nécessité d’urgence ! » pour Nicolas Dufourcq, ou, pour financer notre modèle social, « la TVA sociale », une mesure vieille comme la droite et particulièrement inégalitaire. Augustin de Romanet conclut même sur la question du modèle social, en affirmant que « pour un certain nombre de dépenses il va falloir revenir à l’assurance individuelle ».

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Bref, en moins d’une demi-heure, tous les poncifs d’une économie ultraorthodoxe s’enchaînent, sans aucun contrepoint critique. À la veille des élections législatives, où le patronat s’est fait remarquer par son silence assourdissant face au risque de l’extrême droite, ces discours montrent la déconnexion de ces élites économiques. En effet, a contrario du discours introductif de Nicolas Doze qui assure que la politique de l’offre « sauvera le pays », celle-ci n’a fait que plonger le pays dans la crise depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir.

Hausse des inégalités, déficit public exceptionnel, casse des services publics. Autant de maux qui ont permis à l’extrême-droite de prospérer. Mais peu importe pour ces patrons radicalisés qui préfèrent continuer, tête baissée, dans leur aveuglement idéologique.

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